Monarchie à la suédoise et complexe belge

Toudi mensuel n°47-48, juin 2002

Histoire de la monarchie belge

(Sur la monarchie protocolaire qui actualise certains éléments de la polémique ci-dessous: Monarchie protocolaire: on retarde [ajout du 22 mars 2010])

Dans La Revue Nouvelle Paul Wynants publie, sous le titre Trois paradoxes de la monarchie en Belgique (mars-avril 2002) 1 , un texte qui inaugure peut-être une nouvelle ère de conformisme néoroyaliste dans le monde intellectuel ou académique. Pendant 50 ans environ, ce monde ne se prononça que jamais (ou peu) sur la monarchie, manière de l'approuver tacitement. Et il s'annonce encore d'autres numéros spéciaux de revues sur la monarchie dont, La Revue générale et même Politique... À La Revue Nouvelle, Théo Hachez et Paul Wynants prônent une monarchie à la suédoise dont ils ne voient pas que la bourgeoise pensait l'avoir créée en 1831. Manière de dédramatiser la revendication républicaine qui est évidemment plus radicale. Manière aussi, à mon sens, en croyant « dédramatiser » la question, de cacher à nouveau la vieille frustration de la bourgeoise révolutionnaire de 1831 qui voulait la souveraineté pour elle-même, ce dont la monarchie l'a habilement dépossédée. La timidité même de cette proposition établit que la monarchie est toujours dans cette position et établit que cette proposition est irréalisable car elle laisse subsister la monarchie typiquement belge et... la Belgique. Il faut donc aller plus loin... Les sept erreurs historiques sur lesquelles on propose et on raisonne sur ce « projet » vieux de 171 ans mais qui se donne comme contemporain, suffisent à le condamner. Mais le fait que P.Wynants commence par écarter l'homme de la rue de cette réforme et de cette analyse (voir les lignes qui suivent) nous oblige à une réflexion préliminaire sur cette question du « peuple » et de ses capacités le plus souvent niées chez les monarchistes honteux ou affichés.

Le « peuple » de Pascal et celui d'Arlette Farge

Les trois paradoxes de l'article de Paul Wynants c'est que A. la monarchie voit ses pouvoirs se réduire, B. que sa fonction symbolique gagne en importance et C. qu'elle est mise en cause (autonomistes flamands, certains républicains), Ayant rappelé l'opacité de nos institutions, P.Wynants ajoute qu'elle ne favorise pas la compréhension de la monarchie: « Il est bien difficile à celui que Roosevelt appelait " le petit homme " - nous dirions: l'homme de la rue - de percevoir les trois paradoxes qui caractérisent la monarchie belge en 2002. » (p..9).

Comment est le « peuple » face à la monarchie? Blaise Pascal a écrit au 17e siècle en un français extraordinaire, une phrase qui dit tout: « Le peuple honore les personnes de grande naissance. Les demi-habiles les méprisent disant que la naissance n'est pas l'effet de la personne mais du hasard. Les habiles les honorent non par la pensée du peuple mais par la pensée de derrière. »2 Il y a coïncidence entre le peuple naïf de Pascal et les «petits hommes» de P.Wynants. Le peuple de Pascal ce sont des êtres humains éblouis par la noblesse et surtout celle de celui qui la dirige, le roi. Les demi-habiles sont les gens qui se croient « malins » et font la critique la plus évidente de la monarchie, (la naissance c'est le hasard et c'est sans mérite). La « pensée de derrière » c'est celle des dominants apercevant bien la sottise des croyances qui fondent le système mais y souscrivant pour le seul profit politique qui en découle.

Or Arlette Farge3, consultant des milliers de rapports d'indicateurs au 18e siècle (cent ans après Pascal) montre que le « peuple » du 17e siècle a changé. À Paris et dans les grandes villes, ses conversations sont espionnées par des mouchards dans les cafés, les rues, les places publiques. Consultant les milliers de rapports qui sont rédigés à la suite de ces « écoutes », Farge doit bien conclure que c'est lui, tout seul, le peuple, qui a remis de plus en plus en cause la fonction monarchique. Journaliers, artisans, commerçants, paysans, font preuve d'une lucidité politique qui traumatise les policiers d'alors à la lecture de ces rapports. Ils sont tentés d'y voir l'influence de Satan. Pour le Lieutenant de Police du 18e, comme pour tant d'élites aujourd'hui, « le petit homme » est incapable de réfléchir. Pourtant les idées de liberté et de souveraineté populaire sont nées dans ce « peuple », indépendamment de Voltaire ou Rousseau. Sur ce point la démonstration de Farge est éclatante et remet en cause bien des perspectives.

C'est à se demander s'ils sont si «habiles » que cela nos hommes politiques ou nos intellectuels qui commencent - pendant 50 ans (ou 170!) ils se sont tus - à reparler de monarchie et à la (re)penser selon la « pensée de derrière »! Je suis persuadé depuis que j'ai écrit Le citoyen déclassé que la monarchie a pris le pas sur la bourgeoisie de 1830 (ces « habiles» très malhabiles), et que cette bourgeoisie ne peut ni se remettre de cette frustration d'avoir été privée de « sa » révolution (préalablement confisquée au peuple), ni d'oser - et elle n'osera plus, car il est trop tard: la Belgique se divise - reprendre ce que la monarchie lui a ravi d'emblée. D'où ces propositions marquées de timidité politique, ces rêves de roi « à la suédoise » dans un pays où il n'y aura jamais de monarchie qu' « à la belge », la Flandre et la Wallonie pouvant, elles seules, aller plus loin...

Un roi à la suédoise, c'est un retour en arrière!

