Critique: Misère au Borinage (Storck et Ivens)

Cinéma wallon

Misère au Borinage est le film fondateur du cinéma wallon. Peu importe ici qu'il ait été l'oeuvre d'un Ostendais (Storck) et d'un Hollandais (Ivens) (*). Robert Stallaerts a écrit à propos de Storck "Bien que Flamand, il est le père du cinéma wallon." (**) On notera aussi dans les "Références" ci-dessous, les arguments qui fondent assez largement cette thèse, notamment Philip Mosley qui relie les grèves de 1932 à la catastrophe de Marcinelle en 1956 et à la grève générale de 1960-1961 en liant ainsi le cinéma wallon à l'histoire de la Wallonie.

C'est dans cette oeuvre que s'ancre notre cinéma.

Le caractère apparemment "dogmatique" et "outrancier" de ces images ne fait que renvoyer à une situation qui fut longtemps celle du prolétariat du sillon industriel et qui ne commença réellement à s'améliorer qu'après la guerre, soit au moment même où commençait le déclin wallon. Il est assez surprenant que certains ouvriers du Borinage pouvaient tenter d'améliorer leur sort en allant arracher les betteraves, sorte de deuxième métier en saison...

Ces images reflètent donc une réalité parfaitement impitoyable, à la limite de la pure et simple barbarie humaine et cela à une époque dont ne nous sépare qu'à peine un demi-siècle (si l'on prend en compte qu'elle n'a changé - si peu! - qu'après la Deuxième Guerre).

Elles n'ont donc rien d'outrancier.

Le scénario du film est basé sur une enquête très fouillée et indépendante du Secours Ouvrier International. Selon cette étude, le salaire du mineur le mieux payé était de 60,41 F en novembre 1930. A peine deux ans plus tard, en février 1932, ce salaire fut réduit à 48,78 F et quatre mois plus tard à 43,76 F (***) . Les scènes de ce film ont été en grande partie tournée à Bray où existait une cité ouvrière de 330 maisons. Ces maisons, dont la plupart avaient leurs caves inondées, étaient des maisons dont seules quelques pièces pouvaient être occupées, étant froides et humides par suite de l'eau stagnante. Les mineurs ne pouvaient pas vraiment les chauffer ne pouvant pas se procurer le charbon qu'ils extrayaient, mais seulement des déchets de charbon ou du "schlam" (terrouille en wallon), boue décantée provenant du lavage du charbon, matériau mauvais combustible ne brûlant que mélangé au bois...

Lorsque la grève désespérée éclata dans le charbonnage proche du Levant de Mons, le 6 juillet 1932.

Ces maisons appartenaient à la Société nationale des maisons à bon marché qui les louait en bloc au charbonnage, lequel les sous-louait aux mineurs, 888 F par mois, soit la moitié du salaire de l'ouvrier le mieux payé (en 1930), et beaucoup plus que la moitié en 1932 (pratiquement 70% du salaire). Le charbonnage, durant la grève, coupa l'eau courante de ces habitations, leurs occupants ne pouvant plus s'approvisionner que dans des citernes à ciel ouvert ou... dans leurs caves. Quand un ouvrier ne pouvait payer son loyer il était expulsé. En 1933, année de l'enquête du Secours ouvrier international, 148 maisons de cette cité ouvrière avaient été vidées de leurs occupants. La grève débuta le 6 juillet 1932 et ne se termina que le 4 septembre. Très peu d'habitants de la Cité de Bray retrouvèrent du travail (****).

On comprend que les images de ce film soient dures... Le film que nous voyons sur cette page est sorti en 1933. Il y eut d'autres versions ultérieurement, notamment des versions sonorisées, l'utilisation des épreuves de tournage etc.

taper sur Google : https://www.youtube.com/watch?v=w3F3gJAIzIE

Références

1) "It is one of the most important references in the documentary genre." [ Misère au Borinage (en anglais et chinois) ] Josette Debacker, Revue belge du cinéma, août 1979. Voir aussi Une encyclopédie des cinémas de Belgique (Guy Jungblut, Patrick Leboutte, Yellow now, Liège, 1990)

"C'est une des plus importantes références du film documentaire."

2) "The stridency of the work is exemplified by a short film Ivens made with Belgian cinema club leader Henri Storck (1933) portraiting the cruelty plunged into poverty as result of a classic capitalist crisis of over production." ( Patricia Aufderheide, Documentary film: a very short introduction, Oxford University Press, 2007, p.79).

"La force de cette oeuvre [d'Ivens] trouve son llustration dans un film de court-métrage réalisé avec le président belge des cinés-clubs, Henri Storck, Borinage (1933), décrivant la chute terrible dans la misère résultant d'une crise économique classique de surproduction."

3) "Matters worsened in 1956 with the Marcinelle disaster, whose victims included many immigrants, and then with release of initial closure plans for Walloon mines. In scene reminiscent of Storck's Borinage film of 1933, social unrest in the area near Mons escalated into general strike of 1960 and 1961." (Philip Mosley Split Screen: Belgian Cinema and cultural Identity, Suny Press, New-York, 2001,p. 81.)

