Critique : Un autre Pays [Conclusions] (Marnix Beyen & Philippe Destatte)
[Pour lire les deux premières parties du compte rendu, voyez les liens ci-dessous, juste avant les notes de bas de page.]
S'appuyant sur la formule d'Anderson selon laquelle les communautés imaginées que sont les nations permettent de développer le sentiment « de partager des affinités avec des gens que l'on n'a jamais rencontrés » (p.383), les deux auteurs de Un autre Pays, estiment que si, avec des nuances à faire, les médias contemporains peuvent renforcer ce sentiment, il n'en va pas de même pour la Belgique.
L'identité belge continue à s'affaiblir
Cela même si l'on constate un renforcement de l'identité belge en Wallonie et à Bruxelles parce que ce renforcement, en fait, paradoxalement, et parce qu'il est une réaction à une Flandre qui abandonne la Belgique, « semble paradoxalement accentuer l'affaiblissement de la Belgique qui s'est manifesté au cours des dernières décennies » (p.384). Selon Destatte et Beyen , les médias contribuent à l'affaiblissement du sentiment belge dans la mesure où ils ouvrent à un monde plus large, n'aident pas les projets identitaires wallons et flamands mais néanmoins « contribuent à l'épanouissement de ces nouvelles nationalités [flamande, wallonne, bruxelloise, note de JF], asphyxiant ansi la nation belge entre un internationalisme apatride et la construction de nouvelles patries plus petites. » (p.384). De plus la Belgique n'est plus une puissance coloniale et la mémoire de cette ancienne réalité divise les mémoires collectives de Wallonie et de Flandre au point de provoquer une autre attitude face au Congo au Nord et au Sud du pays (p. 385). Pour M.Beyen et Ph. Destatte, citant Marc Reynebau, l'émotion autour de la mort de Baudouin Ier n'était qu'une manière de cultiver le sens du « nous » en train de s'évaporer 1.
Des mémoires collectives distinctes
Outre cela, Flandre et Wallonie ont de quoi se nourrir aujourd'hui d'une histoire distincte, comprenant côté flamand les souvenirs des deux guerres et côté wallon, les souvenirs en tout cas de la deuxième guerre mondiale, « mémoire axée sur les indices et les hypothèses d'une défection de régiments flamands pendant la Campagne des Dix-Huit jours, sur le maintien en stalags de 65.000 prisonniers de guerre wallons alors que leurs « frères » flamands étaient libérés par Hitler, l'expérience de la résistance et la présentation de la collaboration comme un phénomène quasi entièrement flamand. » (pp. 386-387) 2 Certes, les stéréotypes fondés sur ces faits avérés s'émoussent : la Flandre déconstruit son histoire et la fait passer par le filtre de la critique et l'autocritique tandis que la Wallonie ne s'estime plus autant qu'avant unanimement résistante, mais le fait demeure, en ce qui la concerne, que les collaborateurs wallons ont été toujours extrêmement isolés. 3 Pour les auteurs la mémoire de la Deuxième Guerre se focalise de plus en plus sur le judéocide, même si, y compris sur ce thème il peut y avoir deux manières différentes de commémorer les faits (p.388). Il existe aussi un affaiblissement de l'identité belge autour de la Sécurité sociale, dans la mesure où elle est mise en cause par les élites au nom de son efficacité et dans la mesure aussi où la Flandre a une approche plus néolibérale de cette question que les politiques wallons, même MR. (p.389). Les auteurs estiment également qu'une certaine ardeur du sentiment belge chez les nouveaux Belges que sont les personnes d'origine étrangère ne peut pas servir l'identité belge dans la mesure où cette ardeur prend des formes très très diverses selon ces personnes et les régions. (p.390).
