Critique : Le tournant des années 1970. Liège en effervescence (Nancy Delhalle, Jacques Dubois, Jean-Marie Klinkenberg)

4 June, 2010


Le tournant des années 1970. Liège en effervescence

Voici un livre sur le projet - soixante-huitard - des années 1970 : donner au Monde un sens tout à la fois esthétique, utopique, rationnel, politique et fraternel. Le sens qu'on envisageait chez tous ceux, à gauche, qui pensaient alors qu'il fallait prendre la parole, interdire d'interdire, ignorer que certaines choses sont impossibles ce qui permet de les faire. Beaucoup ne disent plus cela aujourd'hui et bavardent beaucoup sans rien oser. Fatalement. 1

Liège a pris une part plus importante qu'on ne le croit dans le mouvement. Par ses grèves de 60-61 (à certains égards le vrai mai 68), et aussi par une sorte de big-bang culturel dont les effets se prolongent aujourd'hui.

Mais en quoi consiste-t-il? Il n'est pas simple de rendre compte d'un tel livre, aussi touffu qu'est complexe le bouillonnement de Liège dans le tournant des années 1970. A force d'avoir une conception trop idéaliste et trop individualiste de l'art (et les artistes eux-mêmes doivent être des entêtés, des "personnels" comme on dit au foot), nous comprenons malaisément qu'une société puisse elle-même être créatrice.

Comme Liège. C'est ce qu'il faut expliquer en rendant compte de ce livre.

Quelle ville ?

Jean-Marie Klinkenberg et Benoît Denis définissent Liège comme un Centre périphérique - oxymore rappellent ces deux linguistes. Cela renvoie au contexte historique belge qu'un Martin Conway, Professeur à Cambridge (un des meilleurs observateurs du pays selon José Gotovitch), trouve non seulement scindé ethniquement , mais aussi déchiré entre de vieilles villes historiquement très rivales 2. L'oxymore permet de bien situer le Liège du livre Le tournant des années 1970. Liège en effervescence. Trop de Wallons considèrent à tort les habitants de Liège comme chauvins. Le chauvinisme fait autant de mal que la critique du chauvinisme. A force de mettre en cause ceux qui se rassasient d'avoir, chez eux, selon le mot de Brassens, « les imbéciles heureux qui sont nés quelque part », on oublie que souvent un vrai « quelque part » ne s'illustre pas bien par une liste naissances illustres, mais crée d'abord de l'intelligence et de la beauté. Et crée surtout des créateurs. Oublions donc par méthode, au moins un moment, que cet ouvrage est liégeois.

Il cartographie ces mini-publics qui créent des créateurs : autour de Blavier 3, de Pousseur 4, de la vidéographie, de Jacques Izoard 5 de la sociologie littéraire, des scientifiques engagés politiquement, des militants syndicaux, du Cirque Divers, de la RTBF-Liège, des féministes, du wallon, des occupations d'usines... Ces mini publics, au départ obscurément, ont donné confiance à une série d'auteurs qui se sont essayés devant eux au cinéma, à la vidéographie, à la linguistique, à la sociologie, à la politique, à la littérature, l'art, la peinture.

Pourquoi les années 70 ?

Dans Arts plastiques : Lieux uniques, création multiple, (pp. 201-219) Julie Bawin commence par déconstruire le projet de l'ouvrage: « Isoler une décennie et un territoire demande (...) au moins deux précautions : celle, d'abord, de rappeler qu'il y a autant de prolégomènes antérieurs à la décennie que de prolongements ; celle, ensuite, de relativiser l'idée d'une "spécificité liégeoise". Cela est d'autant plus vrai que l'art des années 1960-1970 s'accomplit dans une situation internationale n'offrant plus comme par le passé, la spécificité d'écoles locales ou nationales. » (pp.201-202). On peut certainement être d'accord avec la relativisation concernant la décennie. Moins peut-être à propos de la spécificité. Car avancer que « les progrès d'une communication de plus en plus indifférente aux frontières et aux distances contribuent (...) dès cette époque à gommer l'idée d'une école ou d'un style national » (p.202), cela doit être dit en un sens pour toutes les époques de l'histoire. La mondialisation ne date pas d'aujourd'hui. Braudel a parlé de ces inondations du fleuve jaune en Chine, au milieu du XVIe siècle, qui provoquèrent une grave crise à Florence. Et de même qu'aucun pays ne ressemble entièrement à un autre (même si le tissu humain est continu), les époques se différencient. L'auteure le souligne d'ailleurs: « les années 1970 constituent l'aboutissement d'un processus de transformation profonde de notions telles que l'autorité, le pouvoir, la participation, la démocratie, la créativité, et le point de rencontre entre deux grandes traditions critiques : la critique artiste et la critique sociale » (ibidem). Elle juge que l'année 1968 est emblématique de cette rencontre. « C'est le moment où se rejoignent deux critiques qui jusqu'alors étaient restées relativement indépendantes : l'une "sociale", portée par le marxisme, l'anarchisme et le socialisme ; l'autre "artiste ", caractérisée depuis la fin du XIXe siècle par le refus du conformisme, l'autonomie absolue de la création artistiques, le mépris du bien-être matériel et la provocation engagée (presque toujours) contre le bourgeois. » (ibidem).

