Critique : Histoire de la Pensée au Pays de Liège Tome II (pages 333-729)
Cette histoire a les dimensions d'une encyclopédie mais constitue en réalité une véritable bibliothèque en ce sens que chaque sujet est traité à fond en somme comme une monographie. Qui pourra se passer de ce travail s'il veut étudier lapensée au Pays de Liège ?
David de Dinant (1165-1214/17)
Dinant au XVIe siècle (J. Gaier-Lohest, L'évolution topographique de Dinant au Moyen-Âge, BXL, 1964.
1. [743-747]-milieu du Xe siècle ["profond rivage"] 2. 1458-1459 [rivage du marché] 3. fin du XIIIe siècle - [1477], grant aploy. a. Leffe XIIIe siècle b et c :XVIe siècle P = 824. L'échelle mesure 100 m au maximum.], ce pl. XIV a été revu et corrigé par Marc Suttor
Bernard Forthomme cite plusieurs fragments des textes où David de Dinant exprime sa pensée (ses livres ont été brûlés) dont celui-ci qui me semble être la conclusion de ceux qui précèdent (p. 144-145) : « Il est donc manifeste qu'il n'y a qu'uneseule et unique substance, non seulement de tous les corps, mais aussi de toutes les âmes, et que cette substance n'est autre que dieu lui-même. Or la substance dont sont faits tous les corps est appelée la matière, la substance dont sont faites toutes les âmes est appelée la raison ou l'esprit. Il est donc manifeste que dieu est la raison de toutes les âmes et la matière de tous les corps. » (cité p. 145-146). David de Dinant conteste l'idée aristotélicienne du primat de l'acte sur la puissance mais conserve l'idée d'une puissance indéterminée et infinie. On a parfois considéré que David de Dinant était un matérialiste : « Toutefois, il n'est pas question d' un naturalisme positiviste. Il est clair, au regard de David de Dinant, que la causalité naturelle sensible ou biologique, suppose la hylè, la matière entendue comme puissance pure (non comme acte matériel), et que cette puissance est identifiée ici, comme tout ce qui est psychique ou spirituel (mens), à ce qu'il nomme » deus ». Ce qui nous éloigne autant d'un panthéisme antique supposé- le terme panthéisme ne date d'ailleurs que du XVIIIe siècle, et monothéisme du siècle suivant-que de la physique d'Aristote car il n'y a plus de différence fondamentale entre le sublunaire et l'éther séparé, et le supralunaire qui serait supérieur. On passe ici à une unification physique du monde, avant même, que François d'Assise, dans son chant du Frère soleil (Cantico di Frate Sole,1225) n'énonce la parenté entre les éléments de la terre et ceux des astres, et que le monde Ptolémée fasse définitivement place à celui de Copernic, de Galilée et de Lemaître. » (p. 349-350). Plus loin Bernard Forthomme se pose la question desavoir si le monisme de David de Dinant n'était pas une façon de répondre au dualisme cathare et signale son influence sur Giordano Bruno (p. 352).
Siger de Brabant (1240-1281/84)
Assez étrangement, « Siger défend bien la thèse suivant laquelle ce n'est pas la volonté comme telle qui est libre, mais l'intelligence, car l'intelligence et non la volonté, est capable de suspendre l'influence d'une causalité. » (p. 373) S'ensuit touteune discussion sur l'intellectualisme de Siger, discussion difficile à suivre, avec le rappel de ce qu'est la volonté dont l'autonomie comme faculté ne semble pas reconnue : « Qu'est-ce qui rend le jugement librement modifiable et nonnécessairement, lors de sa réception d'une nouvelle doctrine ou lors du passage à un nouvel objet de pensée ? N'est-ce pas précisément la volonté libre qui, elle, n'a pas à se conformer à un objet pout le connaître et qui par l'attention quelleprovoque, modifie le préjugé de naissance ou l'objet actuel de jugement. » (p. 376)
Les difficultés que l'on rencontre chez Siger sur ces questions proviennent selon l'auteur d'Aristote lui-même qui ignore la volonté « comme faculté ou puissance rationnelle en elle-même, et pas seulement comme désir raisonnable, tout comme ilignore l'identification d'une telle volonté à la liberté. » (p. 379), ou encore la volonté comme « puissance active, capable d'innovation.» (ibid). On lira aussi avec intérêt les discussions engagées par Siger sur des vertus comme l'humilité ou lacontinence, l'amour de soi, l'amour : « Mais, comme la volonté, nous venons de le voir, ne dispose pas de l'autonomie nécessaire pour s'engager librement dans telle ou telle action sans la liberté du jugement ou privé de l'acte intellectuel quirésiste aux causalités nécessaires, il découle que l'amour en lui-même ne peut perfectionner la liberté. » (p. 385)
