Le déni de la violence dans l'anthropologie de René Girard
[Commentaire de la photo ci-dessus : Thomas Ship et Abram Smith furent lynchés à Marion en Indiana (USA), le 7 août 1930. Ils avaient été arrêtés pour le vol et le meurtre d'un ouvrier blanc et le viol de sa petite amie. Une foule immense pénétra dans leur prison, les passa à tabac et les pendit. Les policiers présents dans la foule collaborèrent au lynchage. Une troisième personne, James Cameron, âgé de 16 ans, qui proclamait qu'il n'avait rien à voir avec le meurtre et le viol, échappa au lynchage grâce à l'intervention d'une personne non identifiée. Un photographe, Lauwrence Beitler, prit une photo des deux corps pendus à un arbre entourés de nombreux badauds; cette photo fut vendue à des milliers d'exemplaires. Ce qui fait la particularité de ce lynchage, c'est qu'il est le dernier lynchage attesté dans les Etats du Nord aux USA. La multiplication de ces photos grippa le mécanisme de ces lynchages. 1 En soi, ceci constitue, comme on va le voir à la fois l'exemplification parfaite de la théorie girardienne du lynchage comme fondement de toutes les sociétés humaines. De même que de sa dénonciation claire - dont la théorie même de Girard se veut la concrétisation sur le plan théorique - mais aussi pratique, car la théorie c'est, en un sens, voir et comprendre. Ici la dénonciation a été opérée par la photo comme le propose non sans raisons (à notre sens), le simple site "Chez Thierry" qui écrit : Cette célèbre photo, prise en 1930, montre de jeunes hommes noirs accusés du viol d’une femme blanche et du meurtre de son petit ami, pendus par une foule de 10.000 blancs. La foule les a emmenés de force de la prison du Comté. Un autre homme noir, oublié par la foule, fut sauvé du lynchage. Bien qu’à l’époque les photos de lynchage soient censées booster la suprématie blanche, les corps torturés et les foules grotesquement heureuses finirent par révolter l’opinion. 2]
Le déni de la violence dans l'anthroplogie de René Girard
La nécessité se fait sentir aussi de définir ce qu'est la religion. Selon Camille Tarot dans La symbolique et le sacré (La Découverte, Paris, 2008) , un homme aurait vu clair dans ce que, d'un point de vue purement sociologique elle signifie, Emile Durkheim (1858-1917). À travers la religion, c'est à la société, composée d'individus qui, « en s'unissant, forment un être psychique d'une espèce nouvelle qui, par conséquent, a sa manière propre d'agir et de penser » , que l'être humain voue un culte. En d'autres termes, le divin c'est « la société transfigurée et pensée symboliquement » selon Durkheim. Cela veut dire que le Dieu qu'adorent les hommes n'est rien d'autre que la société imagée, symbolisée, unifiée, à travers la figure du divin. Le dieu tant adoré par les hommes n'est rien d'autre que la société. Ces représentations imaginaires ne font que traduire en l'homme le besoin de se sentir appartenir à un groupe unifié socialement. Pour aboutir à cette idée, Durkheim part du principe que la société a besoin de croyances communes, sauf à courir le risque de l'anomie (absence de règles collectives qui conduit à la désagrégation sociale). (Blog d'Eric Chevet Citations de « Les formes élémentaires de la vie religieuse », Paris, 1912)Schéma tiré d'une carte publiée dans Le suicide d'E.Durkheim (1897) observant des Länder du Ier Reich allemand.
Wurtemberg 170 suicides par an et par million d'habitant
Bavière 60 suicides par an par an et/million d'habitants
L'idée à retenir est qu'en chaque « point » d'une société, la caractéristique dominante de celle-ci se fait sentir. Dès que la frontière Bavière Souabe/Wurtemberg est franchie, le taux « descend » de 170 à 60. Tout se passe comme si le Wurtemberg (comme société transcendant ses individus), « demandait » (à la façon d'un Dieu ou des dieux) le taux 170 suicides à ses habitants et la Bavière 60. Cela se confirme dans des observations de Durkheim dans d'importants bourgs du Wurtemberg voisins de bourgs bavarois. Au sein de ces bourgs que la frontière sépare à peine, le taux bavarois ou wurtembergeois est identique à celui de leur land respectif.