Il y a aussi l'utopie. Elle transparaît dans ces lignes d'Henri Pousseur définissant le projet du Centre de recherches musicales de Wallonie que cite Michel Fourgon dans Musique : la décennie turbulente: « son programme, en tant que finalité encore plus ou moins lointaine, voire utopique, se situe dans une perspective où l'éthique et l'esthétique ne seraient plus séparées, ne seraient plus séparables, où elles ne formeraient plus qu'une seule et même dimension : celle de l'humanité enfin réconciliée, avec elle-même (y compris son passé tiraillé, c'est-à-dire encore notre présent) et avec la nature » (cité pp. 167-168). 6 Henri Pousseur a aussi composé une musique sur les grèves de l'hiver 1960 7. Ce sont des adversaires de l'idée wallonne, mais très attentifs aux mouvements sociaux en général qui me l'ont appris, soulignant qu'il y avait chez Pousseur le lien entre la culture et le Politique dont le Manifeste pour la culture wallonne se veut porteur. Cette jonction entre l'art et le social pourrait-on la découvrir ailleurs que dans un « centre périphérique » ? Les centres qui ne sont pas périphériques, en leur embonpoint, ne risquent-ils pas d'être trop lourds pour avoir cette fragilité de se lier aux artistes qui créent le monde, toujours en fonction d'un dénuement ? Car ce dénuement renvoie à l'autre dénuement? Est-ce qu'un trop gros Centre n'aurait pas tendance à se penser comme le Centre du monde aussi et donc à nier sa propre singularité ? Et est-ce qu'un Centre, trop porteur de sa périphérie n'en finit pas par oublier qu'il peut être un peuple? Ce que Liège n'oublie certes pas.

Le cinéma, l'art et le peuple

Pousseur et sa pratique politique et sociale de la musique dès 1960 ont été les précurseurs de ce lien entre « l'art et le peuple » dont parle Jean-Pierre Bertrand dans l' introduction au livre. Et c'est dans le cinéma que cette rencontre s'est le mieux incarnée.

A partir de 1965. « Une nouvelle génération d'artistes et de jeunes passionnés, tous dépourvus de formation cinématographique, s'emparent alors d'un nouveau média, la vidéo dite "légère" », écrit Marc-Emmanuel Mélon dans Cinéma et vidéo : Utopie et réalité (pp. 117-139, p.117). Une jeunesse intellectuelle contestataire s'empare de cet outil pour en faire un moyen de revendication. Il y a le travail de vidéaste de quelqu'un comme Jacques-Louis Nyst empreint parfois d'une si profonde poésie. Il y a celui des militants-artistes comme Jean-Claude Riga et Giovanni Lentini qui créent des groupes de base avec les chômeurs. Il y a aussi l'illusion que la vidéo, même actionnée par des amateurs, va créer une authentique parole ouvrière.

Jean-Marie Piemme critique cette illusion. Et pense (à l'époque, insistons-y), que certains vidéastes évitent ce piège comme les frères Dardenne 8 qui vont longtemps (avant de faire du cinéma proprement dit), travailler le social et l'artistique en partant de l'histoire du mouvement ouvrier. Cela à travers le collectif Dérives fondé en 1975. Qui obtient un subside ponctuel de 220.000 F cette année-là. Puis, en 1977, une subvention annuelle de 600.000 F « de quoi payer un salaire et subvenir aux frais de fonctionnement » (p.130). Je parlais de dénuement...

En 1976, Robert Stéphane prend l'initiative de faire produire une nouvelle émission à la RTBF, intitulée Vidéographie. L'équipe de Vidéographie est constituée de gens comme Jean-Paul Tréfois, Paul Paquay, Thierry Michel, Henri Vaume, Jacques Delcuvellerie. Son public « est un public jeune, composé pour l'essentiel de gens travaillant dans le domaine de l'art et de la culture. »(p.132). Elle fait découvrir diverses expériences d'animations nouvelles, des radios libres aux luttes des femmes. Les vidéastes étrangers, Nam June Paik, Jean-Luc Godard, Monika Funke-Stern. Et la vidéo assez logiquement se fera aussi connaître à l'étranger. Vidéographie s'associe au Cirque Divers, lieu alternatif animé par Antaki. Son évolution est parallèle à Dérives, Canal Emploi avec lesquels la RTBF-Liège entame des coproductions, s'élargit encore avec le WIP (Wallonie Image Production), un atelier de production qui finance indifféremment vidéastes et cinéastes.