A partir du moment où, au 13esiècle, la pensée d'Aristote est mieux connue, la question de l'éternité du monde est posée. Elle permettrait de mettre en cause l'idée d'une création telle que la voit le christianisme soit comme une existencecommençant dans le temps, pas nécessairement la dépendance ontologique de la création du créateur. Pour Thomas d'Aquin au plan philosophique il est possible de considérer que le monde est éternel, mais non pas théologiquement. Sigerétend cet agnosticisme à la philosophie et à la théologie, annonçant ainsi d'une certaine façon celui de Kant et de ses antinomies de la raison pure à ce propos. Bernard Forthomme cite aussi le chanoine Lemaître qui, à propos de l'atome primitif,écrivait en 1936-1940 : « La question de savoir si c'était un vrai commencement ou plutôt une création-quelque chose débutant à partir de rien-, est une question philosophique qui ne peut être résolue par des considérations physiques ouastronomiques. » (p. 391, suite de la note 118, p. 390). Lemaître cependant, selon Bernard Forthomme, dépasse le pessimisme pascalien et affirme que l'univers est accessible à la science humaine, qu'il n'est pas trop grand pour l'homme. PourSiger, « un être un est produit à partir d'un corps et d'une âme, sans quelconque tiers qui serait cause qu'ils sont un... »(p. 394). La « puissance à être », est pour Siger une manière de contourner la « création à partir de rien » qu'il jugeimpensable. Siger ne peut accepter non plus l'idée que dans l'eucharistie, la transformation de la substance du pain et du vin en corps et sans du Christ permettrait que le pain et le vin demeurent comme des accidents sans que la substance dontils sont les accidents ne demeure.
Gilles de Lessines (1230-1304)
Ce chapitre est court. Si Gilles est né à Lessines, il partage avec David de Dinant et Siger de Brabant ce tout grand intérêt pour Aristote qui les caractérise. Gilles, élève de Thomas d’Aquin a combattu Siger. A partir de l’idée que le temps est donné par Dieu et ne peut être considéré par personne comme sa propriété, il met en cause l’usure ou même en général le prêt à tempérament, estimant que ce temps, jours ouvrables, sommeil, veille, jours fériés, il ne permet pas au prêteur de l’utiliser, (puisqu’il lui est offert gratuitement, pour gagner sa vie au détriment de celui à qui il prête). Il concède cependant que le prêteur prend un risque en prêtant ce qu’il lui appartient (p. 418).
Godefroid de Fontaines (1250-1306)
Bernard Forthomme donne cette définition du phantasme « images ou représentations qu'une chose particulière imprime en nous, instruments de la connaissance intellectuelle » qui permet de comprendre pourquoi Duns Scot s'oppose à laconception de la liberté chez Godefroid qui estime que le phantasme détermine la volonté, ce qui serait selon lui nous réduire à des bœufs (p. 443). Pour lui, la volonté « est elle-même cause partielle de l'acte volontaire-tout en restant cause absolue en elle-même, incausée, en tant que puissance pure de livre vouloir. » (p. 443). Au contraire, Godefroid (que cite Bernard Forthomme) pense que « La nécessité ne répugne pas à la liberté, car la volonté veut nécessairement sa finultime, mais librement. » ( cité p. 444). L'auteur de l'Histoire de la pensée au Pays de Liège estime que Godefroid prépare le grand rationalisme moderne : « la liberté supérieure est celle qui veut le nécessaire ou l'optimum. » (p. 444) On peutaussi relier cela, à notre avis, à l' intellectualisme de Socrate selon lequel « nul ne fait le mal volontairement » et l'opposer à l'idée du mal radical chez Kant.
En revanche, l'insistance sur la liberté de l'intellect est « un premier signe de l'affaiblissement de la dichotomie (volonté/intelligence), propre à la philosophie et à la théologie médiévales des facultés. Affaiblissement directement proportionnel à lamontée en puissance de la prise en compte de la personne sinon de l'individu. Car c'est toute la personne qui veut intellige et espère : si elle veut, elle intellige déjà et inversement. » (p. 444-445)
Godefroid donna aussi son avis sur Marguerite Porete et son livre Miroir des âmes simples et anéanties : son auteure fut condamnée mais continue à diffuser son livre de sorte que finalement elle fut brûlée en place de grève le 1erjuin 1310 :« L'âme ne peut parvenir à la vie ou à la manière d'être divine avant qu'elle ne soit parvenue à la manière que ce livre décrit, car toutes les autres manières inférieures à cette manière, sont des manières humaines. Mais celle-là seule [...] estmanière d'être divine nu lle autre que celle-là» (p. 446-447).