Les convictions personnelles de Durkheim sont celles d'un athée. Or, toujours selon Tarot, les perspectives de Durkheim se sont considérablement enrichies à travers l'œuvre de René Girard (né en 1923), qui, lui-même ne cache pas ses convictions catholiques, mais dont les perspectives philosophiques et sociologiques peuvent s'envisager à certains égards également indépendamment de sa foi religieuse.
Trois grandes idées
A l'origine de la pensée Girard il y a trois grandes idées ou trois grandes hypothèses en matière d'anthropologie philosophique : A) l'homme est par excellence un animal qui imite, c'est ce qui fait sa spécificité (il reprend Aristote sur ce point) B) les désirs humains (non les besoins), vont toujours du sujet A à l'objet B (pouvoir, sexualité...), en fonction d'un sujet C qui désirant B nous incite également à désirer B C) la rivalité mimétique : l'imitation chez l'homme entraînant celui-ci à désirer ce qu'un autre désire, la rivalité entre l'autre et lui, au départ d'une rivalité à propos de l'objet, se transforme en lutte des deux sujets, l'objet du désir étant oublié. (Une découverte scientifique confirme les intuitions de Girard, l'existence de neurones miroirs dans le cerveau humain, reproduisant chez l'auteur du geste, le geste lui-même et chez les témoins, même enfants en bas âge, à la fois la matérialité du geste mais aussi son intention, parfois voilée ; confirmations empiriques de ce dernier point : mis en présence de jouets parfaitement identiques les uns aux autres, des enfants, bien moins nombreux que le total des jouets, sont conduits à se disputer pour un seul jouet).
Chez les animaux
Chez les animaux, existe aussi la rivalité mimétique. Par exemple pour le pouvoir au sein de la horde. Le mâle qui l'emporte possède une supériorité physique intrinsèque qui entraîne que sa domination n'est plus remise en cause (dominance patterns) après la lutte qui n'entraîne pas la mort, du moins entre les animaux d'une même espèce.
Chez les hominidés
Les hominidés représentent le stade ultime avant l'humanité (et en ont plusieurs caractéristiques physiques : longue inhabileté des petits à se mouvoir, fort développement du cerveau qui n'est pas entièrement soudé à la naissance). Le développement du cerveau est tel que la capacité d'imiter est infiniment supérieure. Dans la lutte pour le pouvoir, la possession des femmes (etc), du fait de l'emploi d'autres moyens de combat que son propre corps (armes, ruse etc.), du fait de la puissance décuplée de l'imitation, la rivalité engendrée par les désirs d'un même objet va jusqu'à la mort de l'adversaire. Girard fait l'hypothèse que les premiers groupes d'hominidés se sont livrés à une lutte de chacun contre chacun aboutissant dans bien des cas à l'extinction du groupe. Seuls certains groupes survivent. Il semble bien que c'est parce que la violence de chacun contre chacun se polarise à un moment vers une seule victime qui est tuée, ramenant, temporairement, la paix entre les combattants et permettant la survie du groupe. Cette victime est ce que Girard appelle la « victime émissaire ». Elle est supposée être à l'origine des dissensions (ce que confirme la paix ramenée par sa mort). Elle est sélectionnée en fonction d'un trait (physique, comme un handicap, la couleur de la peau), qui la voue à la polarisation de violence du groupe contre un seul et qui par ce meurtre s'expulse elle-même.