Il faut le dire et le redire, avant de signaler toutes les erreurs commises par P.Wynants. Cette idée de ramener la monarchie belge à un simple ornement, c'est un retour en arrière, un retour à 1830. Tous les historiens ont signalé que la bourgeoise belge de 1830 ne voulait pas d'une tutelle royale. Manifestement la fraction révolutionnaire de la bourgeoisie a été débordée par la bourgeoise financière qui, elle, a imposé la monarchie.. Le texte suivant de Pirenne mérite d'être lu attentivement. Il y décrit l'arrivée de Léopold I en Belgique et la vision politique du futur roi: « Pour cet esprit réaliste la politique se réduisait à l'art de gouverner, et le dogme de la souveraineté du peuple n'était qu'un grand mot. Au fond, c'était un conservateur (...) En dépit de ses accointances et de ses sympathies anglaises, ce qui domine peut-être en lui, c'est le principe allemand d'Ancien régime, aussi hostile aux principes révolutionnaires de la France qu'au nationalisme germanique de la Prusse. Son idéal, c'est l'Autriche de Metternich, avec son horreur de la démocratie et son gouvernement légitimiste et autoritaire. À ses yeux, la Constitution belge était une absurdité. Et il faut se demander comment, l'appréciant ainsi, il a pu l'appliquer avec une maîtrise qui fait de lui le type le plus achevé de monarque constitutionnel que l'Europe ait connu. En ceci sa connaissance approfondie du parlementarisme anglais, tel surtout qu'il était compris et appliqué par les Whigs, lui fut sans doute d'un précieux secours. Elle lui avait appris que dans un pays libre, le gouvernement n'est possible qu'avec le concours de l'opinion. Mais en Belgique, ce n'était pas comme en Angleterre une aristocratie rompue au maniement des affaires et appuyée sur une longue tradition politique qui dirigeait l'opinion, mais une bourgeoisie à tendances libérales, infatuée de son importance, imbue d'une idéologie révolutionnaire, empressée d'inaugurer une constitution toute neuve et pour ainsi dire d'en faire l'essai. La monarchie telle qu'elle la comprenait, c'était une "monarchie républicaine" dans laquelle la couronne ne devait être qu'un ornement et non pas un pouvoir (...) Avec une adresse consommée et une patience inlassable, il sut, en s'effaçant en apparence, prendre une influence croissante (...) Son irresponsabilité constitutionnelle, en dérobant son action au public, lui permit de l'exercer davantage dans le Conseil. Scrupuleusement fidèle à la Constitution, il [Léopold I) la laissa fonctionner en [...] s'y réservant [...] le rôle essentiel du régulateur dans une machine. Par cela même qu'elle se cachait, son intervention dans les affaires fut plus constante et plus profonde.» (nous soulignons)4

On le voit, si La Revue Nouvelle semble proposer quelque chose de neuf et de raisonnable, cela ne dépasse pas en fait ce que voulait la bourgeoisie de 1831. Et nous doutons que ces propositions seront jamais appliquées si l'état d'esprit qui préside à leur élaboration demeure. Mais revenons aux erreurs de P.Wynants. Il vaut la peine de les énumérer en ayant toujours bien en tête qu'elles s'enracinent dans le fait justement de ne pouvoir dépasser l'héritage de 1831 - le rêve évanoui d'une république belge seulement couronnée par un ornement royal, mais que la bourgeoisie (francophone) aurait en fait dirigée. Toute l'histoire de la bourgeoisie belge est marquée par son échec initial.... On va le voir.

Première erreur: le parcours de la monarchie serait linéaire

P.Wynants reprend J.Stengers5 selon lequel la monarchie aurait vu ses pouvoirs soumis à une érosion continue depuis 1831. C'est une tentation de penser le temps selon ce schéma linéaire (et « progressiste »), comme le faisait F.Perin en 1961 disant qu'il n'y aurait bientôt plus au monde que cinq rois: le roi de coeur, de carreau, de trèfle, de pic et le roi d'Angleterre6. Mais la monarchie belge c'est une ligne brisée d'avancées et reculs complexes, le schéma linéaire ne tient pas, comme souvent d'ailleurs en histoire (mais il est l'idéologie spontanée).

Au départ, le Congrès national parla du roi comme d'un pantin ligoté sur le trône où il ne pourrait à peine bouger le bras! Puis Léopold I s'est imposé sur le plan politique et économique. Il gouverne le royaume, en devient la première fortune, parce qu'une autre faction de la bourgeoisie belge le dote considérablement7, consciente du placement qu'est la caution royale pour cet État naissant. Le rêve « républicain » de 1831 ne s'en relèvera jamais.

Après, il y a Léopold II dont même la Droite, certes, pensait, en fin de règne, qu'il obligerait à supprimer la monarchie. Mais celle-ci était tombée au plus bas. Léopold II a dû céder la colonie congolaise à la Belgique dans des conditions humiliantes, à la suite d'une campagne de presse mondiale qui l'a traîné partout dans la boue, ce que méritaient ses crimes contre l'humanité. Et où la Belgique a perdu son crédit avec lui (c'est sous la pression internationale qu'elle reprend le Congo mais la bourgeoisie dédommage quand même royalement Léopold!). Cependant, peu après, la monarchie va se relancer avec la chance inouïe que lui offre la Grande guerre.

Avec Albert I et la guerre de 1914-1918 en effet, la monarchie connaît une remontée fantastique en prestige et pouvoir (on ne peut séparer les deux choses). Henri Pirenne écrira dans l'Encyclopédie française que « L'autorité morale du souverain lui permet d'user plus largement que ses prédécesseurs de ses pouvoirs constitutionnels. »8 P.Wynants, donne deux exemples de chefs de cabinet remerciés par le roi avant le début du règne d'Albert I donc en 88 ans. En 20 ans, Albert I en renvoie deux à lui tout seul (Schollaert en 1911 et Renkin en 1932). La lecture de ses carnets de guerre impose cette évidence: c'est lui qui gouverne pendant la guerre. Et après, comme Populus l'a montré dans Les faces cachées de la monarchie belge9: «il travaille avec Francqui et les hommes d'affaires, "entre gens sérieux". Il empêche par exemple la nomination d'un premier ministre socialiste en 1925, puis quand il doit se résoudre au gouvernement Poullet-Vandervelde, ses amis du monde des affaires retirent leur soutien. Le roi laisse faire. Le gouvernement tombe Mais à ce moment, habilement, Albert I rappelle Vandervelde dans un gouvernement où celui-ci n'a plus d'influence.» Luc Schepens va jusqu'à écrire d'Albert I: « Les deux grandes victimes de la guerre en Belgique semblent être la Constitution et la démocratie parlementaire. Et cela n'alla pas sans conséquences. Pendant la suite du règne d'Albert I, et également sous celui de Léopold III, le roi a exercé au sein du pouvoir exécutif un rôle hors de proportion avec ce qui avait été de coutume avant la première guerre mondiale (...) Ce n'est qu'après que cette situation s'est normalisée. »10 Raymond Fusilier (capital car il compare en 1960 les six «petites» monarchies parlementaires d'Europe: Suède, Norvège, Danemark, Hollande, Luxembourg, Belgique mais qui le lit?), va plus loin11. Pour lui, à la source de la question royale il y a le vice constitutif de la Constitution belge, certes en avance pour son temps en 1831. Mais contrairement à ce qui se passe dans les autres monarchies européennes citées (qui sont au départ absolues et cela valait pour l'anglaise plus anciennement), le roi des Belges n'est pas dépossédé petit à petit de son absolutisme pour devenir réellement constitutionnel et parlementaire. En Belgique, il est d'emblée dans un cadre constitutionnel et parlementaire à la faveur duquel il va non pas décliner en tant que monarque (comme partout ailleurs), mais au contraire grandir et même briser le rêve originel d'une «monarchie républicaine». Cette impulsion du début marque notre histoire et... nos hommes politiques. Parce que cette impulsion du début est l'échec initial de la bourgeoise belge francophone: l' « ornement royal » s'est retourné contre elle et comment!