Conformément à son intellectualisme et sa philosophie de la volonté, il considère que « la raison de l'amour n'est pas seulement la fin et le bien intrinsèque(quant à l'intellect premier), mais aussi le bien propre ou sa vertu (quant à la volonté).Autrement dit, l'amour implique non seulement le bien extrinsèque de celui qui est aimé, mais le bien intrinsèque de celui qui aime. » ( p. 446). Bernard Forthomme estime que cette conception de l'amour exclut « l'idée d'un bien souverain sans moi, sans autrui et sans Dieu. » (p. 449).
Il pense selon ses propres mots que « Tout être particulier est de nature partie ou quasi partie d'un certain tout...Aussi est-ce à l'ordre qui l'oriente vers ce tout, que chaque être doit la propre union ou la propre unité de sa nature, plutôt qu'au faitde son existence subjective. « (cité p. 456). Cela peut engendrer la nécessité de perdre la vie pour la Cité qui la donne. Il importe aussi que la Cité soit démocratique même s'il n'use pas du terme : « lorsqu'un homme gouverne des hommeslibres et non des esclaves, il ne tient le droit de gouverner que de la communauté tout entière. C'est elle qui l'élit, qui l'institue ou qui l'accepte, et lui donne son consentement. Son gouvernement ne doit s'exercer que pour le bien commun, l'utilitécommune. » (cité p. 461).
Il fait songer à l'exigence de la publicité chez Habermas (et à la Paix de Fexhe et, en général, les constitutions qui légitiment l'insurrection), quand il écrit : « Lorsque le prince se contente de consulter son conseil privé sans vouloir que d'autres connaissent la raison et la nécessité des impositions qu'ils décident les sujets doivent leur résister, s'ils le peuvent... Agir autrement serait transformer peu à peu le royaume en tyrannie et réduire les hommes libres à la condition de serfs. Il est àcraindre que la pusillanimité des uns et l'infidélité des autres y conduisent directement. » (cité p. 464).
Sa conception de l'intelligence humaine l'amène à affirmer que l'intellect n'agit qu'en fonction de l'objet imprimant en nous son phantasme, mais à travers cette passivité première l'intellect dégage l'universel du sensible et paradoxalement « la passivité de l'intellect est donc un acte de libération noétique. »(p. 473). La finitude de notre intelligence explique que l'on ne peut voir Dieu qu'en énigme à travers le miroir de la foi et de l'espérance. Cela n'empêche pas Godefroid de penser qu'il y a une vision plus directe de Dieu dans Le Miroir des âmes simples et anéanties et qui seulement demeurent en vouloir et désir d'amour de Marguerite Porete (le titre in extenso donne idée du contenu de ce que voulait dire la suppliciée)
Penser la multiplication et l'unification des sciences. Les encyclopédies
La lecture d'un ouvrage comme celui-ci qui est en somme une bibliothèque mise en volume pose un problème au lecteur et évidemment à celui qui veut rendre compte de sa lecture. Il est d'abord question de l'encyclopédie de Thomas deCantimpré (1200-1270), De natura rerum. Rendre compte d'un projet encyclopédique n'est pas simple même si Bernard Forthomme en donne les lignes de force. D'autant plus qu'il s'agit d'une encyclopédie du savoir connu (définition de cegenre), au 13esiècle qui n'est pas de la plus brûlante actualité. On se tromperait cependant en pensant que les savoirs anciens sont obsolètes. Les exemples foisonnent d'intuition anciennes qui peuvent redevenir de la plus brûlante actualité.Ne songeons qu'au mot « économie » auquel le philosophe Deneault redonne son sens patristique en un mit d'équilibre harmonieux et changeant pour, par contraste fustiger l'emploi de ce mot aujourd'hui qui somme toute évoque prédation etdestruction. Selon Bernard Forthomme, Thomas dépasse la polarisation France-Germanie qui a jusqu'ici marqué la pensée liégeoise et elle s'ouvre vers des contrées européennes mais aussi par-delà, par exemple au monde arabe. C'estl'anthropologie qui est la clé de ce livre. Pour lui l'âme humaine est simple. L'esprit humain recèle en lui un dynamisme qui lui permet de tout comprendre ou en tout cas appréhender ; les monstres humains et marins ; les récits exemplaires duLivre des abeilles... L'énumération est interrompue par la mention de L'Alphabet narratif d'Arnold de Liège avec ses exempla(la mort, les femmes, le démon). L'énumération du livre de Thomas reprend : Botanique ; Lapidaire ; fontanaire etélémentaire ; les minéraux et les astres. Au total, le livre « met moins l'accent sur les questions cosmologiques que sur l'homme et les sciences naturelles . » (p. 502) La diffusion de ce livre que Thomas n'a pas signé est énorme.
