Deux êtres qui s'aiment valent tout un peuple

Projet de manifeste culturel wallon (en 2005)

Jeunesse (Pierre Paulus 1911)

Jeunesse (Pierre Paulus 1911)


On peut fabriquer du « même » en standardisant 1: les appareils ménagers ou la mesure des choses (mètre, degré Celsius, voltage). Cet universel de standardisation va du passé - ce jour où l'on a défini le mètre -, jusqu'au présent où le système métrique perdure. Souvent, on raisonne comme si l'universel n'était que l'universel de standardisation.

Il y a un autre universel. Les amants expriment et refondent tous les jours leur pacte initial en se redisant qu'ils s'aiment : les mots sont en apparence identiques, mais en fait ils changent à chaque fois qu'ils sont prononcés. On fabrique du « même », mais pas en partant de la mesure ou de l'objet standardisés, pas en allant du passé au présent. Mais, à l'inverse, en allant du présent au passé, en retournant à l'acte fondateur de l'amour, au premier « je t'aime », proféré, un jour, une première fois, et en le redisant sans cesse, chaque fois différemment.

La mesure standardisée surplombe toutes les situations contingentes. L'aveu des amants fait de même, mais pas à travers une permanence figée, immuable : à travers une permanence sans cesse renouvelée et jaillissante, donc différente, comme une source. Ce qui est valable pour un couple, l'est pour une communauté plus large, un peuple ou une nation. Le poète l'a dit « Deux êtres qui s'aiment valent tout un peuple. »

Comment existent les nations ou les peuples

Les nations ou les peuples n'existent pas sur le modèle standardisé. Les nations ou les peuples se tiennent debout dans le monde en fabriquant de l'identique, du continu, mais qui ne repose pas non plus sur le maintien d'un élément immuable. Un peuple, c'est de l'humain sans cesse variable et à remettre en cause, de l'humain sans cesse variable et, cependant toujours le « même » si on veut.

« Deux êtres qui s'aiment valent tout un peuple », la métaphore du poète n'est donc pas arbitraire. Il a saisi dans la même intuition la force puissante et paradoxale du pacte amoureux et la force plus grande encore du pacte par lequel un peuple en devient un, réalisant ainsi l'humanité en un lieu donné et une histoire singulière. Les peuples se renvoient alors les uns aux autres ces récits en lesquels se réfracte l'humanité partout semblable aussi et cependant partout également différente.

Voilà pourquoi l'enjeu culturel est si décisif pour le peuple wallon. Ce n'est pas affaire de définitions standardisées. En écrivant le film Misère au Borinage, un Ostendais (Storck) et un Hollandais (Ivens) créèrent le cinéma wallon. Ces deux hommes ont pénétré l'un des récits qui nous fondent, lié intimement à l'industrie et à la prodigieuse et tragique aventure qu'elle fut ici. Liée aux luttes menées pour fonder une Cité juste. Mais la Wallonie a été reconnue et s'est aussi reconnue dans bien d'autres récits - littérature, théâtre, cinéma, BD, photo, le travail historiographique, l'analyse sociologique, politique, les revues et même la musique, la peinture, la sculpture qui sont des arts plus éloignés du récit proprement dit.

La Wallonie comme pacte sans cesse renouvelé n'entre pas dans une définition étroite ou définitive. Elle ne se confond cependant pas avec les autres peuples puisqu'elle dialogue avec eux. Il est donc important de ne pas enfermer la culture qui exprime la Wallonie dans une définition ethnique, dans une identité close. Mais il est tout aussi important d'ajouter que pour sa respiration même, pour l'humanité qu'elle porte en elle, la Wallonie soit reconnue à travers ce qu'elle filme, ce qu'elle dessine, ce qu'elle peint et ce qu'elle sculpte.

On ne peut instrumentaliser la culture au service d'un projet politique partisan. On ne peut pas non plus censurer l'humanité que nous portons en nous en la standardisant ou en niant que la Wallonie doit, sous peine de mort, « signer de son nom sa contribution à l'universel humain ».


  1. 1. Inspiré de Bruno Latour, Jubiler ou les tourments de la parole religieuse,Seuil, Paris, 2002