L'hypothèse du meurtre originel
Cette hypothèse d'un meurtre fondateur repose sur la quasi totalité des mythes de fondation qui, tout en la maquillant, incluent tous la scène qu'on vient de décrire plus haut, soit un lynchage : lapidation, foule poussant une victime à se jeter dans le vide en l'encerclant en haut d'un escarpement etc. Elle se vérifie aussi par notre expérience quotidienne contemporaine : tous les groupes humains cherchent et trouvent leur « bouc émissaire » en vue de se conforter. La différence entre notre époque et les primitifs, c'est que, sous l'influence des remises en cause (notamment des écritures judéo-chrétiennes, mais aussi d'autres traditions), du mécanisme de la victime émissaire, nous sommes devenus conscients du fait que cette victime n'est pas réellement coupable. L'expression « bouc émissaire » naît dans les langues modernes vers 1700. Cette naissance est l'accomplissement des critiques du mécanisme victimaire, notamment après que celui-ci ait occasionné ses dernières victimes (persécution des juifs, chasse aux sorcières, dernière concrétisation de la victime émissaire abandonnée au cours du 17e siècle). La seule dénonciation de la violence primitive selon Girard provient du christianisme (ce que des commentateurs contestent). Les tragiques grecs ont tenté, mais en vain, de déconstruire cette violence, craignant, en allant jusqu'au bout, de mettre en cause les fondations mêmes (inavouables) de la Cité grecque. Pour d'autres commentateurs de Girard cette mise en cause se réalise aussi dans le bouddhisme (voir le film de Kurosawa Ran), d'autres sagesses religieuses. L'institution de la Justice n'est, selon Girard à certains égards, qu'une tentative incomplète de sortir de la violence de l'institution humaine. Le cycle de la vengeance est en effet sans fin (je venge le meurtre de mon frère en tuant son assassin qui lui-même a un frère à qui s'imposera le devoir de le venger etc.). La Justice en faisant exécuter le criminel par des personnes qui ne sont pas parties prenantes des rivalités sanglantes, tente de désamorcer le mécanisme qui enchaîne les vengeances aux vengeances à l'infini, mais elle ne rompt pas avec la violence qui continue à habiter notre monde comme on le voit, et cela parce que la société et la civilisation reposent sur une violence originaire. Mimétisme : je vous tends la main, vous la prenez. Je ne vous tends pas la main, vous ne serrez pas la mienne. Je vous combats, vous me combattez. Le combat peut aller jusqu'au duel, la lutte à mort. Rien ne se ressemble autant que deux hommes qui visent à s'entretuer. Rien ne se ressemblent autant que les humains quand ils se battent. La seule manière de dépasser cet enchaînement meurtrier, c'est de refuser la réciprocité violente, de tendre la joue, d'aimer ses ennemis, de bénir ceux qui vous maudissent, de faire du bien à ceux qui vous maltraitent. Mais ces phrases de l'Evangile, comme le dit Hegel, semblent appeler à une sorte de suicide moral par la renonciation à tous ses droits.
Meurtre originel, religion et naissance de la culture
Au coeur de la rivalité mimétique qui mène au meurtre originel, toutes les différences s'abolissent au coeur d'une violence dévastatrice. Le meurtre fait tomber la violence. La victime est au départ maléfique, mais le fait que sa mort ramène le calme lui donne une dimension bénéfique. Elle acquiert un statut divin (du même type que les morts que la mort, souvent, « canonise »). La rivalité renaît. En se rappelant les événements étranges qui ont fait revenir la paix, on se dit que c'est la mystérieuse victime qui a voulu que les choses se déroulent ainsi. Et en son honneur, on refait la scène en offrant un sacrifice (humain puis animal). A ce sacrifice correspond le premier geste culturel, dans la mesure où langage et culture ont cette capacité de représenter une chose absente à travers une autre chose (le signe, le langage, la culture), cette autre chose étant le meurtre fondateur réitéré et symbolisé par le sacrifice, les rituels, devenant par là comme fondation de la culture et d'une société humaine, instituant les lois, les interdits (qui préviennent le retour contre l'indifférenciation de la violence, notamment l'interdit de l'inceste). La culture plonge ainsi ses racines dans le meurtre. Girard ne la condamne pas pour autant : la violence originelle, la polarisation du lynchage originel contre une victime dont on croit qu'elle est à l'origine de tous les maux, son assassinat, tout cela rend possible un monde humain.
Comment comprendre ?