Les complexités de l'identification à la langue: Flamands régionalistes et Wallons/Bruxellois communautaristes (ou l'inverse)
Vient ensuite une discussion sur les problèmes de l'identification à la langue : l'hésitation en Flandre sur la façon de la nommer, le fait de se référer dans des organes où la langue est primordiale plutôt à la Flandre qu'au néerlandais, le fait que la séparation (selon la langue), entre matières personnalisables et matières économiques mène à une mauvaise gestion des deux domaines. Les contradictions sont grandes tant du côté flamand que wallon : « la décision d'intégrer le Conseil de la Communauté néerlandaise [premier nom de ce Conseil, note de JF], dans le Conseil flamand implique la reconnaissance , du côté flamand, de la supériorité de la logique régionale sur une logique communautaire. Ceci peut surprendre puisque la ntion de « communauté culturelle » a été introduite dans le discours politique belge par le mouvement flamand, qui se développe originellement autour d'une logique communautaire. L'ironie est encore plus grande si on comprend que le mouvement wallon, qui a toujours affiché son régionalisme, n'arrive pas d'une manière comparable à "domestiquer" les tendances communautaires très fortes au sein des francophones bruxellois. Il est symptomatique à cet égard qu'à côté d'une VRT une RTW (Radio et Télévision wallonne), n'ait pas encore vu le jour. Pour ajouter à la confusion des langues, ces mêmes francophones qui entretiennent la logique communautaire sont les défenseurs les plus assidus d'une région bruxelloise à part entière, sans qu'ils veuillent pour autant se détacher de la Communauté française de Belgique. » (p.392) Rappelant (banalement), que la situation bruxelloise empêche un divorce à la tchécoslovaque, les auteurs notent que les langues portent aussi les contradictions entre fédéralistes et minimalistes côté flamand dans l'entre-deux-guerres ou, côté wallon, les contradictions entre rattachistes, autonomistes et simples défenseurs de la Belgique francophone.
La complexité belge ennemie de la démocratie
Il en résulte que la Belgique est plutôt que la rencontre entre plusieurs récits de soi destinés à s'ajuster, la rencontre d'une multitude de récits qui s'entrecroisent et dont chacun doit être satisfait : « Le résultat de cet exercice est d'une complexité stupéfiante, qui surpasse le niveau de compréhension politique, non seulement du Belge moyen mais même des élites politiques et culturelles du pays. » (p.393). M.Beyen et Ph. Destatte évoque l'éloge de cette complexité faite à l'étranger (par Jean Gandois notamment), la satisfaction d'une élite flamande antinationaliste qu'il en soit ainsi, le fait que, effectivement, cette complexité empêche le nationalisme qui suppose un discours plus clair. Le problème pour eux, c'est que cette complexité de la question nationale belge, combinée à la gravité des crises économiques empêche peut-être le nationalisme, mais « la complexité belge promeut moins des solutions pacifiques qu'elle n'agrandit le déficit démocratique » (p.395) Et ils notent que « Dans les différents plaidoyers qui se sont fait entendre au cours des dernières années pour un fédéralisme à trois ou quatre régions résonne implicitement aussi un appel à la simplicité. » (p.395). M.Beyen et Ph.Destatte notent que ces plaidoyers ne viennent pas des nationalistes flamands les plus durs ni du FDF « mais de gens modérés qui veulent même renforcer le niveau fédéral ». (p.395).
La complexité belge condamne peut-être radicalement la Belgique dans la mesure où elle ne peut plus être le lieu d'une vraie démocratie. D'autre part, tout au long de leur ouvrage, les deux auteurs ne font jamais allusion au confédéralisme déjà si profondément à l'œuvre dans la complexité belge. Non le confédéralisme comme projet, mais ce confédéralisme déjà puissamment à l'œuvre dans les relations entre les trois Régions comme le répète souvent Vincent de Correbyter 4 , peut-être même d'ailleurs avant que l'on n'ait commencer à réformer l'Etat 5. Or on ne peut plus mettre en question le fait que les trois grands pôles de la Belgique sont Bruxelles, la Flandre et la Wallonie avec, même si c'est à un niveau plus modeste, le quatrième : la Communauté germanophone. Or si le fédéralisme peut encore être discuté (à deux, à trois, à quatre, plus éventuellement...), une union confédérale ne peut pas s'imaginer autrement qu'en faisant droit à ces quatre composantes et aux frontières sûres que me semble légitimement exiger le mouvement flamand ainsi qu'au maintien des relations entre les « Belges » dont certains belgicains souhaitent le maintien peu importe la structure politique de l'Etat. En revanche, vouloir à tout prix refaire la Belgique étatique, vouloir élargir Bruxelles, tout ce livre, si difficile à écrire, mais qui l'a quand même été en n'évitant jamais les sujets difficiles, par un Flamand et un Wallon, prouve que ce n'est pas une bonne idée. 6
Voir les parties I et II du compte rendu Critique : Un autre Pays (I) (Marnix Beyen & Philippe Destatte) et Critique : Un autre Pays (II) (Marnix Beyen & Philippe Destatte)
Voir aussi une nouvelle parution des deux auteurs Critique : La Belgique va-t-elle disparaître? (M.Beyen et Ph. Destatte) (ajout de ce 24/4/2011)
- 1. Marc Reynebau, Een geschiedenis van België, Tielt, Lannoo, 2003, p. 378.