Henri Bate (1246-1310) écrit de lui-même : « Ce serviteur de Dieu a écouté volontiers depuis l'enfance, les airs de pipeaux et de flûtes champêtres , et de toutes sortes d'instruments musicaux, et il prit plaisir en eux comme s'il avait obtenuune part de n'importe quel art de cette sorte... Mais après qu'il se fut engagé dans la voie philosophique, ayant été fait son élève et ayant cultivé une plus grande compréhension de l'esprit, il devint plus écoutant, et il ne se soucia plus longtempsde pratiquer la flûte, en accord avec ce que dit le Philosophe dans le huitième livre des Politiques : on raconte en effet que Pallas après avoir découvert l'aulos , le rejeta . » (cité p. 506). A Paris, Henri, né à Malines qui relevai tant du diocèse quede la Principauté (elle ne sera vendue au Brabant qu'en 1333 (p. 510)). Il rencontre à Paris Thomas d'Aquin, Gilles de Lessines, Godefroid de Fontaines. Dans son Miroir des choses divines et de quelques naturelles, il a pu êtrequestion d'astrologie (considérée alors comme une science), d'astronomie notamment à partir d'écrits arabes. Bernard Forthomme admet que la pensée d'Henri est décousue et at random, un labyrinthe (p. 525). Il veut aussi réconcilier lascience selon Platon et celle selon Aristote : « Lorsque le jeune Socrate discute dans sa philosophie avec les anciens sur la cause des êtres, il s'occupe plus des causes premières, principales, lointaines et universelles, que des causessecondaires et prochaines. Aristote par contre , s'en tient plus aux causes prochaines qu'aux éloignées parce que nous connaissons et distinguons les êtres le plus souvent par elles. Or Aristote philosophe le plus souvent selon la connaissancehumaine, là où Platon prient ses aspirations aussi loin que cela semble possible : vers la causalités divine. C'est pourquoi Albert de Cologne dit, non sans raison, dans le premier livre de sa Métaphysique, que la philosophie elle-même est plusaccomplie et complètement achevée par la conjonction des systèmes philosophiques de Platon et d'Aristote. C'est qu'entre les deux, il n'y a pas de réelle contradiction. » (cité p. 526). Pic de la Mirandole qui possédait un exemplaire du Miroir de Henri de Bate préconisera une concordance plus ample encore entre toutes les religions (p. 531)
Le Miroir de la musique de Jacques de Hesbaye (mort après 1330), est une tentative de philosophie de la musique qui, nous dit Bernard Forthomme vise « de façon explicite , l'établissement de la musique en tant que science de l'universel comme la philosophie, entendue au sens Epsilon de la Métaphysique d'Aristote » (p. 535). « Cet art reflète l'harmonie divine, moteur non-mu, cause incausée de l'harmonie cosmique, humaine et mathématique, spéculative et pratique(instrumentale). » (p. 536) Elle est même destinée « à favoriser notre liberté morale ou personnelle, sociale et politique. » (p. 537). Bernard Forthomme rapproche le très grand musicien liégeois Ciconia (mort en 1412), pourtant partisan de l'ars nova que critiquait Jacques et le cite : « La grandeur de la musique récapitule tout ce qui vit et ne vit pas. De même que le monde est une Université qui est constituée de la terre et du ciel, la musique comprend toute chose qui est au cielet sur la terre. Et dans le Bréviaire : la grandeur de la musique réside en tout ce qui consiste en sons et en nombres ou mensurations et quantités. La grandeur de la musique réside dans le mouvement céleste ou en ces choses qui sont mues enmer et sur terre. Suivant Isidore de Séville : sans la musique nnulle discipline peut être parfaite. Il n'y a rien sans elle. » (cité p. 555). Jean-Jacques Rousseau exploitera le Miroir de Jacques de Hesbaye pour l'Encyclopédie.
