L'horrible éternité belge de Louis Michel

8 October, 2010

Louis Michel croit donc en l'éternité de son pays. 1 Ce mot d' « éternité » a une connotation religieuse assez irréelle, même pour les croyants qui ne placeraient pas l'éternité dans le temporel ou, du moins, ne les confondraient pas .

Un sens non religieux à l'éternité

Il existe une façon de « fabriquer du même à travers le temps » comme le dit Bruno Latour qui n'est pas l'identité, par exemple, d'une mesure fixée pour toujours comme le mètre au moment de la Révolution française. Ce qui est l'universel de standardisation. La mesure fixée un jour (comme le mètre) descend intacte du passé vers le présent. Mais il y a une autre universalité (une autre éternité...), qui « ne repose pas sur le maintien d'une substance intacte à travers l'espace et le temps » nous dit Latour 2, mais qui suit le chemin inverse. Cette manière de fabriquer du même à travers le temps, ne consiste pas à laisser descendre le passé vers le présent, mais à remonter du présent vers le passé comme lorsque l'amant répond à l'amante qui lui demande s'il l'aime, qu'il l'aime.

C'est toujours quelque chose de différent.

Il est difficile d'imaginer qu'à la question « Est-ce que tu m'aimes ? », l'amant puisse répondre par une réponse un jour définitivement enregistrée sur son GSM qu'il n'a plus, alors, qu'à enclencher en poussant sur la touche ad hoc de son téléphone portable chaque fois que la question est à nouveau posée.

Son vivant et concret « Oui, je t'aime » a beau avoir été dit mille fois de la même manière, avec les mêmes mots, ces mots, chaque fois qu'ils sont prononcés, sont différents et pourtant, c'est le même amour sans cesse grandissant et chaque fois nouveau. S'il y a une éternité envisageable, même hors de concepts religieux au sens strict, ce pourrait être celle-là. Et elle pourrait être le sens que l'on donne à l'éternité des peuples, le fait de renouer avec eux-mêmes sans cesse à travers le contrat renouvelé des citoyens. Une manière, si l'on veut, de se redire qu'il faut poursuivre ensemble l'aventure nationale, mais en la renouvelant sans cesse. Peut-être la France (malgré ses régionalismes radicaux), donne-t-elle cet exemple.

Mais l'éternité de la Belgique soi-disant assurée par une famille, c'est l'éternité de la standardisation, l'éternité de l'ennui « fruit de la morne incuriosité qui prend les proportions de l'immortalité » comme aurait dit Baudelaire. Une éternité qui fige et emprisonne, sans doute tout aussi bien les Flamands que les Wallons.

Une éternité de prison

L'éternité belge « standard », c'est ce que nous vivons au jour le jour : l'incapacité de s'arranger au cœur d'un même Etat qui, pour cette raison, doit être sinon rompu en tout cas transformé de fond en comble. Je lis par exemple dans le tome 2 de la « Nouvelle histoire de Belgique », L'entrée dans le XXe siècle de M.Dumoulin et La démocratie rêvée, bridée et bafouée, d'Emmanuel Gerard (ces deux livres distincts sont dans le même volume publié chez Complexe, Bruxelles, 2006), la complexité de la vie politique belge pendant la guerre de 1914-1918 et après la guerre jusqu'en 1925. Pendant la guerre, le roi Albert I pousse à l'élargissement du gouvernement qui s'était formé en 1912, gouvernement catholique homogène (et on pourrait presque ajouter gouvernement flamand homogène), malgré le cartel libéral-socialiste étendu à tout le pays pour briser la majorité catholique en place - depuis 1884 ! L'échec de ce cartel, à peu de voix près, c'est ce qui inspire à Destrée sa Lettre au Roi restée fameuse et les résolutions du Congrès wallon de 1912 qui « émet le voeu que la Wallonie soit séparée de la Flandre ». Le suffrage universel, déjà réclamé lors de la Jacquerie wallonne de 1886, puis obtenu en 1893 mais tempéré par le vote plural (plusieurs voix aux diplômés, aux propriétaires etc., ce qui avantage les catholiques), réclamé ensuite encore lors des grèves générales de 1902 et 1913, il va falloir attendre 1919 pour l'obtenir (de même que l'abrogation de l'article 310 du code pénal qui interdit la grève). A partir de là, Albert I, qui voulait que les socialistes soient intégrés à la vie politique, se désintéresse franchement d'eux maintenant qu'ils ont leur os à ronger (voyez Gerard, p. 60). Après les élections du 16 novembre 1919, les catholiques sont divisés. Frans Van Cauwelaert, constitue un groupe catholique flamingant de fait à la Chambre qui va faire appliquer le programme flamand minimum : a) flamandisation de tout l'enseignement b) flamandisation de la Justice et des administrations publiques en Flandre c) flamandisation de l'armée d) réorganisation des administrations centrales de telle façon que les affaires concernant la Flandre soient traitées en néerlandais et en français pour la Wallonie. Ce programme est justifié, mais quand il est voté partiellement le 31 juillet 1921, la majorité des députés wallons, de gauche comme de droite s'y opposent. Ce qui frappe, comme dans presque toutes les législations linguistiques, c'est que les choses aient toujours été obtenues de cette façon. On peut en tirer parti pour dire que les Wallons se sont vus obligés d'obtempérer ou qu'ils ont toujours fait preuve de mauvaise volonté, il faut être honnête. Mais il y a des tas de problèmes liés à cela.