Albert I a amplifié le pouvoir royal, Robert Devleeshouwer le montre bien, et cela vaut pour son fils12. La scène rapportée par Velaers et van Goethem le 2 février 1939 est révélatrice. Léopold III convoque le gouvernement dans le Salon du Penseur. Il a revêtu son uniforme de Lieutenant Général et le Grand Maréchal de la Cour l'introduit. La réunion ne prévoit qu'un discours du roi sans réponse des ministres. Ceux-ci, selon les témoins, sortent de l'entrevue les yeux battus comme des enfants réprimandés par le Maître d'école13. Face à pareils ministres, le roi devait se sentir tout-puissant. Robert Devleeshouwer estime à juste titre que, dans son Testament politique, Léopold III semble braqué sur le discours de rupture de Pierlot du 28 mai 1940 à Paris, signe de son peu de lucidité politique (après une guerre qui ensanglanta le continent et toute la Terre)14. Mais il est vrai aussi que les ministres ont constamment craint de perdre tout pouvoir en rentrant en Belgique15 et d'y être traduits en justice à cause du roi. Le transfert du roi en Allemagne en juin 1944 a dû les soulager. Après, dès avril-mai 1945, entre un jeu l'opinion publique défavorable au roi. C'est fondamental. C'est ce qui rendra les ministres plus forts. Sans les responsables politiques, il n'y aurait plus de roi en Belgique depuis belle lurette. Ils n'ont jamais osé l'audace d'aller aussi loin que le peuple wallon ou ceux qui étaient le plus en phase avec lui comme Rolin ou même Janssens.

La Belgique monarchique n'est pas le long fleuve tranquille d'une érosion continue des rois, image bien-pensante, rassurante et fausse. On ne se préoccupe pas d'un pouvoir voué à une érosion continue et surtout utile à l'enchantement des « petits hommes ». Théo Hachez dans le même n° de La Revue Nouvelle pense que lorsque la monarchie sera réduite à l'honorifique, « Il restera à la famille royale à gérer au mieux le capital symbolique dont elle est la dépositaire dans le contexte du panthéon médiatique contemporain (...) Le travail des pararazzis sera assuré et son produit pourra, en toute innocence, emballer les foules, les couques de Dinant et les dentelles de Bruges. » (p.7). Mais cela, c'est le projet de 1831! Et on en est encore loin, même 171 ans après. C'est comme si la bourgeoise n'en finissait pas de souffrir de la blessure terrible infligée en 1831 à son narcissisme démocratique (bourgeois) contrarié. Et de dénier qu'elle en souffre.

Les foules ont-elles d'ailleurs vocation à être « emballées » par les « paparazzis »? Depuis 1950 (sans compter avant!) jusqu'à aujourd'hui, intellectuels et universitaires n'avaient pas d'avis sur la monarchie, manière, on l'a dit, de se débarrasser du problème en niant son existence, sauf le petit réveil d'avril 1990 à propos de l'avortement. qui n'a pas entraîné de réflexion poussée sur le rôle de la monarchie. Pourquoi donc s'y intéresse-t-on soudainement?

Deuxième erreur: beaucoup d'avis tranchés après 150 ans de silence

Il est en effet facile de dire ce qui a été écrit sur la monarchie depuis 1950 (et même depuis 1831...). Les réflexions étrangères comme Arango et Fusilier sont ignorées. Le seul effort d'information entre 1950 et 2000 (une moitié du XXe siècle! sans prendre en compte les efforts flamands dès 1980-1990 ni TOUDI dès 1988, ni les avis de F.Delpérée voire de J.Stengers qui sont un peu partisans), c'est cette phrase dans La décision politique en Belgique: « En fait le rôle du roi est devenu de plus en plus formel: le rôle clef est celui du premier ministre... »16. Phrase qui avalise à nouveau la défaite bourgeoise de 1831 en faisant semblant qu'elle n'a pas eu lieu.

Il y a des ouvrages critiques mais ce sont des ouvrages purement historiques comme J. Duvieusart en 1975 ou J. Stengers en 1980 avec Léopold III et le gouvernement (Duculot Gembloux, 1980), et qui ne cherchent pas à fixer sur le sens de l'institution monarchique. André Molitor a certes publié La fonction royale en Belgique en 197917, ouvrage intéressant, mais où l'auteur ne peut prendre la distance voulue puisqu'il vient juste de sortir de sa charge de Chef de Cabinet du Roi, et que ces fonctions - ce qu'il reconnaît - continent à l'obliger à un devoir de réserve absolu. Ce que révèle ce partisan (intelligent) de l'institution monarchique, c'est le discours typiquement contradictoire que l'on tient toujours à son propos: la monarchie est centrale, mais, par ailleurs, le pouvoir du roi n'existe que si l'on en dénie la réalité comme dans la remarque sur le fameux «pouvoir formel » de La décision politique en Belgique. Les partisans de la monarchie doivent à la fois être discrets sur la réalité des pouvoirs du roi et les mettre en valeur. Cette tâche apparemment impossible vaut pour ce que Bourdieu appelle les pouvoirs déniés, et tout pouvoir un peu important l'est.

Voici comment, en 1990 Francis Delpérée s'exprime. Le texte devrait être reproduit en entier mais on ne le trahit pas en en livrant quelques extraits:

Quel est le rôle du Roi dans cette histoire de quarante ans? Je veux rappeler ici avec force la formule-clé qui devrait être inscrite au fronton de la Constitution belge: "Le Roi règne mais ne gouverne pas." Le Roi ne gouverne pas. C'est simple à comprendre. Il n'a ni prérogative personnelle, ni pouvoir d'autorité, ni domaine réservé. En aucune matière, qu'elle soit de politique extérieure ou intérieure (...) Le Roi règne (...) Même pendant le dernier siècle, on ne s'est guère interrogé sur cette maxime. Ou bien on a cherché à lui donner un sens réducteur. Le Roi préside les Te Deum et les cérémonies protocolaires. Il présente, chaque année, ses voeux à la Nation. Je m'élève vivement contre cette caricature. Régner ne signifie pas suivre d'un oeil distrait les occupations du gouvernement ou les activités du bon peuple. C'est contribuer, avec de modestes moyens certes mais une volonté clairement affichée au bon fonctionnement de l'État.»

