Hiver’60, regard critique sur un film jalon de notre histoire
Alors que le souvenir de la grève du siècle (passé), celle de l’hiver 1960-1961, va revenir se promener sur la terre wallonne au moyen d’une série de conférences, colloques, expositions 1, il va aussi marquer le retour sur les écrans du film Hiver’60 de Thierry Michel. Cet événement m’offre l’occasion d’analyser ce film en tant que jalon de l’histoire du cinéma wallon.
Le cinéma de fiction, un art bourgeois fait par des bourgeois pour des bourgeois…
Avant d’examiner Hiver’60, il me faut d’abord mettre en avant ce paradoxe, alors que les frères Lumière en filmant la sortie de leur usine avait fait d’elle l’un des ses premiers acteurs, le cinéma enfant de la révolution industrielle n’aura presque jamais réussi à représenter la classe ouvrière en tant que classe. Bien sûr, la culture ouvrière a été et demeure une culture dominée, le cinéma de fiction aspirant à être un art de masse, il a donc reproduit les cultures bourgeoises nationales dominantes montrant souvent ainsi un portrait saisissant de ces dernières dans toutes leurs strates. Ce fait explique la grande difficulté du cinéma à aborder les destins collectifs autrement que par le biais de destinées individuelles illustratives et exemplaires, ce qui n’est pas le cas de la littérature et, jusqu’à un certain point, du Théâtre. La classe ouvrière se caractérisant par sa volonté d’unité et d’action collective, elle est donc sans visage, ce qui fait que le cinéma de fiction a toujours peiné à la représenter. Il est bien difficile de citer un réalisateur issu de la classe ouvrière, Chaplin peut-être, ils sont généralement issus de la petite et moyenne bourgeoisie et quand des grands auteurs se sont penchés sur la classe ouvrière, ils l’ont fait au moyen de destinées individuelles, pensons à John Ford avec Les raisins de la colère ou Qu’elle était verte ma vallée, Ken Loach notamment avec Kes ou Chaplin dans Les temps modernes. Il y a des exceptions tels Eisenstein dans La grève et Octobre ou Fassbinder dans sa série télévisée 8 heures ne font pas un jour mais même ce qui s’approcha le plus d’une description de la classe ouvrière en tant que classe, soit le cinéma français des années 30 (Renoir, Duvivier, Carné) et le néo-réalisme italien d’après 1945, sont issus de Nations ou le poids de la classe ouvrière est nettement moins important qu’en Allemagne, en Grande-Bretagne ou en Wallonie… Lorsque Renoir adapte Gorki dans Les bas-fonds il réalise un bon film, mais qui ne tient pas la comparaison avec son portrait acide de la haute bourgeoisie française dans La règle du jeu, y aurait-il une difficulté ontologique à filmer la classe ouvrière autrement que par le biais du film documentaire ?
Hiver’60 où l’impossibilité de filmer la classe ouvrière wallonne
Hiver’60, dont le financement nécessita plusieurs années vu le peu d’enthousiasme des autorités politiques, le financement du film fut refusé par un ministre libéral de la culture et un ministre social-chrétien, et par les producteurs pour le sujet, est sorti sur les écrans en 1982. Il représentait un pari courageux, mais impossible dans son objectif d’aborder, par le biais de la fiction, le mouvement insurrectionnel de masse d’un Peuple, d’une classe. En raison de ses moyens limités, le caractère insurrectionnel et la violence de la répression sont montrés par des images d’actualités télévisées et d'un documentaire de Frans Buyens, ce qui évidemment affaiblit le souffle épique et la dureté de ces six semaines de lutte. Ensuite, il ne faut pas oublier que la langue de l’usine, de l’atelier, c’était le wallon et non pas le français. A la même époque qu’Hiver’60 était filmé à la Louvière, Manu Bonmariage réalisait au même endroit son documentaire Du beurre dans les tartines qui montre bien que le wallon était encore la langue dominante du monde ouvrier. Mais imaginer un film où tout ou partie des dialogues auraient été en wallon rendait son financement encore plus compliqué. Par ailleurs, au delà d’une manière de jouer assez typique de l’époque dans son côté un peu