"Les choses s'aggravèrent en 1956 avec la catastrophe de Marcinelle, avec parmi les victimes de nombreux travailleurs immigrés, et ensuite avec la mise en oeuvre des plans de fermeture des mines wallonnes. Dans des scènes qui rappellent le film de Storck Borinage, l'agitation sociale dans la région du Borinage s'amplifia avec la grève générale de 1960-1961."

4) "In making Misère au Borinage (1934), in collaboration with Belgian filmmaker Henri Storck (...) about a massive coal-mine strike in the Borinage region of Belgium, Ivens came to realize that capturing 'life unawares" was not enough: one also had to guard against the artistic norms that might color a filmaker's perspective and diminish his political voice. As Ivens notes in his book, The Camera and I: "When the clean-cut shadow of the barracks window fell on the dirty rags and dishes of a table the plesant effect of the shadow actually destroyed the effect of dirtiness we wanted, so we broke the edges of the shadow. Our aim was to prevent agreeable photographic effects distracting the audience from the unpleasant truths we were showing... There have also been cases in the history of documentary when photograhers became so fascinated by dirt that the result was the dirt looked interesting and strange, not something repellent to the cinema audience." (Bill Nichols, Introduction to Documentary, Indiana University Press, 2001, p. 149.

"En faisant Misère au Borinage (1934), avec un réalisateur belge Henri Storck (...), un film sur une grève massive dans les charbonnages de la région du Borinage en Belgique, Ivens en vint à réaliser que le fait de filmer la vie à l'improviste, ce n'était pas assez: on doit aussi prendre garde aux clichés esthétiques qui pourraient colorer la perspective du réalisateur et diminuer la force de ce qu'il veut politiquement dire. Comme Ivens le note dans son livre, The Camera and I, "Quand il arriva que l'ombre portée de la fenêtre du baraquement s'étende sur les vêtements et la vaisselle sales, le joli effet de l'ombre détruisait l'impression de misère que nous voulions produire, de sorte que nous défîmes cette ombre. Nous voulions prémunir le spectateur de cet effet photographiquement esthétique qui l'aurait distrait des vérités désagréables que nous étions en train de montrer... Il y a eu ainsi des cas dans l'histoire du documentaire où les photographes devenaient si fascinés par le sale que la conséquence en était que le sale semblait intéressant et étrange, mais pas quelque chose produisant un sentiment de répulsion chez le spectateur."

5) Cris et images du Borinage n° spécial de la revue Wallons-Nous? n° 3 octobre 1981.

6) "Le cinéma wallon est-il une illusion ou une réalité? Tout dépend de la définition qu'on veut lui donner. S'agit-il d'un cinéma de Wallonie, ou d'une identité proprement wallonne, traduite au cinéma? Il ne nous viendrait pas à l'esprit de déterminer qui a une identité , et qui n'en a pas. Il y a, c'est certain, toute une série de caractéristiques propres à la Wallonie (un déclin industriel, un même horizon politique)... et ces éléments peuvent donc se retrouver dans les films. Mais ce qui nous paraît dangereux, c'est la volonté politique d'affirmer cette identité. L'identité wallonne a droit à son expression, mais ne devrait pas se revendiquer comme référence culturelle exclusive. Nous nous retrouverions, sinon, dans un processus assez semblable à ce qui s'est passé en Flandre. Nous voulons parler ici des aides régionales, qui vont se mettre en place en Wallonie, et qui peuvent donnerla pire comme la meilleure des orientations. Le fait, par exemple, de limiter ces aides aux seuls producteurs wallons (et non pas des productions bruxelloises, flamandes ou étrangères, qui viendraient tourner en Wallonie)... dénoterait une exclusion politique..." (Jacques Sojcher La kermesse héroïque du cinéma belge, Tome III 1988-1996 L'Harmattan, Paris, 1999, p. 198.). Jacques Sojcher laisse bien percer son inquiétude à propos de ce qu'il appréhende dans la formulation d'un cinéma wallon et évoque le fait que Robert Collignon, lors d'une vision de La Promesse des frères Dardenne, aurait déclaré que ce film "faisait honte à la Wallonie" (et nous connaissons, ici, à la revue TOUDI, que ce sentiment existe bien chez R.Collignon qui n'a peut-être pas assez réfléchi aux rapports entre culture et politique, qui ne sont pas nécessairement à concevoir comme un asservissement de l'une à l'autre ou d'une instrumentatlisation de l'une par l'autre).

Notes

(*) Cette thèse est défendue notamment par François André dans Cinéma wallon et réalité particulière in TOUDI, n° 42-43, Une Wallonie en avance sur son image. Voyez : Cinéma wallon et réalité particulière

(**) "Although a Fleming, he is the father of the Wallooon cinema" (Robert Stallaerts dans Historical dictionary of Belgium, Scarecrow Press, 199,p. 191.).

(***) Enquête par le Secours Ouvrier International citée dans Wallons-Nous? n° 3, octobre 1981, pp. 21-26

(****) Renseignements puisés dans Wallons-Nous? n° 3 octobre 1981.