A partir de l'enquête réalisée sur le mouvement ouvrier, les Dardenne avaient tourné des vidéogrammes et notamment Quand le bateau de Léon M. descendit la Meuse pour la première fois qui date de 1979. Pour Marc Emmanuel Mélon, cette réalisation, et d'autres des mêmes auteurs, joue un rôle capital dans l'histoire du documentaire en Wallonie. Le commentaire de Luc Dardenne dans Quand le bateau de Léon M... prend, selon lui, « ses distances à l'égard des discours militants, reconsidère la question très problématique de l'utopie, évite le piège de la nostalgie »(p.135). Mais les Dardenne ne sont pas seuls : Riga, Nicole Widart, Rob Rombout, André Romus, Thierry Michel, Eddy Luycks, Alain Marcoen, Anne-Françoise Perin (etc.), les accompagnent.

Puis, en 1986, avec la disparition de Canal Emploi et de Vidéographie, la vidéo s'arrête.

Les vidéastes se lancent alors dans le cinéma proprement dit : la vidéo à Liège a engendré un cinéma qui n'existait pas vraiment, ni à Liège, ni en Wallonie ni même en Belgique. L'histoire nous permet de comprendre ce qui a suscité ce surgissement, à partir de multiples causes enchevêtrées mais qui ne pourraient l'être et être fécondes que dans une Ville vivante de la dimension, au minimum, de Liège, renforcée encore par sa situation singulière, et aussi son prestige, le poids de son histoire.

« Liège » écrit Marc-Emmanuel Mélon, devient alors « un pôle de production cinématographique et audiovisuelle d'envergure internationale» (p.117). Car cette Ville a produit un cinéma qui n'existait ni à Liège, ni ailleurs chez nous: « Durant ces quelques années, malgré un contexte de crise économique, Liège fut un creuset culturel où bouillonnèrent des recherches, des conflits, des questionnements. La cinéma et la vidéo naissants ont saisi et conservé les images de ce bouillonnement : des images traversées d'utopies, de rêves et de naïveté, mais aussi de découvertes, de prises de conscience, de doutes et de remises en questions parfois brutales ; des images ouvertes à l'expérimentation artistique, à l'exigence d'un point de vue d'auteur sur les choses parfois les plus élémentaires de la vie quotidienne ; des images qui répondaient au besoin de décrire l'improbable beauté des paysages industriels, de montrer les gestes du travail, de documenter la réalité sociale, de lui donner une mémoire, de réveiller celle du passé autant qu'alimenter celle du futur, de questionner l'histoire. » (p.138)

Ce qu'ont voulu en fin de compte réaliser les deux cinéastes les plus connus engendrés par Liège et son « effervescence », c'est aller encore plus loin que le social, vers le spirituel, vers cette vibration biblique sans images hollywoodiennes (ni de type « retour du religieux »), au cœur du quotidien le plus modeste. 9

Liège, centre périphérique

Jean-Marie Klinkenberg estime qu'après la Première guerre mondiale, il y eut à Liège « une floraison d'initiatives, une foule de personnalités, une prodigieuse capacité d'exportation, mais pas de centres forts, pas de visibilité, pas d'ensemble rayonnant » (Savoirs et contre-pouvoirs, pp 23-40, p.39). C'est un paradoxe selon lui. On peut l'expliquer par le « caractère essentiellement technologique et économique du cosmopolitisme liégeois » (ibidem). C'est ensuite la tradition principautaire qui détermine « une certaine insularité ». Et, poursuit-il, « C'est enfin la dynamique des grands centres de culture, qui réserve à Liège une position périphérique. Les conditions étaient peut-être moins réunies ici qu'ailleurs pour le contact entre le débat politico-social et le débat culturel, capital dans la dynamique des avant-gardes. » (ibidem). En revanche la décennie 1970 « marque un tournant, préparé depuis la fin de la guerre : la bourgeoise s'investit désormais dans la modernité culturelle. Une nouvelle répartition des forces centrifuges et centripètes profite désormais à toute la périphérie belge, donc à Liège ; pour être légitime, il n'est plus nécessaire de s'exiler. » (Ibidem). Pour JM Klinkenberg, la conjoncture se retourne à partir des années 80, le capitalisme se reprend en main, la culture glisse vers le narcissisme et la post-modernité. Les couvertures de la revue Le Carré le reflètent. Mais une partie des collaborateurs de la revue signeront le Manifeste pour la culture wallonne 10, continuant ainsi à « occuper une position consistant à harmoniser le combat politique et culturel » (Ibidem).