(Le palais in Histoire d'un règne édité par La Libre Belgique et Gazet van Antwerpen, Bruxelles, n°3, novembre 1990).

Francis Delpérée insiste sur l'importance du roi, comme Michel Molitor en 1979. Et il juge que la vision de la monarchie comme pouvoir seulement « formel », la sous-estime à tort. Ce que nous croyons aussi. Mais durant tout ce temps (1950-2000), la seule chose dite, hormis F.Delpérée ou A.Molitor, fut cela: « La monarchie c'est purement formel! »

Or durant la même période Léopold III a pesé de tout son poids sur son fils, tant dans la politique intérieure (ministres imposés ou refusés, mise à l'écart de plusieurs des adversaires de 1950, comme Janssens, etc.), qu'extérieure (refus d'assister aux funérailles du roi d'Angleterre, assassinat de Lumumba etc.). Et, même s'il y a la parenthèse ouverte par A.Molitor (1961-1977), le roi intervient sans cesse après 1977 (une scène du type «Salon du Penseur» administrée au monde politique en 1979, mise en avant de Martens, répudiation de Tindemans, mise à l'écart d'Happart, envoi de paras au Rwanda, avortement etc.). Moyens modestes? Effets qui le sont moins!

Et, de plus, l'on sortait de quarante ans (1909-1950), d'une monarchie écrasamment posée sur le destin belge qui, malgré la « clarification » de 1950, ne s'avouait nullement vaincue (pousser à l'assassinat de Lumumba, quand on n'est plus roi, il faut de l'assurance pour cela!).

Ceux qui se taisent depuis si longtemps (ou ceux qui héritent de ce rôle comme P.Wynants), et qui considéraient la monarchie comme « secondaire » (avis d'une revue connue après la parution des Faces cachées de la monarchie belge), viennent maintenant nous dire ce qu'il faut penser. En fait, ils ne parlent que pour confirmer les partisans de la monarchie comme A.Molitor.

Troisième erreur: la diminution des pouvoirs du roi lui serait spécifique

Albert I et Léopold III avaient établi le noeud de leur autorité autour du commandement de l'armée et de l'influence à jouer sur le monde économique en complicité avec le monde des affaires. Mais tant la défense nationale que l'économie participent maintenant d'ensembles intégrés. Si l'influence ou le pouvoir du roi diminuent dans ces domaines, cette diminution affectent tout autant Gouvernement et Parlement fédéral. Cela n'a rien de particulier à la monarchie: c'est l'ensemble de la Belgique qui subit ce phénomène, la Belgique fédérale plus précisément. Le processus de la décision politique en Wallonie et en Flandre échappe au roi tout autant qu'aux responsables fédéraux, en tout cas comme tels. Certes, les hommes importants gardent une influence tant sur le fédéral que sur ceux qui gouvernement en Wallonie ou en Flandre. Mais ce sont ces hommes sur lesquels le pouvoir du roi s'exerce encore par le colloque singulier, influence qui accompagne encore la « désignation » des hommes importants (Tindemans, Daerden, Happart, bien d'autres n'ont une situation politique que dans un système global que l'institution monarchique détermine dans une mesure qui demeure capitale).

En outre, même dans ces domaines économiques et militaires, Baudouin I et Albert II continuent à intervenir: paras au Rwanda, maintien de la Sabena18, fusion de banques etc.

Quatrième erreur: séparer fonction symbolique et fonction politique

Toute autorité est à la fois « réelle » et « symbolique». Le Monde a écrit que le roi de Thaïlande avait d'autant plus de prestige qu'il n'avait pas de pouvoir. L'accroissement du pouvoir donne du prestige et l'accroissement du prestige donne du pouvoir. Il ne faut pas lire Bourdieu pour le comprendre. Léopold I ou Léopold II n'ont pas eu le prestige ou le charisme qui fut celui d'Albert I ou de Baudouin I? Mais ils avaient le prestige approprié à une Belgique censitaire et à une Europe restée féodale. La dot de la Société Générale à Léopold I - qui en fait l'homme le plus riche du pays - n'a rien de secondaire. Léopold II hérite partiellement de cette fortune et engrange des bénéfices considérables en tuant 10 millions de Noirs19 puis en cédant la colonie à l 'État belge à nouveau contre de nombreux milliards20. La fortune politique d'Albert I (doublée d'une fortune au sens strict selon A.Molitor,), tient au fait que les événements vont le mettre sur un piédestal, d'abord dressé par les grandes puissances qui trouvent en la Belgique, «petit» pays attaqué par l'Allemagne, une manière de légitimer leur guerre. Ce capital symbolique d'Albert I se transmet quasiment intact en 1934 au Prince-héritier et c'est ce capital qui explique que les deux rois aient de leur fonction une idée qui n'est plus conforme à une démocratie parlementaire. Quand on lit Capelle par exemple21 ou les entretiens de Léopold III à Laeken durant la guerre22, on s'aperçoit très vite de cela: la violence de la question royale en découle.

Le capital symbolique réduit à néant en juillet 1950 par la colère des foules wallonnes insurgées, Baudouin I le réaccumulera patiemment au fur et à mesure de son règne, malgré les difficultés de la loi sur la dépénalisation partielle de l'avortement à la fin. C'est ce capital symbolique qui permet la Fondation Roi Baudouin qui étend de fait l'influence ou le pouvoir du Cabinet du roi23. De façon adaptée au monde contemporain où la vie associative joue un grand rôle. Les entreprises culturelles, sociales, caritatives, politiques (etc.), que soutient cette Fondation sont innombrables.

Cinquième erreur: la Flandre contesterait seule la monarchie

La Flandre autrefois royaliste, pense P.Wynants, a changé mais c'est le changement de « ses élites en tout cas »(p.22). Théo Hachez dit la même chose: « Venu de Flandre, un courant souffle pour que soient revues à la baisse les prérogatives constitutionnelles du roi. Il ne s'agit pas vraiment d'un élan populaire, existentiel ou émeutier. L'élite assume ici nettement son rôle de repère pour l'opinion et tente de la précéder plutôt que de se flatter de la suivre. » (p.4).