Comme le fait que

- durant la période 1884-1914, d'autres lois linguistiques ont toutes été votées de la même façon par la Flandre majoritaire. Alors que les régions industrielles wallonnes de Belgique, comme le dit le fonctionnaire du 3 mai 1918 (dont nous reparlerons plus loin) sont totalement écartées de la direction du pays.

- que l'ouvrage que je cite ne parle même pas de ce vote qui a suscité pas mal d'indignation en pays wallon.

- qu'une histoire aussi importante que celle d'Höger, Le régime parlementaire belge de 1918 à 1940, Crisp, Bruxelles, 1969, parle, lui, de ce vote, mais en se contentant d'enregistrer les votes décisifs à la Chambre sur la loi, sans dire par qui ils sont émis. Et qu'il faut attendre le tome II de l'Encyclopédie du mouvement wallon parue en 2000 (et l'article Législations linguistiques), pour savoir comment en réalité les choses se sont passées, à savoir que le vote majoritaire à la Chambre s'est imposé aux députés wallons quasiment unanimes(sur les 59 députés wallons, 52 votent contre, 4 s'abstiennent et 3 votent pour). Pour comprendre aussi que ce vote, qui est donc unilatéral et flamand, prévoyait la néerlandisation complète des administrations provinciales et communales en Flandre, non certes la néerlandisation des administrations centrales implantées localement, mais l'obligation pour celles-ci de communiquer au public dans les deux langues, introduction du bilinguisme en Wallonie (qui n'avait pas lieu d'être dans cette partie du pays) et en Flandre, mais aussi d'une forme d'unilinguisme flamand en Flandre, une Flandre majoritaire qui nous contraint, que nous le voulions ou non, à apprendre le néerlandais. Certes, ce n'est pas une mauvaise chose que de connaître cette langue, sauf que nous n'avons pas le choix et que tant les non-bilingues que les bilingues n'aiment pas cette contrainte, ce qui n'est peut-être pas si bon que cela pour le néerlandais.

- que c'est après ce vote du 31 juillet 1921 que Joseph Maurice-Remouchamps proposa au Sénat l'instauration du vote du bilatéral qui prévoyait que les lois en Belgique devaient être votées par la majorité des deux groupes, le wallon et le flamand, du Parlement. Cette proposition (de révision de la Constitution en fait), peut-être pas la meilleure manière de résoudre la question de la minorité wallonne, mais dont le principe au moins aurait pu être discuté, ne fut même pas débattue, les Flamands rejetant en bloc sa prise en considération. Pourquoi? Poser la question, c'est y répondre.

- que l'on continue aujourd'hui à reprocher aux Wallons de n'avoir pas, eux, « accepté » le bilinguisme en 1932, ce qui aurait signifié quoi exactement ? La phrase a des allures d'évidence et en fait ne veut rien dire sauf éventuellement que tous les Wallons auraient tous dû devenir bilingues huit ans avant que n'éclate le second conflit mondial qui vit la majorité de l'infanterie flamande (le programme flamand minimum créa plus tard des divisions wallonnes et flamandes, de sorte que l'on a pu les identifier), s'abstenir de combattre l'envahisseur allemand... 3.