Rebondissons à partir de ceci, sur trois constats que fait l'auteur que nous venons de citer avec Benoît Denis (Littérature : Entre insularité et activisme, pp. 237-255).

1) Il n'y a pas de bourgeoise radicale à Liège, fortunée et consommatrice de littérature de pointe et d'art nouveau.

2) Il existe aussi une idéologie, le « principautarisme » , « discours de petitesse gentille et de grandeur conquérante, célébrant un peuple d'impertinents au grand coeur, modestes, mais fiers de leur traditions [avec une littérature qui donne...] une image positive du « bon peuple » liégeois, réputé ardent mais assoiffé d'ordre, et offre comme modèle un modèle à toute la Wallonie, à laquelle elle entend donner une âme et une capitale spirituelle ; et, au-delà de la Wallonie, le Liégeois pense qu'il a quelque chose de propre à dire au monde. » (p.239).

Enfin, troisièmement (et magnifiquement à mon sens) : « la ville est un "centre secondaire" ou, pour forcer l'oxymore, un "centre périphérique" qui se trouve pris dans une relation complexe avec les pôles d'attraction que sont Paris et Bruxelles. Le premier jouit d'un prestige symbolique inégalé, mais le second, moins séduisant, se présente comme utilement équipé (journaux, revues, galeries, théâtres, ministères, etc.). D'où le strabisme divergent qui affecte le Liégeois. Son meilleur œil lorgne volontiers vers le premier pôle (la veine classique ou néo-classique qu'il cultive volontiers peut d'ailleurs être interprétée comme une manifestation de son allégeance à une France éternelle) ; "A nous deux, Paris !" ne fut pas seulement le cri de Rastignac : il fut aussi poussé par maints Liégeois, au premier rang desquels on trouve Simenon. Mais son œil ne peut se fermer totalement sur Bruxelles, avec qui il faut bien composer. Le souci de maints Liégeois sera ainsi de contourner Bruxelles en la frôlant pour atteindre Paris . » (pp. 239-240).

Certains, bien entendu, sont allés bien au-delà, sans même le chercher, sans même vraiment passer par Bruxelles voire même pas Paris, comme tous les chercheurs d'essentiel.

Et les femmes

Dans le chapitre La cause des femmes (pp. 45-61), Danielle Bajomée évoque une émission réalisée par Paul Paquay et Francine Vanberg (d'octobre 1975 à mai 1976, diffusée le samedi à 14h30), intitulée A vous les studios où huit femmes d'origine sociale, de profession et d'âges différents vont « comme naturellement parler de leur vécu ». Il y a des femmes ayant vécu un mauvais divorce, d'autres un avortement et une autre (dans mon souvenir, celle-ci était très belle, très simplement sexy), heureuse au foyer où elle veut installer l'harmonie (ce qui suscite le tollé général écrit Danielle Bajomée, mais dans mon souvenir cette femme entendait bien les objections qui lui étaient faites, tout en maintenant son choix). Danielle Bajomée a les mots justes pour décrire cette émission: « L'émission, sans vouloir jouer sur du spectaculaire ou du racoleur, semble se focaliser sur l'expression d'une expérience de souffrance, d'une souffrance « banale », quotidienne, sans grandeur, et donc généralisable. Au terme de chaque émission, il est demandé en voix off "Si vous avez vécu des événements analogues, écrivez-nous pour nous le dire." Mais on est loin de l'impudeur exhibitionniste qu'on trouvera affichée, dès 1995, sur la plupart des chaînes. Ce sont des « femmes entre elles », qui abordent des thèmes les touchant en tant qu'elles sont femmes et qui donnent à entendre une"parole sexuée". Et ce qui a caractérisé les initiatives liégeoises que l'on vient d'évoquer fut sans doute le fait d'agir dans la vie la plus concrète des femmes, au cœur même de leurs préoccupations les plus intimes. De redéfinir la question du féminin libre, non pas comme un devenir-homme, mais comme un sujet qui décide du sens de sa vie, y compris de sa vie la plus privée. C'est aussi grâce à ces courages et ces énergies qu'une des plus grandes révolutions mondiales s'est incarnée localement : celle qui donne à une partie de l'humanité la liberté d'opérer des choix dans la sphère privée. » (pp. 58-60). Cette pagination que je viens de mettre entre parenthèses est interrompue par un grand dessin de femme de type BD, habillée comme Tarzan, un os entre les dents et qui se verse un breuvage dans un crâne de cervidé, avec tous les appâts féminins déployés de manière moqueuse, mais sûre de soi et non pas aguicheuse, l'affiche d'un séminaire intitulé SUR LES FEMINISMES.