Girard ne pense pas qu'il y aurait une « scène » originelle durant laquelle on passerait soudainement de la non-représentation à la représentation, ou bien « une évolution brusque de l'animalité à l'humanité » (Markus Müller, Interview with René Girard', Anthropoetics II, no. 1 (Juin 1996) 3 consulté en septembre 2008). Après la première victime, après le meurtre de la première victime émissaire, il y a les premiers interdits et les premiers rituels, mais cela avant la naissance de la culture et du langage. Et cela signifie que les individus (peut-être pas encore humains), ne se battent plus : « Quand la crise mimétique revient, notre instinct nous suggère une nouvelle fois ce dont le sacré nous a sauvé, quelque chose comme le meurtre du bouc émissaire. Soit la substitution d'une autre victime à la place de la première. Mais la relation de ce processus à la représentation ne peut être définie de manière tranchée. Ce processus serait celui qui nous mène à la représentation du sacré, à la définition du rituel et des interdits comme interdits. Mais ce processus commencerait avant la représentation parce qu'il est produit directement par l'expérience de la victime émissaire. » ( Markus Müller, Interview with Girard op. cit.)
Selon Girard, le fait que l'on substitue une autre victime à la première est « le premier signe créé par les hominidés » (René Girard, Les origines de la culture, Desclée de Brouwer, Paris, 2004, p.157). Girard dit aussi que c'est la première fois qu'une chose représente une autre chose en l'absence de celle-ci, donc c'est le commencement de la culture, de la symbolique, du langage que le sacrifice, les rituels, la religion fondent. Il faut rappeler ici la leçon de Konrad Lorenz dans L'envers du miroir (Paris, Gallimard, 1970). Les animaux produisent des signes permettant de transmettre des connaissances de génération en génération, mais cela à condition que l'objet signifié soit présent. Ainsi un choucas adulte peut signifier à un choucas plus jeune le fait que les chats sont dangereux pour cette espèce. Mais si des choucas ne rencontrent pas de chats durant toute une génération, l'information ne peut être transmise aux jeunes spécimens. Ceux-ci ont perdu l'information. C'est l'inverse en régime humain : comme de simples exemples peuvent le montrer, un signe peut signifier en l'absence de la chose signifiée. Un signe peut même signifier une réalité purement fictive. C'est cette capacité formidable de l'espèce humaine qui, selon Girard se met en place à l'occasion du « scapegoating » (littéralement la bouc-émissari-sation, le processus par lequel l'humanité se crée par le processus de la victime émissaire - l'expression « victime émissaire » est choisie par Girard pour souligner le fait que le processus de sa désignation n'est pas conscient d'autant plus que la foule qui le lynche est persuadée (en des stades ultérieurs), de sa culpabilité réelle.
Mais ce processus est très long et on doit imaginer qu'il y a des rituels même chez les animaux : « C'est le phénomène originel de la victime émissaire qui se prolonge en un processus qui évolue de manière indéfinie, comment dirais-je ?, de la ritualisation instinctive, des interdits instinctifs, de la séparation instinctive des antagonistes (que vous trouvez déjà, jusqu'à un certain point chez les animaux), vers la représentation. » (Interview with Girard). Le passage de l'animalité à l'humanité n'est pas immédiat et c'est la boite noire de Tarot. Concrètement : « Ce qui est caractéristique de l'humanité est ce qu'ils [des auteurs de la théorie moderne de l'évolution], appellent la néoténie, le fait que le petit d'homme naît avec un crâne pas encore entièrement soudé, sans pilosité et radicalement inapte à se mouvoir. Pour qu'il puisse se maintenir vivant, par conséquent, il lui faut une forme quelconque de protection de type culturel, parce que, dans le monde des mammifères, de tels petits ne survivraient pas, ils seraient détruits. Par conséquent il y a une raison de penser que dans les derniers stades de l'évolution vers l'humain, la culture et la nature sont en interaction permanente. Les premières étapes de cette interaction doivent venir avant le langage La première étape de cette interaction doit venir avant le langage, mais elle doit comporter des formes de sacrifice et d'interdits qui créent un espace de non-violence autour de la mère et de l'enfant qui rend possible le progrès vers des formes plus évoluées de l'humanité. On peut faire l'hypothèse que de telles étapes sont très nombreuses. Donc vous pouvez avoir une période transitoire entre l'animalité et l'humanité. Les discontinuités entre animalité et humanité ne sont pas telles qu'on doive exiger une forme quelconque et subite d'éveil intellectuel. » (Interview with Girard).