- que le seul gouvernement où les socialistes auront été au pouvoir avec un seul partenaire de 1918 à 1944 aura duré 11 mois, du 17 juin 1925 au 11 mai 1926, renversé comme l'explique Gerard par la Haute finance (ce que nous expliquons un peu plus loin). Il faudra attendre neuf ans (de 1926 à 1935) pour les retrouver au pouvoir dans un cabinet d'union nationale, la seule formule qui leur permettra d'être au pouvoir en Belgique jusqu'en 1944 4 Le suffrage universel n'avait donc permis aux socialistes de gouverner significativement que durant quelques mois au cours de cette période et encore ! puisque leur alliance de centre-gauche (le gouvernement Poullet-Vandervelde), fut en fait renversé par la Haute finance qui prit des mesures pour faire chuter le franc belge ou des mesures qui eurent en tout cas cette conséquence. Le gouvernement Poullet-Vandervelde, pour stabiliser le franc, prévoyait le remboursement de la dette publique par le biais d'un prêt étranger en dollars. Et pour équilibrer le budget, il prévoyait une hausse des impôts. Ce programme de hausse d'impôts suscita une levée de boucliers parmi les catholiques conservateurs, y compris d'anciens ministres catholiques, ce qui rendit méfiants les banquiers étrangers. Comme ce gouvernement voulait également prendre des mesures en faveur des Flamands, il suscita dans les mêmes milieux bourgeois francophones, une opposition redoublée 5

Une Belgique de droite qui exclut la Wallonie

Ce dernier fait est peut-être le plus significatif. Il illustre de manière saisissante la lucidité de ce rapport du 3 mai 1918 écrit à l'intention de l'ambassadeur belge à La Haye, description de la question nationale belge toujours actuelle.« Par la jeu de notre politique intérieure, la direction des affaires du pays appartient à un parti qui s'appuie principalement sur les régions flamandes et agricoles de la Belgique, alors qu'elle échappe entièrement aux régions industrielles wallonnes du pays. C'est là une situation qui n'est pas normale, qui procède d'une application défectueuse du régime parlementaire (...) qui était déjà visible avant-guerre et qui va empirer. La différence entre la question flamande et la question wallonne, c'est que les Flamands poursuivent l'accomplissement graduel d'un idéal d'ordre intellectuel et moral, tandis que les Wallons exigent l'abolition immédiate d'un état de choses qu'ils regardent comme abusif et vexatoire. » 6

Il est vrai que, après 1944, les socialistes vont être plus fréquemment au pouvoir. Et, surtout après la terrible grève de 1950 contre Léopold III, Baudouin I va se rendre compte qu'il ne pourra plus s'en passer. 7. Mais quand cette période commence, une autre bourgeoisie que celle qui renversa le gouvernement Poullet-Vandervelde, la bourgeoisie flamande, s'approprie une grande part des ressources de l'Etat afin de les investir presque seulement en Flandre comme le démontre Michel Quévit.

Pourquoi, du point de vue de la gauche wallonne, faudrait-il à ce point sauver une Belgique qui aura toujours fait son malheur ? Le malheur de la démocratie et le malheur de la social-démocratie en même temps que celui de la Wallonie réduite aujourd'hui à la posture de mendiante (sous la formule absurde « nous ne sommes demandeurs de rien » ce qui, comme souvent toute formule, veut dire le contraire de ce qu'elle semble signifier) ? Alors que c'est bien elle qui irrigua sa richesse dans le pays tout entier ?

Espérons que nous ne soyons pas condamnés à une telle éternité...


  1. 1. Louis Michel veut croire en l'éternité de la Belgique
  2. 2. Bruno Latour, Jubiler ou les tourments de la parole religieuse, Seuil, Paris, 2002, p. 57.
  3. 3. Régiments flamands et wallons en mai 1940
  4. 4. A l'exception de l'éphémère gouvernement catholique-POB d'H.Pierlot qui dure cinq jours du 22 au 27 février 1939) : Voir la liste des gouvernements de 1918 à 1944 établie par Gerard dans La démocratie rêvée, bridée et bafouée, p. 247.
  5. 5. Voir Gerard, op. cit., pp. 104-108.
  6. 6. cité par P.Delforge dans son livre La Wallonie et la Première Guerre mondiale, IJD, Namur p. 490.
  7. 7. Critique: ''La Couronne et la Rose, Baudouin et le monde socialiste 1950-1974'' (Vincent Delcorps). Editions Le Cri