On assisterait à un retournement par rapport à 1950? Nous en doutons. Populus écrivait, dans Les faces cachées de la monarchie belge, que la population qui acclame le roi lors de ses visites, ce sont des enfants, des personnes âgées et des notables, La population adulte est absente. Quand le roi visite des adultes, notamment les ouvriers, il y a chez ceux « auxquels il tend la main et auxquels il s'adresse, une réaction qui mobilise cette dévotion à sa personne et une sorte de retenue curieuse (qu'on pense à telle visite à Cockerill il y a quelques mois.). » (op. cit. p.312), estimait-il. De fait cette attitude des ouvriers wallons envers le roi dit tout une période de notre histoire qui n'est pas close. Une réserve profonde de la population vis-à-vis d'une monarchie dont elle voit bien qu'elle ne pourra jamais être avec elle que très partiellement.

Une contestation de la monarchie émane de Flandre et de ses dirigeants politiques - non de tous puisque Verhofstadt a récemment prononcé un éloge appuyé du roi, d'une intensité jamais atteinte. La contestation flamande est parallèle aux contestations fréquentes des visites par des éléments isolés de l'extrême-droite, parfois rejoints par l'extrême-gauche. On se demande si ces éléments isolés ne sont pas un peu les pendants des douairières, notables et policiers qui en très petit nombre aussi accueillent le roi en foules dites « immenses » par la télé (la presse écrite est devenue plus critique)24.

Mais, jamais la monarchie n'a été contestée sous cette forme adolescente en Wallonie (voir la remarque de Populus quelques lignes plus haut). Le rejet du roi en 1950 a dépassé les dirigeants. Et si la contestation de 1950 se faisait sur l'attitude de Léopold III pendant la guerre, ce qui fait dire qu'elle était conjoncturelle, il faut bien voir que c'est toujours sur pareils « points précis » (isolés d'un contexte plus large par les historiens conformistes), que tombent les monarchies, comme lors de la contestation populaire à Paris le 10 août 1792 qui accouche de la République (la monarchie est d'ailleurs toujours contrée dans des contextes de guerre: Suède en 1915, Danemark en 192025, Italie en 1945 etc.). La République est liée à la Révolution et elle n'est pas seulement le système où le chef de l'État est désigné autrement que sur base héréditaire. Le peuple de juillet 1950 était républicain car sa révolte allait au-delà d'une simple modification institutionnelle («secondaire»!). Sinon sa colère aurait été disproportionnée. Il n'y a jamais eu de révolutions pour passer d'un système vrai de monarchie parlementaire à une République seulement institutionnelle.

C'est même ce qui authentifie la démarche flamande contre le roi car ce qu'elle vise est plus substantiel que la République institutionnelle: la Flandre souveraine.

En outre, la plus grave contestation publique de Baudouin I (à Anvers le 21 juin 1980), est liée à l'incident intervenu l'année d'avant quand Baudouin I rencontre Happart et lui serre la main, celui-ci protestant contre les arrestations arbitraires de contre-manifestants dans les Fourons lors de manifestations fascistes (que protège la gendarmerie)26. Le lendemain, la Flandre met en cause la monarchie, ce qu'elle n'avait jamais fait à ce point. La contestation de la monarchie rebondit à travers la frontière linguistique: la contestation flamande et wallonne sont dialectiquement inséparables, mais l'establishment belge francophone ne veut pas le voir.

En 1987, lors de sa visite au parlement européen, le roi s'arrange pour ne pas saluer l'un des dix parlementaires présents, José Happart, et il a d'ailleurs (dès 1986), fortement aidé à l'écarter de son poste de maïeur des Fourons27. Happart relance en mars 1990 la contestation de la monarchie en précisant que Wallonie Région d'Europe va fêter les morts de Grâce-Berleur. Dans le village tragique, Happart prend la parole en juillet pour critiquer durement le souverain, notamment pour son attitude à son égard, fait sans précédent L'émotion est grande. car l'impossibilité de régner pour cause d'avortement vient de provoquer aussi, parmi tout un mécontentement général, la colère d'un journal comme Le Soir. L'année suivante parait l'ouvrage Les faces cachées de la monarchie belge l'un des essais politiques les plus lus de la décennie. Le 15 juin 1991 Wallonie Libre organise un colloque à Namur sur la monarchie auquel toute la presse tant wallonne que francophone et flamande donne un écho immense. En avril 1992 le journal République est fondé.

En 1993, au lendemain de la mort de Baudouin, dans une atmosphère royaliste exagérée par les médias, Happart se déclare républicain et sa popularité n'en souffre pas (réélection triomphale aux élections européennes de 1994). En 1993 toujours, Jean Guy, rédacteur en chef du journal Le Peuple reçoit des menaces de mort pour son attitude peu en phase lors du deuil de Baudouin I. En 1992, le Congrès de l'Institut Destrée La Wallonie au Futur présente un montage d'une rare qualité critique contre Léopold III. En 1995, les parents de Julie et Mélissa refusent la présence d'un représentant du roi à la messe de funérailles de leurs petites filles28. Il y a mon appel à la République lors des fêtes de Wallonie à Namur en 1999. À l'automne 2000, la FGTB de Liège organise une remémoration de Julien Lahaut et de la Question royale. Le 11 décembre dernier, Robert Collignon, Président du Parlement wallon, reprenant l'idée d'Yves de Wasseige, se réjouit que le processus de la décision politique en Wallonie soit totalement étranger à la monarchie29. Marie-Thérèse Coenen propose en mars 2002 à la Chambre une Commission d'enquête sur la mort de Lahaut suite à une pétition en Wallonie chargée de centaines de signatures30.

Partout, en Wallonie, les Centres d'action laïque sont des foyers de contestation. Et les CAL sont des lieux où se pressent des militants très nombreux. J'aurais pu évoquer aussi le travail parlementaire de la Commission Lumumba, la pièce de J.Louvet sur Lahaut en 1982, tant d'attitudes individuelles de refus, notamment de la part de jeunes comme tel président de l'AGL à Louvain récemment, comme Christine Aventin à Liège en 199131. Le réunionnisme connaît un nouvel essor et se réclame, lui, de la République française. Enfin, mais Paul Wynants en parle, il y a le manifeste républicain initié par nos amis du CRK auxquels on doit ajouter la naissance d'un Club Républicain Wallon. Partout, chez les jeunes, les intellectuels, les travailleurs, on entend bien l'écho - même modeste mais cela s'amplifiera - de la formidable ovation acclamant en 1960, à Liège et Charleroi, le choix de la date du mariage de Baudouin I pour lancer une journée de pré-grève générale en Wallonie (initiative contrée par le gouvernement d'alors qui décréta que le jour du mariage était jour férié).