Toute société est religieuse
Un commentateur récent de Girard, Camille Tarot, dans La symbolique et le sacré (La Découverte, Paris, 2008), propose une définition de la religion plus large que les définitions marquées par le monothéisme et les religions primitives. Cette définition désigne seulement le sacré, l'intouchable (sans nécessairement une croyance en des entités transcendantes, ce qui a le mérite d'inclure des religions comme le bouddhisme ou des religions dites « séculières » - « athées » - comme la religion de la patrie, celle de la République). Pour Tarot, il n'y a pas de société sans le sacré, sans de l'intouchable et donc aussi des gestes intolérables. Il n'y a pas de société sans exclusion, sans violence, sans une force de contrainte, même les sociétés démocratiques. Le sacré surgit là parfois où l'on ne s'y attend guère et selon des formes qui ne sont pas ouvertement « cultuelles » (ou qui n'apparaissent pas comme telles à ceux qui s'engagent dans ces cultes).
Après la guerre de sécession aux USA (1861-1865), terminée le 9 avril, le président Lincoln qui vient de gagner cette guerre est assassiné (le 14). C'est une sorte de sacrifice humain qui clôt la rivalité (ou qui coïncide avec celle-ci), la crise mimétique de la nation américaine. Le réseau du chemin de fer américain est assez dense pour que les autorités américaines songent à faire transporter le cadavre de Lincoln dans toutes les parties importantes de l'Union comme on l'aurait fait au Moyen-Âge d'une relique. L'opération exige d'embaumer le corps et de le ré-embaumer à maintes reprises, de telle façon que le corps de Lincoln touche chaque partie d'une nation qui vient de se diviser et, par la vertu de sa « sanctification/déification » consécutive à sa mort, refasse l'unité des USA. Lincoln n'est pas déifié au sens métaphysique. Il n'est pas considéré comme devenant une entité transcendante capable de « protéger » le pays, mais le rapport du pays avec son cadavre est de type religieux. Girard ici rejoint Durkheim (lui-même athée alors que Girard est catholique). Pour Durkheim, la société est contemporaine du sacré, est religieuse au sens où elle s'impose au respect car elle transcende les individus et leur impose ses lois. Cela se révèle à travers les vocabulaires politiques les plus contemporains (« Il fallait remettre dans la guerre, non point les Français, mais la France », « J'imagine naturellement la France telle la madone aux fresques des murs ou la princesse des contes, comme vouée à une destinée exceptionnelle » [Charles de Gaulle, Mémoires de guerre]), les conflits les plus durs comme celui qui oppose Israël et la Palestine (sur le Mont du Temple et l'Esplanade des mosquées, conflit qui oppose tout le monde arabe et musulman à Israël), les questions de frontières, y compris linguistiques. La séparation de l'Eglise et de l'Etat concerne au fond deux puissances rivales. Elle fait de l'Etat une puissance neutre, mais une puissance qui peut rester liée à un sacré pouvant être reconnu par toutes les philosophies et toutes les religions : les dieux symboliques - pas nécessairement métaphysiquement réels - d'un groupe humain (et les rituels qui leur sont liés comme le culte du drapeau, des monuments, des institutions, des frontières, des morts, le roi etc.). Nous considérons aussi de la même façon que les tombes d'un cimetière vandalisées, par exemple, sont une profanation. L'exemple est intéressant parce que, comme Camille Tarot l'explique également, il y a dans le respect des morts qui nous anime tous, quelque chose qui relève de l'attitude même par laquelle la première victime « sacrifiée » est déifiée après sa mort (sacralisée).