Pierre Plaoul (1353-1415) et le schisme d'Occident
Je passe sur quelques pages où Bernard Forthomme décrit la façon dont dont Pierre Plaoul donne son cours de théologie à Paris et en arrive rapidement à la façon dont il parle de la foi, de l'acte de foi, ce qui était neuf. « Désormais la connaissance de foi examinée au regard de la connaissance intellectuelle et de son secteur volontaire secondaire, accomplit ce qui constitue le nerf de la science théologique. » (p. 571). Plaoul admet l'autonomie de la connaissance de foi par rapport à la morale voire à la christologie. Plaoul consacrait une très grand nombre de leçons à la question de la liberté qui « apparaît comme ce qui est appelé librement par la diversité des relations divines, mais également comme ce qui inspire à son tour l'incarnation du Verbe lui-même... » (p. 563 : nous ajouterions en fonction du contexte, non l'incarnation comme remède à la Chute). Plaoul au fond a quelque chose de blondélien : les propositions de la théologie comme celles de la foi ne sont que probables, mais « ces propositions ne sont pas de simples opinions (où l'intellect peut bien considérer comme vrai le contraire), mais cela ne relève pas de la science, d'un savoir où l'intellect ne peut qu'assentir à la vérité d'une proposition que l'intellect éprouve et considère être vraie. Autrement du côté de la connaissance théologique, l'intellect adhère à une vérité à laquelle la volonté réclame son adhésion. » (p. 574) Si l'amour nous entraîne à aimer Dieu pour lui-même, la foi nous entraîne à croire ce qu'il dit pour lui-même, la foi doit être comprise à partir de la foi et c'est elle qui nous fait comprendre les vérités théologiques.
Selon lui il y a trois manières de comprendre la manière dont on est amené à croire. La première considère que l'intelligence consent « à la vérité première pour elle-même sans aucune évidence probante » ( p. 575). La deuxième soutient que l'assentiment de foi n'est donné « que par la contrainte rationnelle de l' intellect » (p. 576), ce qui fait que croire est une nécessité et n'est en rien méritoire. « La troisième thèse » poursuit l'auteur « soutient que des raisons probables sont requises ; cependant elles ne nécessitent pas la foi, et la gouvernance de la volonté est donc requise au au côté de ces raisons. » (p. 576). Pour lui les raisons démonstratives sont souvent énoncées en termes abscons destinés à dissimuler l'arrogance de celui qui les développe alors que l'acte de foi se dit en termes clairs, une clarté qui vient de l'humilité. La foi vient « des récits empiriques, des lois, des chants, des maximes de sagesse, des exhortations prophétiques ou des appels du futur. » (p. 576-577). On objecte à cela que les sciences reposent sur certains principes indémontrables. Mais la connaissance de la foi « entend et voit de manière singulière » (p. 577). Si elle était fondée sur des raisons, elle serait fragile car aux raisons peuvent s'en opposer d'autres. D'où le recours aux fameuses raisons « probables » qui peuvent elles aussi renforcer la foi. Plaoul compare ceux qui se fondent sur ces raisons à ceux qui croient d'abord pour des avantages temporels et qui finissent en cours de route à se prendre au jeu et à croire en Dieu pour lui-même. Pour lui, dans la foi, il y a coïncidence entre l'intellect et la volonté qui ne font qu'un et il cite Augustin d'Hippone qui estimait que l'homme est capable de bien des choses sans le vouloir « mais il ne peut croire sans le vouloir, credere non nisi volens. » (Plaoul cité p. 579). Pour Bernard Forthomme on n'est plus loin ici de la Réforme.
Plaoul a plaidé également devant l'assemblée du clergé de France et au nom de l'université de Paris en 1406 d'abord en latin puis en français en introduisant cette partie de l'exposé en précisant qu'il était liégeois et donc avec l'usage du français propre à ce pays. Hélène Molet écrit de lui «Pierre Plaoul fit plus que prendre part aux événements ; il contribua à les façonner. Il avait personnellement fait le choix de se battre pour l’unité de l’Église au lieu de continuer à soutenir la légitimité avignonnaise, tout comme la très grande majorité des universitaires parisiens. Il fut à la tête de plusieurs ambassades et il prononça de nombreux discours. Nous connaissons la teneur de certains d’entre eux par des notes d’auditeurs ou par des résumés. Aux côtés de Simon de Cramaud, il a été l’un des artisans de la convocation du concile de Pise (1409) par les cardinaux des deux obédiences. Un évêché, celui de Senlis, couronna sa carrière ecclésiastique. Plusieurs chroniqueurs, dont le célèbre « religieux de Saint-Denys », ont fait mention de lui. Il est donc possible non seulement de retracer sa vie mais aussi de prendre la mesure de sa réputation auprès de ses contemporains et, finalement, de s’interroger sur les raisons de l’ingratitude de la renommée à son égard.» https://books.openedition.org/psorbonne/11568?lang=fr (consulté le 8 septembre 2021). Bernard Forthomme donne le verbatim de sa première intervention en français e 1406, p. 562-563.
