Le travail muet du temps

Toudi mensuel n°56-57, juin 2003

Textes républicains

Ce soir, pour ne pas perdre pied, pour ne pas m'effondrer en ce septième jour de détention qui m'a encore laissée sans aucune nouvelle de ma famille, je pense à mes aïeux, à celles et à ceux qui, dans des conditions tout aussi hostiles que celles que nous vivons aujourd'hui, ont maintenu notre présence sur le sol québécois, dans la préservation de notre langue, de notre culture, de notre identité. Je les connais bien, intimement, allais-je dire, en pensant aux moins anciens. Ma grand-mère et ma mère m'ont si souventes fois parlé d'elles et d'eux avec science et émotion mêlées. Je n'ai qu'à me fermer les yeux pour revivre dans leurs moindres palpitations, dans leur silence même, les difficiles années traversées avec un courage quotidien par nos familles «habitantes » -quel mot juste- forcées par une pauvreté irrémédiable parce que liée à la dépossession du pays, à quitter campagnes et villages, à venir sans cesse grossir, dès le milieu du XIXe siècle, les rangs d'une classe ouvrière qui s'est désâmée à l'enrichissement des patrons anglais, à la constitution d'une bourgeoisie ennemie qui, aujourd'hui, revendique des droits au nom de ce qu'elle prétend avoir construit. « Elle détenait alors tous les pouvoirs, mais nous résistions, nous étions plus solides que notre impuissance le laissait voir », affirmait haut et fort ma grand-mère.

Je n'avais pas dix ans, mais je me souviens de la flamme verte qui brillait dans ses yeux et du mouvement qui redressait son vieux dos, quand elle parlait des luttes ouvrières qui avaient éclaté dans le textile au début des années 1880, qui s'étaient poursuivies tout au long de la décennie et auxquelles, à la fin, elle avait participé, lorsque âgée de seize ans, elle avait dû commencer à travailler. « En ce temps-là. me disait-elle, la bourgeoisie anglaise était si omnipotente, que de seulement oser lutter contre elle, était déjà une victoire. Et nous le ressentions ainsi. Elle-même, d'ailleurs, qui croyait nous avoir plus radicalement assujettis à son emprise. » Elle souriait, enchaînant naturellement à son propos le récit des réjouissances qui accompagnaient chaque gain, toujours obtenu de haute lutte. « Nous ne renoncions jamais au plaisir, sache-le », concluait-elle dans un clin d'œil.

Tout cela se passait presque dans le secret, n'était objet ni des préoccupations, ni des discours des politiciens, demeure presque dans l'ignorance, à peine mentionné dans nos livres d'histoire.

Heureusement, la mémoire court de grands-mères en petits-enfants. Par la relation qu'ils établissent avec les événements, le travail muet du temps devient archives, et se perpétuent le peuple et le pays. Comment vivrions-nous en effet sans ces repères, sans ces références, sans lieux communs d'où venir, par où passer, d'où partir pour revenir et y rapporter toutes les choses du monde qui nous grandiront sans nous perdre. Comment nous parer du beau nom de peuple, si nous n'enfouissons pas nos pieds et nos mains, nos cœurs et nos têtes dans notre propre histoire.

Extrait de Octobre de Lumière (Andrée Ferretti)

Pour comprendre le contexte lire l'introduction de De Londres à Ottawa, le terrorisme d'Etat dans l'histoire du Québec