Lors de la présentation du livre à Liège Brigitte Kaquet 11 estimait que sur ce front, on était en plein recul... Ici aussi, il y a un lien entre le mouvement social et la création (et son échec?).

Belles images

C'est un autre aspect de ce livre que de nous livrer quelques photos qui ne laissent pas indifférents : les deux Dardenne en jeunes ploucs ébouriffés, en un automne froid, avec à l'arrière-plan la Meuse alors qu'ils n'ont trente ans ni l'un ni l'autre ; des parodies (très bien faites), du journal La Meuse ; Henri Pousseur riant de bon cœur pendant l'expérience Midi-Minuit (une rencontre de toutes les musiques) ; la couverture du premier numéro de Le Carré, avec l'appel (qui sera entendu) Wallonie : l'urgence de la parole, Jean Louvet dans Regarde Jonathan, les peintures de Lizène, le Groupe µ 12 étonnante activité liégeoise collective qui révolutionne la rhétorique, avec des Klinkenberg, Trinon et Minguet presque aussi jeunes que les Dardenne.

En trois pages, Jacques Dubois dit tout sur ce qu'apportait la RTBF-Liège (Quand RTB-Liège existait fort), et qu'aucune autre RTBF ne nous apporte plus. Il nous parle en quatre autres (pp.195-199) d'Un hapax : la tour cybernétique. Ce monument « hors mesure » est bien décrit dans le livre (et je conseille d'aller le lire, car il est impossible de rendre compte ici de cet objet effectivement « hapaxique ») : un ordinateur commandant à une très haute structure, érigée dans le Parc de la Boverie, vivant des sons de la Meuse, de Liège, du Palais des Congrès, travaillés (encore lui), par Pousseur, oeuvre de Nicolas Schöffer, Hongrois d'origine, installé à Paris, à la fois sculpteur, architecte et ingénieur. Comment définir le « personnage » inventé par Schöffer? Un objet temporel industriel comme le dirait Bernard Stiegler? Estimant que la télé happe ceux qui la regardent à l'aide de tels objets pour mieux s'emparer du temps de cerveau disponible pour Coca-Cola. Non, c'est plutôt ici, la technologie qui se met elle-même à distance tout en se magnifiant. Oui, un Hapax (littéralement : un mot qui n'est utilisé qu'une seule fois dans un texte, un livre, ou le livre des livres, la Bible, bref quelque chose d'éminemment original).

J'aurais dû parler...

Jacques Charlier, Paysage artistique, 1970. Arbre peint au latex, quinze jours avant le début de l'automne (avec la collaboration de F.Debruyne) Photo N.Fordbach)


On passe dans ce livre de la littérature aux luttes sociales et de la vidéo à la peinture, sans oublier le théâtre (notamment le Théâtre de la Communauté), de l'extraordinaire aventure des éditions Marabout (« extraordinaire » oui, le mot n'est pas trop fort, car ces éditions depuis longtemps rattachées à la France - hélas ! - ont révolutionné l'édition de langue française, en créant des livres de poche allant des Frères Karamazov - et leur angoisse métaphysique - aux Bob Morane 13 étrange littérature de seconde zone qui finit par rejoindre ou au moins intéresser la « grande » si j'en crois la présentation de son auteur récemment dans Le Monde des livres). Il aurait fallu plus qu'évoquer André-Joseph Dubois (L'oeil de la mouche, roman qui illustre les fractures sociales à travers la langue parlée, de manière étonnante) , Nicole Malinconi 14, Jacques Izoard, Steve Houben, la question des archives traitée par Françoise Lempereur, le théâtre par Nancy Delhalle (qui me semble bien situer Liège par rapport à la Wallonie), la place de la langue wallonne, Jacques Charlier...