Heymeric de Campo (1395-1460)
Fils naturel d'un prêtre, il naît à Son dans le Brabant flamand. Maître en théologie de l'université de Cologne, il étudiera également à Paris et enseignera aussi à Louvain toute nouvelle université du diocèse de Liège. Il s'est posé la question typiquement scolastique du lieu des universaux. Ils sont soit « pure materiala » (dans la matière), soit « pure formalia » (ils sont dans l'intellect divin), sont partagés « partim formaliter, partim materiala » (p. 615). Bernard Forthomme situe la première solution comme épicurienne, la seconde stoïcienne ou platonicienne. La voie « centriste » est aristotélicienne mais peut être interprétée comme soit épicurienne, soit thomiste. A ces voies correspondraient des sciences, la physique (pour l'épicurisme), la théologie (pour le platonisme) ou la métaphysique (pour Aristote). En 1431, il publie une manuscrit intitulé Theoremata totius univeri fundamentaliter doctrinalia. Dans cet ouvrage ambitieux il prétend parler de la totalité du réel en 44 paragraphes, dont 12 dont sont déduits la Trinité. Selon le texte suivant : « L'être et le non-être se contredisent mutuellement. C'est que, par nature, l'être même est plutôt que le non-être. Le premier principe possède donc l'être pur [i.e. sans non-être]. Cet être est parfaitement indivis, d'où son immutabilité, sa nécessité et son incorruptibilité ; d'où aussi cet être parfaitement un, vrai et bon. C'est un acte pur qui est complètement riche, essentiellement, compréhensivement. Son essence reste en elle-même ; par contre, son action se dirige vers quelque chose d'autre. Mais puisque ce qui est, l'est sur le fond de son identité, l'être comprend son action ... [théorème 12] Le début, le milieu et la fin déterminent l'ordonnance [de la paternité, de ce qui naît et de la spiration] qui concerne la source. Leur propre dignité caractéristique, c'est leur identité formelle. » (cité p. 622). Il en déduit l'émanation du monde (§13-16), la pluriformité de la réalité (§17-20), sa structure trinitaire et son retour à Dieu ((21-22) et démontre enfin la providence (34-43). Dans le Quadripartitus, Heymerick élabore le syllogisme suivant. En majeure, on pose le principe intelligent de vie qui se communique comme intelligence et volonté, comme verbe et processus amoureux, la mineure soutient que c'est de ce processus géminé « que résulte la corrélation trinitaire » (p. 624) : « la substance divine vivifie intellectuellement le père ou son intelligence engendrée, son verbe unique, dont procède l'existence distincte de l'amour spirituel » (ibid). Bernard Forthomme souligne que le fait de pouvoir mentir, être injuste ou endetté (impossibles en Dieu) ne met pas en cause la puissance divine, manière pour l'auteur de calmer l'angoisse du possible et du futur ce qui consonne avec les prédictions des textes mystiques de Brigitte de Suède (1303-1373) dont il va parler plus loin. L'humanation (mot qui existe en anglais et en latin et qui peut se créer en français), de Jésus provoque une transformation du temps et donc de la mort car Jésus meurt tout entier mais pas totalement (totum sed non totaliter). D'abord conciliariste (partisan de la supériorité du Concile sur le pape, ce qui s'explique aussi par le Schisme d'Occident), estimant justifiée la préséance d'une collectivité sur un seul homme il finit par juger que les deux autorités sont à concilier. A la suite d'un débat avec Matthias Döring, il juge les textes de Brigitte de Suède orthodoxe qu'il estime être une vraie théologienne, non pas au sens universitaire mais de la théologie mystique qui « illumine l'intellect et divine la volonté des hommes spirituels » (p. 631). On lui demande aussi son avis sur ce phénomène étrange des pèlerinages des enfants au Mont Saint-Michel. Il en admire l'ordre, « l'enthousiasme, le zèle dévorant pour la maison divine » (p. 632). Mais il estime qu'il est impossible de savoir quelle était l'inspiration exacte de ces enfants dans leur démarche. L'hiver de 1458 particulièrement rude met fin à ses pèlerinages dans la mesure où, au cours de ce dernier voyage, beaucoup d'enfants moururent d'épuisement.Denys le Chartreux ( 1402/3-1471)