La pensée de Girard met en cause non pas l'athéisme mais certaines critiques athées
La critique des Lumières, la mise en cause des religions (tant primitives que contemporaines) par les maîtres du soupçon représentent la religion comme une superstition liée à un stade arriéré de la civilisation, comme une illusion, voire une fraude. Ce faisant, certaines critiques athées contemporaines méconnaissent la spécificité de la religion et, en particulier, son origine dans la violence que les mythes dissimulent ou maquillent. Ces critiques de la religion comme illusion (selon Girard), s'illusionnent elles-mêmes sur la spécificité du religieux. Certaines d'entre elles partageant l'idée de certains représentants des Lumières (comme Rousseau, mais peut-être à tort en ce qui le concerne), qui imaginent que l'humanité devrait s'émanciper en rejetant toutes les sortes de sacré, toutes les religions en considérant celles-ci comme nées de la peur d'un Univers effrayant, dont on voudrait se prémunir en y implantant des dieux qui rassurent. En réalité, selon Girard ou Tarot (et Durkheim qui leur emboîtent le pas), ce n'est pas de la peur du Monde que proviennent les religions, mais de la peur des hommes et de leur violence. Ce faisant, cet athéisme-là, réitère simplement le geste de la superstition religieuse qu'il dénonce en en voilant (comme elle), l'origine violente, sanglante, meurtrière. Pour Girard, la violence déniée ne l'a jamais été autant qu'en un XXe siècle organisateur de massacres, de « sacrifices » humains dépassant en chiffres absolus et en proportion tout ce qui avait été fait d'un point de vue inhumain dans l'histoire (les deux guerres mondiales, les génocides). Les religions séculières comme le nationalisme, le nazisme, le stalinisme ont exigé infiniment plus de sacrifices - et en fait des sacrifices humains - sans aucune proportion avec ce qui avait été exigé jusqu'ici par les autres « dieux » . L'humanité d'aujourd'hui se retrouve dans les mêmes conditions que les premières hordes d'hominidés à la veille de leur basculement dans la rivalité qui les anéantit, sauf que la fin de l'humanité s'entrevoit aujourd'hui par le biais de la guerre nucléaire (lutte pour la suprématie politique), ou de la rivalité économique (la concurrence sans frein qui menace physiquement la survie de la Planète, le fameux « effet de serre »). Dès lors, la renonciation à la lutte, à la compétition guerrière semble la seule voie de salut. La renonciation aussi à la désignation de boucs émissaires, mécanisme si profond des formations sociales qu'il est difficile de ne plus le réactiver (haine des riches rationalisée dans un certain « marxisme », haine des pauvres rationalisée dans un certains libéralisme - il faut qu'il y ait des perdants - , populisme poujadiste, racisme, joie des rites d'initiation desquels on sort d'autant plus heureux qu'il y a eu plus de victimes ...).
Eclairage sur le négationnisme
La violence est en permanence l'objet d'une dénégation. C'est le cas de tous les mythes qui maquillent le caractère de violence de la violence fondatrice. C'est le cas des textes de persécution dans le Moyen-Âge chrétien, justifiant les massacres de juifs par des accusations non fondées (empoisonnement des puits pare exemple, supposé provoquer la peste noire). C'est le cas de la chasse aux sorcières (où les sorcières avouaient les actes dont on les accusait). En ce sens le négationnisme obéit à la même loi : le massacre des juifs perpétrés dans secret (donc en se déniant), par haine des juifs, se prolonge assez logiquement par le même déni qu'est le négationnisme (nier le génocide). Nier le génocide c'est prolonger la violence et la haine. Ce qui frappe dans le négationnisme, c'est le fait qu'il utilise toutes les ressources de la critique historique rigoureuse, au point d'arriver à se faire passer pour une hypothèse historique à discuter. Les négationnistes accumulent les faits vrais (il n'y a pas eu, à l'unité près, 6 millions de juifs exterminés, l'ordre écrit n'en a jamais été donné, les fours à gaz visibles à Auschwitz sont des reconstitutions, le gaz des chambres à gaz exterminatrices utilisaient un produit pour tuer les poux, les témoignages accablants du SS antinazi Gerstein sont contradictoires, tout n'est pas authentique dans le journal d'Anne Franck etc. Mais une somme de faits vrais peut masquer le réel.). Dans les camps eux-mêmes, la pratique du meurtre en masse s'appelle par exemple « traitement ». En 424/ 423, Sparte en guerre contre Athènes utilise des esclaves dans les combats. Se méfiant d'eux, la ville promet l'affranchissement aux plus courageux d'entre eux. Ceux-ci, au nombre de 2000 sont fêtés dans la Cité. Puis l'historien grec Thucydide explique qu'ils ont été « éliminés » ou ont « disparu » sans qu'on sache par quel moyen on les a, en fait, assassinés. (P. Vidal-Naquet, Les assassins de la mémoire, La découverte, Paris, 2005)
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