Je suis tellement incomplet en parlant de cet ouvrage que je vais me permettre (pour me faire pardonner ou parce que la meilleure défense c'est l'attaque), de dire que l'ouvrage l'est aussi, en indiquant ce dont il ne traite pas. Comme la BD liégeoise, par exemple ou le travail d'un Roger Mounège, le seul avec une revue, Wallons-nous ? et un livre, Cinéma Wallonie Bruxelles, Du documentaire au film de fiction (Ed. Wallons-nous?, Virton, 1989), à avoir produit les supports écrits (du moins en langue française car en anglais, il y a beaucoup de choses, au moins sur Storck et Ivens), permettant de vraiment rentrer en deux œuvres capitales pour le mouvement ouvrier. Il s'agit de Misère au Borinage (un Hollandais et d'un Ostendais qui fondent le cinéma wallon) 15, et de Déjà s'envole la fleur maigre 16, dont le réalisateur est souvent évoqué dans ce livre. J'ai aussi, ici, sur ma table, le livre du Groupe B-Y Quelle Wallonie ? Quel socialisme ? (paru en 1971), avec en exergue le cri de Max Bastin « Demain, il fera jour camarades ! » lancé alors qu'il ne savait pas que le croque-mort l'emporterait si vite, avant même que le groupe baptisé de son nom et de celui de Yerna (lui le chrétien face au socialiste J.Yerna : Bastin/Yerna, B/Y), ne sorte ces propositions pour la Wallonie progressiste, unissant chrétiens et socialistes, encore une utopie (au sens pas d'impossibilité, mais de rêve fécond).

Pierre Lebrun, historien liégeois, s'est interrogé sur la marginalisation de Liège en Belgique avec la capture de son énergie dès 1850 par les holdings bruxellois se liant pour le commerce à Anvers en vue de tirer le profit maximum de la richesse du sillon industriel wallon. Michel Quévit dans un livre récent nous rappelle (et nous répète en réalité car nous n'avons pas entendu sa première leçon de 1978), que la classe dirigeante flamande n'a fait que profiter au maximum, dans la dernière moitié du XXe siècle, de cet investissement de la classe dirigeante francophone sur l'axe Bruxelles-Anvers, en Flandre donc, marginalisant la Wallonie jusqu'à l'odieux cri des années 80 « Plus un franc flamand pour la sidérurgie wallonne ! » 17.

Je parle

Je parle de cela, non par obsession politique, encore moins par esprit anti-flamand (le propos de Quévit est éminemment rationnel, équilibré, si inspiré encore par Pierre Lebrun), mais parce que nous sommes, je le crois, à la veille d'un rééquilibrage fondamental de la Belgique. Toute mon enfance et ma jeunesse si désireuse de lire, d'entendre, d'apprendre a été frustrée de découvrir en la culture universelle le monde entier sans y trouver l'« ici ». François André n'a pas tort, je pense, de souligner (en s'inspirant de Jean-Michel Frodon), l'impossibilité bien réelle d'un cinéma dans la Belgique de l'unitarisme, une Belgique qui n'était pas unie, mais incohérente 18. On oublie qu'il y a 40 ou 50 ans, c'était risible de parler d'un cinéma belge, plus ridicule encore de parler d'un cinéma wallon. Et puis voilà que des gens font des films à Liège, au Pays de Herve, au Borinage, à Namur, en Ardenne, même « dans la Semois » si je puis dire. Et voilà qu'un groupe singulier d'êtres humains existe en se le disant, en le faisant savoir aux autres et au monde. Cela frappe aussi dans la littérature (récemment, il y a eu ce livre de Nicolas Ancion L'homme qui valait 35 milliards et évidemment ceux de Thierry Haumont dans une autre Wallonie ou Dérive d'Isabelle Garna à Charleroi - publié chez Luc Pire cette année). Ça n'a pas toujours existé, je le redis.

L'historiographie d'aujourd'hui nous parle simplement, à travers un bon film documentaire de la RTBF , en janvier dernier, de la grandeur de la Meuse jusqu'au XVIIe siècle, alors que Félix Rousseau (bien à tort), l'arrêtait au XIIe ou XIIIe siècles. Cette grandeur-là nous conduit en Suède, à New York, à la Nouvelle-Orléans, à Paris, à Versailles, en Afrique, au Royaume-Uni, en Chine... Ou vers les ponts que multiple le Bureau Greisch un peu partout en Europe, à Millau, à Orléans, à Liège... Eux aussi font rêver. Eux aussi racontent. Sans se nourrir d'une histoire réelle qui fait imaginer, peut-il y avoir une société qui crée? S'il n'y a pas temps, que peut-il encore bien se passer? Et, je le dirais, qu'est-ce qui peut encore bien être créé? Rien. Or, ici, on le voit dans ce livre, nous avons un temps, une histoire, nous bougeons, rien n'est sûr, nous vivons, nous sommes libres. Liège...