- 2. On peut citer à cet égard Régiments flamands et wallons en mai 1940, ou encore la préface de Rudi Van Doorslaere au livre de Chantal Kesteloot Bruxelles sous l'occupation, Luc Pire, Bruxelles, 2009, p. 7 qui écrit qu'à partir de 1943 » la collaboration entre les partis amis de l'Ordre nouveau et l'occupant est devenue plus radicale, isolant de plus en plus leurs membres du reste de la population. Il est cependant à noter que cet isolement était nettement moins marqué dans les grandes villes du nord du pays où la collaboration se nourrissait de l'idéologie nationale flamande. »
- 3. Les auteurs citent ici M.Conway, Degrelle, les années de collaboration, Quorum 1994, réédité ensuite par Racine en 2005.
- 4. « La Belgique est (...) incontestablement, une fédération : il n'y a aucun doute (...) Cela étant, la fédération belge possède d'ores et déjà des traits confédéraux qui en font un pays atypique, et qui encouragent apparemment certains responsables à réfléchir à des accommodements supplémentaires dans un cadre qui resterait, vaille que vaille, national.» in Vincent de Coorebyter La Belgique (con)fédérale. in Le Soir 24 juin 2008.
- 5. Dans le chapitre V du livre Le citoyen déclassé, on peut lire à propos de la question royale en juillet 1950 : « Le gouvernement Eyskens démissionnera après la Consultation populaire de 50 - positive pour le roi en Flandre, négative en Wallonie, mais positive pour l'ensemble de la Belgique vu la majorité démographique de la Flandre. Aux élections législatives de juin 50, le PSC conquit une majorité absolue (pour le pays, non en Wallonie), qu'il n'avait plus obtenue depuis 1912, ce qui permit de croire que Léopold III pouvait revenir. C'est le 26 janvier 1950, quand Rey harangue les députés, que la Belgique s'est défaite. Rey admet le principe d'un "droit de veto" de la Wallonie - donc d'une composante de l'Etat. Lui et les socialistes étaient en effet convaincus que la Consultation Populaire donnerait un résultat négatif pour Léopold III en Wallonie. L'idée que ce non serait suffisant pour empêcher Léopold III de régner à nouveau, c'est cela le confédéralisme. Dans les Etats fédéraux, il n'est pas question d'un droit de veto d'un seul Etat fédéré: en Suisse par exemple, quand une majorité de citoyens suisses disent "oui" à une question référendaire mais qu'une majorité de cantons disent non, la loi est rejetée, non pas par une seule composante mais par la majorité des Etats fédérés (dont le total des ressortissants peuvent être minoritaires). Le jour du discours de Jean Rey, la Belgique s'est défaite car Jean Rey n'exprimait pas seulement une conviction de la classe politique. Le 11 mars, la Wallonie dit bien « non » et la Flandre « oui » à Léopold III. Mais celui-ci, ne tenant pas compte de ce qu'il appelait « la minorité », revint au pays le 22 juillet 1950. Aussitôt, la Wallonie, n'écoutant que sa conviction d'avoir dit « non », se dressa en une formidable insurrection, sans aucun véritable mot d'ordre de quiconque, syndicat ou parti politique, mais par l'effet de l'instinct qu'un peuple ne peut s'en laisser imposer par un autre, instinct de cette « lutte à mort » qui annonce le droit. »
- 6. C'est tout à fait important qu'un penseur aussi profond de la réconciliation comme Jean-Marc Ferry ait toujours hésité de tirer les conclusions de sa propre philosophie en ce qui concerne la Belgique par respect de ce qu'il pense qu'elle est toujours et qu'elle n'est cependant plus si même elle l'a jamais été. Voyez dans Jean-Marc Ferry l'identité postnationale et les objections d'intellectuels wallons, le dernier paragraphe intitulé Le débat...