Les dirigeants politiques wallons semblent plus timorés que les Flamands (mais il y a des exceptions: Robert Collignon, Yves de Wasseige, Jean-Maurice Dehousse, José Happart, Paul-Henry Gendebien etc). S'ils n'agissent pas sur cette question de manière aussi organisée que la Flandre n'en donne l'impression, le vieux fonds républicain en Wallonie demeure plus riche que jamais, nous pensons l'avoir montré. Notre revue n'a pas d'équivalent en Flandre. Il en va de la monarchie comme de la Communauté française: ce sont deux institutions nuisibles, factices mais qui tiennent. Mais il y a positivement dans certaines démarches très récentes du Gouvernement wallon (le Contrat d'avenir), une manière d'être et de gouverner qui déborde les autres légitimités (fédérales, monarchiques, communautaires françaises). On ferait bien de tenir compte de tous ces éléments qui ne plaident pas en faveur de la thèse absurde selon laquelle la gauche wallonne se « raccrocherait à la monarchie » (Politique). Ou que dans le duo belge, la Wallonie jouerait à présent à la monarchiste contre la Flandre républicaine. On nous a déjà fait trop de fois le coup de l'attachement de la seule Wallonie à la Belgique... Ces positions d'intellectuels sont en fait des impositions efficaces face à une Wallonie deux fois moins peuplée que la Flandre et dont le centre reste Bruxelles, ville des complicités tentantes avec le Pouvoir.

Sixième erreur: oublier l'amnésie que favorise la monarchie

P.Wynants n'évoque en rien la Dynastie comme anti-mémoire. Derrière les monuments de Bruxelles voulus par Léopold II et qui lui donnent figure, un étranger comme Adam Hochschild, informé et débarrassé de nos préjugés, voit l'horreur de ce que J. Stengers estime être la plus barbare des colonisations après le massacre des Indiens par les Espagnols au XVIe siècle. Il y a des pays où l'État belge n'est connu que pour cela. Doit-on se contenter, face à ces choses, de souhaiter une monarchie dépourvue de pouvoir qui « emballerait les foules et les couques de Dinant »? À côté des couques de Dinant, il y a aussi le sang, la boue et l'or32 dont parlait Vandervelde que ne démentait pas le Prince Albert, futur Albert I. Il y a l'enrichissement éhonté de Léopold I en une période d'exploitation extrême de la classe ouvrière, l'orgueil méprisant, parfois antisémite d'Albert et son fils, l'hypocrisie du roi très chrétien Baudouin I, complice de l'assassinat de Lumumba, Léopold et sa collaboration avec le nazisme...33 Tous les pays entreprennent une autocritique de leur histoire. Rien chez nous n'a été fait parce qu'un tel retour sur sa barbarie conduirait à démanteler le symbolisme monarchique. Nous ne descendons pas un long fleuve tranquille et il y a derrière nous des torrents de boues et de secrets honteux. Un « détail »?

Septième erreur: l'idée républicaine n'est même pas étudiée et l'adhésion du « petit homme » est douteuse

Il y a finalement dans ce néoroyalisme que semble inaugurer le texte de P.Wynants, beaucoup d'aveuglement à la valeur (pas « les valeurs ») de la République comme philosophie de l'histoire. C'est d'ailleurs directement lié à ce que nous venons de dire du passé. La Belgique ne sachant pas l'assumer, n'assume pas non plus l'avenir. Que la monarchie soit réduite à une fonction symbolique ou non, elle maintient le système belge d'opacité et de conservatisme foncier, bien présent dans les textes constitutionnels de 1830 où l'on ne parvient jamais à affirmer carrément la souveraineté du peuple34, des « petits hommes » auxquels, à ce qu'il semble, le régime monarchique imaginé par Paul Wynants ne semble être destiné que dans la tromperie puisque la conviction de l'auteur est que ces « petits hommes » n'y comprendront rien.

Peut-être que la République, même simplement institutionnelle, obligerait à avoir une idée plus haute du citoyen «ordinaire» ou « petit homme ». Qui d'ailleurs ne participe que peu ou pas à ces fort imaginaires « foules » qui acclameraient le roi mais qui, de fait, sont inventées. Un mot à ce propos.

Léopold I et Léopold II ne se servaient pas de ces prétendues « foules » accourues les adorer comme cela se fit après avec Albert I. Accueilli par une forêt de drapeaux wallons à Liège le 13 juillet 1913, le roi connaît en revanche un triomphe quand il rentre à Bruxelles le 22 novembre 1918. Mais le 26 octobre de la même année, à Bruges35, les cris de « Vive la France! » égalaient les vivats adressés à la monarchie. À la mort d'Albert I, certains parlent d'un million de personnes à Bruxelles, ce qui est physiquement impossible mais se répétera stupidement. La monarchie, pouvoir dépourvu de fondement car il n'est désigné ni par la compétence ni le vote, a besoin de chiffres fabuleux. Le 12 mai 1945, Léopold III (il a été libéré le 9 mai) parle de millions de Belges lui ayant écrit mais ce chiffre, c'est l'addition des personnes représentées sur les télégrammes (d'une Ville, d'une association etc.). Sur les photos de Baudouin I entouré de gens les « foules » sont chaque fois bien douteuses. Le 8 septembre 1991 (à la fin du jubilé royal 60/40), la télé filme un roi et une reine pressés semble-t-il par les gens à Mons mais c'est dans la rue la plus étroite de la ville. À Dinant, le même jour, la foule présente l'est à l'occasion de la braderie locale et la visite du roi n'était pas prévue. Les journalistes ont avoué dans les mois qui suivirent la mort de Baudouin I que les foules réunies à cette occasion n'étaient pas très impressionnantes. Lors de la Joyeuse-Entrée d'Albert II à Charleroi, nous publions des photos de rues désertes. Le 7 octobre suivant à Namur, même si les médias parleront de 50.000 personnes, le quotidien local Vers l'Avenir dit plus honnêtement « quelques milliers », ce que nous avions pu compter sur place. Après l'annonce des fiançailles de Philippe et Mathilde, lors des JT1 ou lors des reportages en direct des Joyeuses-Entrées, la caméra tente de donner l'impression de foules nombreuses mais, il y a pas grand-chose de plus que les enfants des écoles, les policiers et les notables. Les audiences à la télé sont médiocres, y compris le jour du mariage. Le directeur du Journal Télévisé interrogé à « Arrêts sur image » n'a donc aucun des arguments habituels pour justifier ces émissions et les dépenses engagées: il ne peut en effet répondre que le public les réclame puisque le public n'est pas là et que la foule est absente36. Il arrive même que cette « foule » inexistante fasse l'objet d'analyses savantes y compris dans des ouvrages où, pourtant, comme Le roi est mort (dirigé par Marc Lits), des journalistes minimisent les foules présentes lors de la mort de Baudouin I: « ce n'était pas une foule si impressionnante » dira même une journaliste de la RTBF citée anonymement37. On pourra juger trop radicale la thèse que je veux défendre pour terminer mais j'ai le sentiment qu'elle se tient. Et je veux bien l'avouer sans détours: en 1993, à cause des images à la télé, j'ai pensé aussi quelques jours que « toute la Belgique était là ». Même les plus critiques et sceptiques - et cela a priori - peuvent être trompés par cette formidable mise en condition pouvant compter sur l'efficacité d'un symbole inscrit dans notre inconscient depuis la nuit des temps.