Conclusions

Evoquant les grèves de 1960 et mai 1968 (« venu d'ailleurs »), Nancy Delhalle et Jacques Dubois écrivent, « pour faire vite » dans la conclusion : « c'est à la croisée d'un courant d'inspiration socialiste et d'un courant d'inspiration libertaire que l'effervescence des années 1970 va s'exprimer » (p.294). Ils ont raison de dire que les années 1970 furent « des années de gestation » (p.295). Il n'y a pas là d'enjolivement. D'ailleurs même, le livre que nous refermons ici n'est pas simple. Il suit à la trace des activités, des recherches, des essais parfois laborieux, contestables, dont tous n'ont pas abouti, mais dont certains ont l'éclat de l'entrée au Petit Larousse et/ou dans l'encyclopédie Wikipédia en de très multiples langues (les Dardenne et Pousseur par exemple, le Groupe µ). Ils estiment que l'ensemble de la population liégeoise était peu concernée. Oui et non. Le jour de la présentation du livre, poussant la porte d'un bistrot pour reprendre avec un bon café ma « longue » route vers l'autre bout de la Wallonie, je suis tombé sur un serveur, ancien sidérurgiste, que la couverture de ce bouquin passionna. Il me raconta qu'il avait été invité à témoigner à l'université de sa condition de travailleur. C'était cela l'époque. Il y a beaucoup de générosité dans cette démarche mais aussi des illusions et de l'hypocrisie. Car les intellectuels qui vont au peuple n'abandonnent pas pour autant leur position « de surplomb » écrivent les deux Professeurs. Et les novateurs sont aussi des héritiers. Mis à part le cinéma, beaucoup des initiatives des années 70 n'ont pas réussi à se maintenir (comme le Cirque divers), ou luttent pour survivre comme le Groupov, l'Ecole d'acteurs au sein du Conservatoire, le courant de sociologie de la culture. D'autres aspects du mai 68 liégeois trouvent une consécration dans la branchitude comme la « circulation des discours, des savoirs et des agents, la mise en avant des processus, la prise en compte de la spontanéité et du vécu des "apprenants"... Jusqu'à la conception de la temporalité très complexe dans une époque qui a accéléré le rythme, mais dilaté les processus (les œuvres en procès) qui ne fasse aujourd'hui d'esthétique branchée. » (pp.299-300). Les camarades ont couru, laissant derrière eux le vieux monde, mais un autre vieux monde est devant nous peut-être pas moins étouffant que celui d'avant les années 1970, mais il est plus difficile de le saisir, le comprendre et de l'ébranler.

Il y a à la librairie Molière à Charleroi un coin pour la littérature belge et un autre pour la littérature de terroir. Un terroir, cela ne bouge pas. Le roman Dérive d'Isabelle Garna est au rayon « littérature belge », mais La soutane de G.A. Terrien est dans le « terroir ». C'est regrettable. Car Dieu sait l'actualité de ce livre. Luc Dardenne explique dans Au dos de nos images qu'il a cherché avec son frère à échapper aux codes « wallons ». Ces deux cinéastes parlent de la Bible en échappant aux codes bibliques. Il me semble qu'il faut toujours non pas décoder, mais « décodifier » les choses comme ils y parviennent. Ce qui est vivant, ce qui est humain, apparaît en disparaissant : le visage de l'autre qui s'offre à moi ne s'offre pas à moi en une forme en laquelle je puisse le saisir, ou, du moins, il défait sans cesse la forme en laquelle je voulais le prendre et le comprendre. Comment décodifier Liège ? Simenon l'a mis dans tous ses livres, en le dissimulant, malgré tout . Et nous savons qu'il parle aussi de Liège, hors de ses romans, sans le décodifier, peut-être avec beaucoup de « principautarisme ». Il aurait été peut-être gêné de ne pas faire de Maigret un inspecteur autre que parisien. L'audace des créateurs dont nous parle Le tournant des années 1970. Liège en effervescence, c'est d'arriver à parler de cette ville sans en parler, de gens qui ont réussi à dépasser les terroirs et leur morne incuriosité qui prend les proportions de l'éternité. Tous les pays privés de cette capacité de parler d'eux-mêmes sans chauvinisme sont condamnés à mourir non pas de froid, mais d'un manque de légèreté et de profondeur.

Dans A bout de Souffle de Jean-Luc Godard, Jean-Paul Belmondo explique à sa compagne américaine Jean Seberg, qu'il classe les femmes rencontrées dans la rue en belles, très belles, entre les deux, moins belles et moches. Mais lui dit qu'il y a deux villes au monde où toutes les filles sont jolies. Ce qui suscite le questionnement de Jean Seberg : quelles villes ? « Il n'y a que deux villes au monde » répond posément, presque solennellement Jean-Paul Belmondo, « où toutes les filles sont jolies. Et ces deux villes sont : Lausanne et Genève. »

Le monde appartient aux centres périphériques.