Il est né à Rijckel au Limbourg, non loin de Saint-Trond. Il participe de la devotio moferna sans en retenir l'intellectualisme, étudie à Cologne alors que Heymeric y est maître des arts. Il lit la vie de Christine l'admirable chez Thomas de Catimpré. J. Huizinga le décrit de cette façon : « Denys le Chartreux est le type le plus parfait d'enthousiasme que la fin du Moyen-Âge ait produit. Son énergie est incroyable. Aux transports des mystiques, à un ascétisme féroce, aux visions et révélations, il joint une immense activité d'écrivain théologique... IK traite les plus profondes questions théologiques aussi bien que les simples demandes en matière de foi...Le travail énorme de médiation et de spéculation qu'il mena à bonne fin n'est pas le fruit d'une vie d'études paisibles et équilibrées. Il a été élaboré au milieu d'émotions inouïes et de violentes secousses. Visions et révélations composent son ordinaire... Personne n'a mieux connu l'angoisse des fins dernières ; l'attaque des démons au lit de l'agonisant est le sujet fréquent de ses sermons. Il converse constamment avec les défunts. Il reconnaît son père dans les flammes du purgatoire et le délivre. Bien que ses expériences personnelles l'occupent toujours, il n'en parle pas volontiers. Il a honte des extases qui lui viennent en toutes sortes d'occasions, surtout en entendant la musique parfois au milieu d'une noble compagnie attentive aux paroles de sa sagesse. » (cité p. 637)
Il maintient la priorité de l'intellect st la volonté (p. 640), reste fidèle au thomisme mais il considère que l'œuvre de Denis le Pseudo-Aréopagite est à ses yeux une autorité supérieure (p. 643). L'idée de résurrection des corps serait compatible avec la philosophie d'Aristote si « on transforme ce qui devrait l'assigner à la corruption comme l'âme qui lui est unie, suivant le philosophe grec, en argument pour son incorruptibilité. » (p. 644). Partant de la comparaison avec le tireur à l'arc il estime que la perfection est dans l'acte de vision, non dans l'objectif (planter la flèche au cœur de la cible). Il reprend l'image de Saint Paul du sportif qui concourt en vue du prix mais « il n'oppose pas ma course comme performance formelle de l'acte , et la course comme accomplissement, son prix extrinsèque. Dans la mentalité moderne, au contraire, ainsi dans l'athlétisme contemporain, c'est la performance de l'acte (le dépassement incessant de ses limites, jusqu'à la fatigue d'être soi) qui l'emporte non seulement sur le résultat (la recherche à tout prix du résultat), mais sur l'accomplissement de soi, ce perfectionnement de l'acte dans l'acte de vision directe. » (p. 647)Au contraire Denys insiste sur la la manière dont s'écrivent les béatitudes : bienheureux les cours purs car ils verront Dieu (et ils le voient déjà). Les pages 652 à 660 proposent une discussion fort technique, ou, disons, une comparaison entre Denys et Michel De Bay, théologien wallon du 16esiècle qui en raison de sa position radicale sur la corruption de la nature humaine, puisée chez St Augustin, estimait que la charité ne peut se rencontrer chez quelqu'un qui n'a pas été baptisé. La discussion en vaut la peine et il a une dimension historique évidente, nous la retrouverons sans doute dans la suite de l'ouvrage.
Van Steenberghen, professeur à Louvain, confessait que la seule preuve de l'immortalité était la Justice de Dieu dont Denys pense que, comme la béatitude, elle exige la totalité de l'être humain, corps et âme (p. 662). Il donne son avis sur les célébrations des saints qui souvent donnent lieu à des débordements (p.667), sur la vie des couples mariés, la mort (p. 668). Selon lui, « il y a bien une possibilité, pour l'intellect individuel, de bénéficier d'une connaissance pure de l'essence des substances séparées. En cela, elle participe à la connaissance angélique comprise comme une science pure, et à la cause première : cette participation répond au désir philosophique comme désir naturel. C'est la sagesse naturellement acquise. Cette épistémologie annonce la possibilité du grand rationalisme moderne après la conception cartésienne de la science et l'inscription du cogito dans l'unité ontologique de l'harmonie des monades. La critique kantienne de l'intuition intellectuelle ruinera ce rationalisme, mais elle se verra inscrire , à son tour, comme un simple moment de la Logique absolue se déterminant sans cesse dans l'Encyclopédie hégélienne... » (p. 671)
Denys le Chartreux refuse que la théologie ne serait pas une science dans la mesure où elle part de l'Ecriture qui ne rapporte que des évènements contingents alors que la science réclame la nécessité et l'universalité (p. 673). Il estime que les critères de la scientificité sont rencontrés car les principes premiers de la théologie viennent de Dieu et qu'en lui la connaissance implique universalité et nécessité « dans la mesure où Dieu connaît subjectivement le contingent de manière nécessaire. » (p. 674).