La fabrication de l'adhésion populaire

Tout cela est fabriqué: les habiles de Pascal ne sont pas seulement capables de « pensée de derrière » mais ont voulu en Belgique façonner un « peuple » à la mesure de leurs calculs, peuple qu'ils considèrent évidemment comme incapable de penser, mais qui, surtout, est là pour masquer la frustration originaire de la démocratie bourgeoise belge. Derrière les foules (inexistantes) qui salueraient le roi, ce sont les notables du régime qui s'inclinent trouvant dans la servilité supposée du « peuple » (qu'ils ne peuvent pas « choquer », au risque-prétexte de perdre les élections), l'alibi à leur propre abaissement (devant la monarchie puis les Flamands).

Ce sont les élites en effet qui fabriquent la dévotion populaire, jugée ensuite par les mêmes élites un peu ringarde et propre à emballer ensuite la dentelle de Bruges et les couques de Dinant. Ainsi lors de la « Joyeuse-Entrée » de Philippe et Mathilde, le 19 janvier 2000 à Liège, Le Matin note que les autorités liégeoises, pour «parer à tout fiasco», avaient mobilisé 12.500 enfants des écoles heureux d'avoir ainsi un après-midi au grand air (et pas toujours si dociles à acclamer le Prince et la Princesse). Il est de fait qu'autour du roi se crée une agitation à l'ingrédient triple: policiers, notables, écoliers. En, y ajoutant un zeste de curieux, de personnes désoeuvrées ou âgées, on peut donner l'impression aux caméras et même aux témoins directs qu'il y a là un « peuple » et même « le » peuple. Il n'en est rien.

Cette adhésion si faible n'empêche pas que la couronne jouisse évidemment d'un réel prestige auprès d'une partie de la population, comme le rappelle Alain Tondeur dans La crise blanche, en 1997. Mais ceux qui décident au plus haut niveau politiquement, économiquement, mais aussi culturellement (on songe à la question si cruciale de la mémoire que P.Wynants ignore et cela fait mal), ne prendraient qu'un risque limité à renverser la supercherie royale - malgré tout efficace surtout à cause d'eux et des médias, des intellectuels, des universitaires. Ce risque pourquoi ne veulent-ils pas le courir? Ils sont bloqués depuis 1831.

Ce sont les intellectuels belges qui soutiennent la monarchie en jouant sur l'éternelle dualité du roi - ni important ni pas important - contradiction gagnante à tous les coups. Les politiques et les intellectuels ne devraient plus craindre d'être un peu plus honnêtes (ou lucides), et de braver un mécanisme qu'ils sont sans cesse occupés (en partie inconsciemment mais en partie seulement) à remettre sur pied. En bravant la prétendue adhésion populaire à la royauté, ils ne prendront guère de risques puisque cette adhésion n'a jamais existé que marginalement et superficiellement. Ils ont tout à gagner et rien à perdre à s'instituer en Wallonie, notamment, comme les élus du peuple et seuls responsables avec lui d'une Wallonie parfaitement à même, comme nous le montrerons dans notre numéro de septembre, de devenir un État-région autonome en Europe parce qu'elle est en train de regagner tout ce qu'elle avait perdu en développement durant les années noires 1970 et 1980.

Mais si l'on s'enferme dans sa belgitude, on se condamne à la malédiction ontologique de la monarchie belge. Manifestement, la bourgeoise belge de 1830 a été supplantée par la monarchie avec la complicité du capital dominant la Belgique (tout étant relatif puisque le roi était alors - mais ne l'est-il pas resté? les démentis sur le sujet n'émanent que du Palais - la première fortune du pays). Comme son incapacité s'est avérée illusoire de dépasser cette mise à l'écart de 1831, la bourgeoisie réinvente, à chaque période de notre histoire, des prétextes pour s'en accommoder. Il arrive qu'on nie le pouvoir du roi comme cela s'est fait dans la période 1950-2000. Ou il arrive qu'on propose de le limiter pour plus tard en se disant que puisque l'évolution va dans ce sens (il y aurait érosion des pouvoirs du roi), c'est comme si c'était déjà fait. Le peuple étant pensé comme ne devant y voir que du feu et pouvant continuer à s'amasser autour de paparazzi pas bien méchants.

On insiste sur le fait que ce ne serait pas important ou que cela « cacherait » autre chose comme le nationalisme flamand et que les Wallons - sempiternel refrain - eux, ne tiennent pas à la Wallonie. Mais après la frustration si capitale et si profonde de 1831, après la montée flamande achevée au milieu du XXe siècle, que reste-t-il à la bourgeoisie francophone? Elle peut toujours feindre que le roi n'a aucun pouvoir ou qu'il les perdra d'ici peu (comme les rois de coeur carreau etc., de Perin). Il lui reste une certaine prédominance du fait français en Belgique et elle peut encore, à travers la Communauté française de Belgique, se voiler la face devant la montée réelle de la Wallonie. Notre revue dénonce depuis 1991 « la monarchie et la Communauté française de Belgique ». Les réactions autour de nous pour défendre l'une et l'autre (en en minimisant les enjeux), démontrent que nous avons raison.

La monarchie et la Communauté françaises sont plus que jamais antithétiques de la Wallonie et de la démocratie. Plus que jamais les Belgicains la défendront et, soyons-en sûrs, ils n'en démordront pas avant longtemps.

PS Les couques de Dinant gagnent à ne pas être emballées, puisque seule l'humidité de l'air les rend mangeables...