Les Wallons en doutent, car, trop proches de Liège, ils doutent de cette grandeur sans voir que, privés de celle-ci, ils ne sont plus rien. Lorsque, malheureux non-Liégeois, vous sortez du parking Opéra pour rejoindre le centre de Liège, dans les rues, des filles de toutes les couleurs vous prennent « le cœur, le corps et le pansement » 19 comme l'écrivait le Liégeois Johannes Ciconnia il y a quelques siècles. Par là, la grande Cité donne chair à son cosmopolitisme et contribue à maintenir - plus efficacement que Bruxelles, je crois, ne serait-ce que pour des raisons de proximité et parce qu'elle sait s'illusionner et se lâcher (bouger) - tout un provincialisme wallon et bruxellois la tête hors de l'eau.

Groupe µ (vers 1970): en haut Klinkenberg, Pire, Trinon, en bas Minguet, Dubois, Edeline

PS. Discret hommage à deux des auteurs. Jean-Luc Dion, ingénieur et chercheur à l'université de Trois-Rivères, profondément engagé dans le combat québécois, m'a confié un jour sa déception de voir que ceux qui ont le plus reçu d'une collectivité ne sont pas ceux qui sont prêts à le lui rendre. Les professeurs d'université par exemple. De ce point de vue, Dubois et Klinkenberg ont plus que donné. Sans pour autant jamais quitter leurs travaux scientifiques traduits en de très nombreuses langues, innovateurs. Le second m'a dit, un jour que son université accueillait Umberto Eco, d'un ton de lassitude: « Je dois même m'occuper des boissons. » Le premier a lancé une revue, geste dont on se demande s'il est suicidaire ou héroïque. Je me souviens aussi de lui présidant en toute simplicité (mais grandiose), la conférence de presse sur le Manifeste wallon le 15 septembre 1983. Ce jour-là, une grande partie des grands noms cités dans ce livre l'aidaient à jeter ce pavé dans la mare. Il m'en avait dicté la version finale dans mon garage d'Enghien, tapée sur une machine à écrire électrique (il y a 27 ans, c'est ce que l'on faisait de mieux). Et ma mère en l'entendant m'avait dit que cela lui rappelait la Résistance. Il y a des liens. De l'amitié. Il n'y a pas de plat copinage. Vivant à l'autre bout de la Wallonie, je n'ai rencontré l'un et l'autre longuement qu'une ou deux fois depuis dix ans, avec Jean Louvet et François André. C'était en avril et mai 2007 pour élaborer la réponse à nos amis régionalistes de Bruxelles et leur manifeste de décembre 2006. 27 ans après, on se dit qu'on n'a peut-être pas espéré en vain, parce qu'on l'a fait avec eux et une Ville qui « depuis des siècles pratique la liberté et l'indépendance et ne les perdra pas ».


  1. 1. Présentation du livre par son éditeur.
  2. 2. Problèmes belges intéressants
  3. 3. André Blavier dans Wikipédia
  4. 4. Henri Pousseur : article de la Wikipédia en anglais
  5. 5. Petites merveilles, Poings levés
  6. 6. Henri Pousseur, Une Esthétique ou une Ethique ?, Le centre de recherches musicales de Wallonie, Ministère de l'Education nationale, 1976, p. 15.
  7. 7. The Trois Visages de Liege [...evokes] not only moments in sonic civic history, but the sounds of its historical events as well: wildcat strikes and their ensuing violence in 1960, protests against new laws being enacted, etc.
  8. 8. Article sur les Dardenne dans la Wikipédia en anglais
  9. 9. Critique : "Au dos de nos images" (Luc Dardenne)
  10. 10. Article sur ce texte dans la Wikipédia en anglais
  11. 11. Une nuit de Vendredi-Saint, je suis allé voir sa pièce Cante Jondo, qui s'exprime sur la Vierge Marie, c'était assez étonnant...
  12. 12. Article sur la Wikipédia en anglais.
  13. 13. Bob Morane
  14. 14. Une grande écrivaine de Wallonie : Nicole Malinconi Nicole Malinconi (« Da Solo »)
  15. 15. Un historien flamand considère que Storck a fondé le cinéma wallon : "Although a Fleming, he is the father of the Wallooon cinema" (Robert Stallaerts dans Historical dictionary of Belgium, Scarecrow Press, p. 199 ; Voyez Critique: Misère au Borinage (Storck et Ivens)
  16. 16. Un des meilleurs films du XXe siècle ("Déjà s'envole la fleur maigre")
  17. 17. Critique : Flandre-Wallonie. Quelle solidarité ? Michel Quévit (Couleurs livres)
  18. 18. Cinéma wallon et réalité particulière
  19. 19. Un texte de cette chanson en vieux français est traduit ici en un anglais qui permet d'entrer dans notre vieille langue et les notes renvoient vers des versions audibles directement de cette si ancienne musique liégeoise