figé, Hiver’60 est caractéristique d’un écueil typique du cinéma wallon des années 70 et 80 2 qui était l’emploi pour les premiers rôles d’acteurs français « connus » (Philippe Léotard, Christian Barbier, etc.). Ces derniers, malgré leurs efforts, n’arrivent pas à « incarner » les excellents dialogues de Jean Louvet et ce à la différence des seconds rôles qui sont eux des acteurs non professionnels et bien wallons. Ce sont là les meilleurs moments du film, des moments plus proche du documentaire que de la fiction notons-le, la discussion entre Léotard et un ouvrier pensionné parlant de la guerre et de 1950, le bal à la maison du peuple avec l’accordéoniste Bob Deschamps en maïeur socialiste criant de vérité, les scènes d’assemblée générale dans les usines, Jean Louvet en apparatchik syndical. Si ces personnages sont eux incarnés, c’est parce que la grève de 60 fait partie de leur mémoire intime et qu’ils ont donc les mots et les attitudes pour rendre ce moment. Un regret sur ce plan, aucun acteurs pour représenter les ouvriers flamands, italiens, polonais, etc. qui furent bien présents tout au long de la grève, pourtant Pol Meyer les avaient déjà filmés en 1959 dans Déjà s’envole la fleur maigre… Si l’on garde à l’esprit ce que j’ai évoqué précédemment, la volonté de recourir à des destins individuels pour illustrer un destin collectif n’est que partiellement réussie, l’histoire d’amour entre l’instituteur et l’employée des postes est peu crédible et ralentit inutilement le récit. Par contre, le regard porté sur la classe ouvrière wallonne est un regard juste et qui n’observe pas celle-ci de haut, il y a comme une connaissance intime de cette culture. Au fond, je dirais que, selon moi, Hiver’60 est important comme illustration du regard qu’avait la Wallonie des années 80 sur son passé récent. Le pessimisme ou la noirceur du film est typique de ces années-là, à plusieurs moments reviennent les mots « la Wallonie est foutue », sentiment répandu à l’époque, je me souviens très bien, où, après la fermeture de ces derniers charbonnages, un même destin semblait être promis à la sidérurgie wallonne. La régionalisation réclamée en 1960 n’en était encore qu’à ses balbutiements, les compétences gérées par les toutes récentes institutions régionales wallonnes semblaient bien maigres. C’était aussi la fin des utopies « post 68 » tels l’autogestion, mais aussi les réformes de structure, la contestation des structures syndicales au profit de l’action « spontanée » de la base, l’amour libre... En cela et c’est là le grand mérite du film, il réussit à rendre palpable le désespoir d’une classe, d’un peuple ayant le sentiment à un moment donné d’avoir perdu la bataille avec honneur mais, en définitive, d’avoir été vaincu.
Hiver’60 nous permet de considérer l’évolution de la Wallonie au cours de ces 25 dernières années. Ce n’est que depuis peu que les fruits de la grève de 60 commencent à être récoltés, ce combat longtemps considéré comme perdu ne l’a, en fait, pas été. Il faut aller voir ou revoir Hiver’60 pour savoir d’où nous venons, c’est en cela que l’on peut le considérer, malgré ses limites, comme un jalon, pas seulement de notre histoire cinématographique (il montrait en effet la possibilité d’un cinéma de fiction ancré en Wallonie et ne se centrant pas sur les dominants), mais aussi de notre histoire tout court, il mérite amplement sa deuxième vie.
- 1. Voir le programme notamment dans le magazine de la FGTB « Syndicats » du 29/10/2010 et le très intéressant dossier de presse sur le site des films de la passerelle qui reprend notamment l’article de José Fontaine dans Le Monde en 1982. L’interview de Thierry Michel vaut d’être lue dans son intégralité notamment lorsqu’il évoque le parcours chaotique que fut le financement du film.
- 2. Cet écueil n’a pas encore totalement disparu du cinéma belge, pensons à la désastreuse adaptation en 2004 de Frédéric Fonteyne du beau roman de Madeleine Bourdouxhe La femme de Gilles avec un trio d’acteurs français d’habitude plutôt bons. Le caractère wallon du roman étant quand à lui totalement évacué…