  1. 1. Trois paradoxes de la monarchie en Belgique
  2. 2. Cité par Clément Rosset, Le philosophe et les sortilèges, Minuit, Paris, 1985, p.31.
  3. 3. Henri Pirenne, Histoire de Belgique, Tome VII, Lambertin, Bruxelles, 1948, écrit que pour la bourgeoisie belge « infatuée de son importance », la monarchie « ne devait être qu’un ornement et non pas un pouvoir » (pp.50-51)
  4. 4. Arlette Farge, Dire et mal dire, L’opinion publique au XVIIIe siècle, Seuil, Paris, 1992.
  5. 5. ean Stengers, L’action du roi en Belgique depuis 1831, Duculot Gembloux, 1992. À noter qu’à la p. 12, Jean Stengers cite une déclaration de Spaak en 1951 où il décrit le roi comme « plus un symbole qu’un principe actif du gouvernement ». Or le même Spaak est décrit 13 ans plus tôt comme cédant régulièrement, devant Léopold III. Paul-Henri Spaak lui-même avoue avoir eu la tentation de rester auprès de Léopold III dans son livre Combats inachevés Tome I, Fayard, Paris, 1969: « J’ai dit les sentiments qui m’attachaient au roi. En le voyant (...) si terriblement seul dans sa détresse à cette heure décisive, j’eus la tentation de rester à ses côtés (...) Le Premier ministre et le ministre de la Défense nationale me firent par leur regard comprendre la faute que j’allais commettre. Je dois beaucoup à ces regards. Que serait-il advenu de moi si j’étais resté aux côtés du roi? J’aime mieux ne pas y songer. »
  6. 6. Philippe Destatte, Le mouvement wallon et la monarchie, in TOUDI (annuel) 1992 pp. 113-120, p. 118.
  7. 7. Voir F.Bismans, Comment Léopold I vit sa fortune faire des petits in TOUDI (mensuel) n° 42-43, p.4, décembre 2001.
  8. 8. Tome VI, Paris, 1933, n° 10, 68, p. 12.
  9. 9. Populus, La monarchie survivra-t-elle en l’an 2000?, in Les faces cachées de la monarchie belge, éditeurs TOUDI, Contradictions, Walhain-Quenast, 1991.
  10. 10. Luc Schepens, Léopold III et le gouvernement Broqueville, Duculot, Gembloux, 1983, p.230.
  11. 11. R.Fusilier, Les monarchies parlementaires, Études sur les systèmes de gouvernement (Suède, Norvège, Luxembourg, Pays-Bas;, Danemark); Éditions ouvrières, Paris, 1960.
  12. 12. Robert Devleeshouwer, De la monarchie, in TOUDI (mensuel), n° 41-42, pp. 3-4, 2001.
  13. 13. Velaers et van Goethem, Leopold III, De Koning. Het Land. De Oorlog, Lannoo, Tielt, 1994, p.88.
  14. 14. Robert Devleeshouwer, Henri Rolin, éd. de l’ULB, Bruxelles, 1994, pp. 364-365.
  15. 15. Cette crainte est signalée durant toute la guerre par Velaers et Van Goethem, op. cit.
  16. 16. Meynaud, Ladrière et Perin, La décision politique en Belgique, Crisp, Armand Colin, Bruxelles, Paris, 1965, p.20.
  17. 17. André Molitor, La fonction royale en Belgique, Crisp, Bruxelles, 1979 et une 2e édition revue, en 1994.
  18. 18. Dany Illegems et Jan Willems, De Kroon Ontbloot, Kritak, Leuven, 1991.
  19. 19. Adam Hochschild, Les fantômes de Léopold II, Un holocauste oublié, Paris, Belfond, 1998.
  20. 20. Daniel Vangroenweghe, Du sang sur les lianes, Didier-Hatier, Bruxelles, 1986.
  21. 21. Robert Capelle, Dix-huit ans auprès du roi Léopold, Fayard, Paris, 1970
  22. 22. Velaers et van Goethem, op. cit.
  23. 23. C’est un des interlocuteurs de Jan Willems et Dany Illegem qui note la chose dans De Kroon Ontbloot, op. cit.
  24. 24. Il y a un tournant à cela dans le journal Vers l’Avenir du 8 octobre 1993 relatant la Joyeuse-Entrée d’Albert à Namur.
  25. 25. Tage Kaarsted, Paskekrisen (With aan English Summary), 1929, Universiteitsforlaget I Aargus, 1968
  26. 26. José Fontaine Jean-Jacques Andrien ou la culture wallonne réprimée, in TOUDI n° 4 (annuel), 1990.
  27. 27. Hugo De Ridder, Sire, donnez-moi cent jours, Duculot Gembloux, 1989, p. 143.
  28. 28. Alain Tondeur, dans La crise blanche, Luc Pire, Bruxelles, 1997 explique bien comment la monarchie a réussi à se rétablir en ces circonstances et d’une certaine manière à contribuer au sauvetage du gouvernement voire du régime.
  29. 29. JP Hiernaux, Le 15 e anniversaire de Namur capitale de la Wallonie in TOUDI (mensuel) n° 45-46, 2002 p. 26.
  30. 30. Chambre des représentants de Belgique, 50e législature DOC 50 1705/001: exposé des motifs de la proposition de loi créant une Commission d’enquête sur l’assassinat de Julien Lahaut, reproduit dans TOUDI n° 45-46, 2002 pp.15-16.
  31. 31. Voir La Libre Belgique du 7 mars 1991.
  32. 32. Voir Jules Marchal, E.D. Morel contre Léopold II, l’Harmattan, Paris, 1996.
  33. 33. François André, D’un château l’autre, Léopold III de Wijnendael à Laeken en attendant Argenteuil ou Léopold III a-t-il été un collaborateur?, in Les faces cachées de la dynastie belge, in TOUDI, n° 42-43, décembre 2001, pp. 11-12. F.André utilise la typologie construite par Henry Rousso, in Collaborer, dans L’histoire, n° 60, 1985 (et aussi Philippe Burrin).
  34. 34. Pierre Fontaine, La longue durée du Congrès Wallon de 1945, in TOUDI (mensuel) n° 18-19, mai 1998.
  35. 35. Luc Schepens, op. cit., p. 231.
  36. 36. J’ai essayé de synthétiser toutes ces informations et rappels historiques dans Foules et mythe monarchique, esquisse historique, in TOUDI (mensuel) n° 27, avril-mai 2000. Ce numéro contient aussi un dossier très rigoureux de la couverture du mariage de Philippe et Mathilde réalisé par l’Association des Téléspectateurs Actifs (ATA).
  37. 37. Marc Lits (directeur) Le roi est mort, EVO, Bruxelles, 1994, p.160