Conclusions provisoires : une tentation historiograhique
Le dernier chapitre de ce Tome II, intitulé Intercurrences évoque bien entendu le sac de Liège et les textes parus en Europe sur ce massacre, la relative rapidité avec laquelle Liège renaît de ses cendres. Il étudie successivement ma médecine et l'histoire à l'abbaye de Saint-Jacques, , l'histoire l'encyclopédie à celle de Saint-Laurent, la spiritualité à la Chartreuse des Douze-Apôtres, la réforme des mœurs et du langage chez les séculiers, la bibliothèque des Croisiers à Liège.
Nous sommes arrivés à la fin du 15esiècle et de plusieurs siècles de pensée au Pays de Liège. Il me semble que le lecteur arrivé ici en sera convaincu : il y a bien eu dans ce Pays une « pensée ». Nous venons d'en consulter non pas une encyclopédie mais une bibliothèque. Nous avions regretté que Marc Suttor dans Vie et dynamique d'un fleuve. La Meuse de Sedan à Maastricht (des origines à 1600), De Boeck, Bruxelles, 2006, concentre en ses 700 pages serrées, pratiquement tout ce que l'on peut savoir de la vie matérielle de ce fleuve au long de ces longs siècles. Nous avions regretté que rien n'y soit dit de ce que Genicot aurait appelé « la part de l'esprit ». Certes, ce dont Marc Suttor parle n'est pas au millimètre près, le « Pays de Liège » mais ce n'est pas un hasard s'il publie dans les annexes une carte du diocèse de Liège. Nous avions lu ce livre en nous plaignant d'avoir seulement, sur la part du politique dans cette histoire, juste ce qu'il faut pour rendre compte des arcannes de la vie commerciale et « matérielle ». Dans le livre de Bernard Forthomme, il est par contre souvent question du politique, car il est pensé et souvent exercé par les clercs. Il est question certes à plusieurs reprises des activités économiques du Pays de Liège. Mais on serait tenté de savoir la façon dont par exemple David de Dinant, qui a voyagé jusqu'en Grèce où il a séjourné et appris la langue, a pu profiter de l'activité économique de sa ville centrée sur la dinanderie (comme Namur Liège et Huy au départ et à partir d'une activité centrée sur Anthée entre Dinant et Philippeville), qui exporte ses productions en des proportions parfois considérables vers l'Angleterre en gagnant la mer par le delta puis par le delta ou Bruges, puis Anvers mais aussi vers l'Allemagne, la France, Gênes, Venise (Vie et dynamique d'un fleuve, p. 434)). Il est normal d'éprouver ce que Daniel Marguerat appelle pour ce qui est de la recherche historique sur Jésus, la tentation historiographique. On sait que règne une opinion qui fait consensus entre spécialistes de Jésus, l'impossibilité de faire une histoire de Jésus, comme tant de celles qui ont été écrites.
Quelle serait ici la tentation historiographique ? Celle de faire l'histoire de Liège en sa plus large acception (diocèse et principauté), ce qui peut intégrer sa vie jusqu'à aujourd'hui ? Celle de faire celle de la Wallonie ? L'histoire de Liège jusqu'à nous doit-elle intégrer plus que Liège ? Assurément ! L'histoire de la Meuse assurément aussi telle que la définit Marc Suttor : de Sedan à Masstricht. Or, dans les deux cas ce qu'intègre assez massivement et profondément, et plus que tout autre territoire, tout ce qui tourne autour de Liège, c'est la Wallonie sans la Gaume et le triangle Mons-Ath-Tournai, soit les trois-quarts de la Wallonie actuelle. Pour une raison géographique et culturelle (par exemple l'aire du parler wallon au sens strict dont les frontières en Wallonie sont celles du diocèse de Liège), tout ce qui relève en Wallonie du bassin versant de la Meuse, soit jusqu'aux portes du Hainaut central. Pour une raison historique et également culturelle, tout le reste.
On a envie de succomber à cette tentation.