Spaak et Degrelle sous la moulinette dada de Daniel Olivier

15 April, 2009

[Un autre aspect de la mémoire des années 30 déjà évoquée dans Léon Degrelle, le dernier tabou belge ? ]

L’analyse 1, à la manière Daniel Olivier, bien connue des lecteurs de Toudi, des destins croisés de Spaak et Degrelle ne manque pas d’amuser (et même souvent de faire rire aux éclats), tout en nous faisant découvrir des aspects moins connus de leurs parcours « antagonistes ». Tout d’abord, il m’est bien sûr impossible de dire du mal d’un livre qui reprend en ouverture le plus beau chant révolutionnaire de l’histoire qu’est Le temps des cerises.

Commençons donc par le style, Daniel Olivier est certainement l’inventeur du livre d’histoire dadaïste avec ce qu’il faut de calembours, de jeux de mots et d’humour noir et absurde. J’ai repensé en le lisant aux « mémoires » du dadaïste allemand Richard Huelsenbeck Un petit oui et un grand non, en raison d’une parenté de (mauvais) esprit et de comportement potache. Le livre est un peu la version écrite d’un collage dadaïste, d’un photo-montage de John Heartfield ou de dessins de George Grosz. Il est impossible de citer ici toutes les bons mots qui s’accumulent au fil des pages, Henri De Man à qui son parti demande de s’écraser, ce qu’il fera diligemment en 1953 avec l’aide précieuse d’un train suisse, le milieu estudiantin de l’UCL des années 20 composé « de braillards déistes et de psalmodieurs d’encycliques » Degrelle « fort de ses exploits de plume, se métamorphose en paon dont le cri est… Léon Léon ». Sur Spaak, « après ce sera l’OTAN … en emporte le vent du socialisme et l’ITT missa est ! » Daniel Olivier nous dessine la progression de ces deux hommes, l’un acteur de théâtre un brin narcissique qu’il qualifie d’ascensionnel des ratés, l’autre plumitif donquichottesque devenu raté ascensionnel, comme une gigantesque farce, avec les accents macabres de rigueur car, comme disait le poète, en ce temps déraisonnable l’on mettait les morts à table ! Macabres, car des dizaines de jeunes et moins jeunes belges se sont crus Croisés de l’anti-bolchévisme et allèrent se faire massacrer, avec allégresse, par l’armée rouge, d’autres furent régulièrement liquidés par la résistance dans les bastions industriels wallons, ce qui provoqua un nombre incroyable de représailles, la plus connue étant le massacre de Courcelles commise peu de temps avant la libération. Il évoque les curieuses accointances entre Degrelle et Spaak (et Léopold III) sur le choix de la tragique politique de neutralité menée entre 1936 et 1940 qui ne suscita que l’opposition des plus wallons du parti socialiste et du parti libéral.


Derrière ces deux hommes, on découvre aussi Daniel Olivier. Se souvenant de la question traditionnelle de la gauche radicale des années soixante « d’où parles-tu camarade ? », il commence son livre en se disant né rexiste en 1934. Fils de l’avocat Alfred Olivier, député de Bruxelles en 1936-1937, démissionnaire par fidélité à Degrelle, et de l’une des rares femmes qui fréquentait alors les bancs de l’UCL, produit de la grande bourgeoisie fransquillonne mercantile de Leuven. Cette plongée personnelle nous vaut les pages les plus brillantes du livre, la visite de la reine Elisabeth en septembre 1944 à la veuve d’Alfred Olivier et à ses huit enfants, un petit chef d’œuvre réellement. D’ailleurs, cette figure du père, mort d’une leucémie en 1944 à même pas 40 ans, nous intrigue autant qu’elle donne l’impression de continuer à étonner le fils, on aimerait que l’auteur y revienne plus longuement, ce qui lui donnerait certainement l’occasion de peindre un tableau vivant des parlementaires rexistes jusqu’en 1940. Daniel Olivier mentionne aussi que de nombreux fidèles du premier rexisme rejoignirent, durant la guerre, la Résistance. Voila quelque chose que l’on aimerait aussi voir creuser, Jean-Luc Godart dans l’un des films disait que la résistance française en juin 1940 c’était uniquement des personnes issues de l’extrême-droite nationaliste style Action française , de la démocratie-chrétienne et de la gauche non marxiste, même constat pour la Wallonie et plus généralement la Belgique ?

Fidèle à son habitude, Daniel Olivier aime éliminer quelques légendes à la vie tenace comme le « moi d’abord » de Spaak à l’ambassadeur allemand le 10 mai 1940, ou Degrelle en tant que fils qu’aurait aimé avoir Hitler après sa décoration de la Ritterkreuz en 1944 reçue des mains (tremblotantes) de ce dernier. Non Degrelle ne possédait aucun secret explosif capable de ruiner la plupart des carrières politiques de l’après-guerre. Intéressant aussi l’idée que Spaak n’aurait pas fait tous les efforts requis pour obtenir l’extradition d’Espagne de Degrelle, ne souhaitant sans doute pas que son meilleur ennemi connaisse le même sort funeste que Pierre Laval. En tout cas, la question ne fut pas une seule fois à l’ordre du jour du Conseil des Ministres entre le 17 mai 1945 et le 29 mai 1946 ! Il rappelle aussi que ce sont les socialistes bruxellois qui, un an avant les élections générales de 1936, démissionnèrent en bloc pour provoquer une législative partielle, Degrelle put imaginer refaire le même coup en mars 1937. Ainsi ce dernier, premier député suppléant de son parti pour Bruxelles, força la démission de tous ses députés et suppléants (lui compris donc), pour défier l’establishment politique belge suite à une manipulation-traquenard posée par deux « vieilles barbes » de la droite du parti catholique, Gustave Sap et Charles d’Aspremont Lynden, hypothèse qui apparaît convaincante. Par contre, je ne partage pas l’opinion de Daniel Olivier qui considère que l’opération, même sans le fameux coup de crosse en dernière minute du Cardinal Van Roey, aurait pu réussir. Je ne me souviens plus de l’écart exact entre Degrelle et Van Zeeland mais il dépassait les 200.000 voix, il n’y avait certainement pas à Bruxelles autant d’électeurs prêts à obéir au moindre claquement de doigt du « coucou » de Malines. Pour une grande partie de l’électorat catholique, face à ce qui ne constituait encore que l’expression politique d’un conservatisme réactionnaire, produit de la crise économique et de la peur du « rouge », Degrelle n’était déjà plus quelqu’un de convenable et de fréquentable, et quand l’on sait le poids des convenances dans ce milieu, ainsi que la méfiance intrinsèquement belge à tout ce qui peut ressembler à l’aventure, comme le montre par ailleurs Daniel Olivier, Degrelle avait déjà perdu cette élection partielle avant même son « excommunication». Van Zeeland vs Degrelle était aussi joué d’avance que Chirac vs Le Pen lors des élections présidentielles françaises de 2002 ! Il faut aussi rappeler qu’il n’y eut jamais, et qu’il n’y a toujours pas, de terreau favorable et durable pour l’extrême-droite, et ce tant à Bruxelles qu’en Wallonie, ce que prouve amplement les scores électoraux en dents de scie, par exemple, du FN depuis 20 ans.


Un autre point de désaccord : ce n’est pas l’envoi d’un attaché commercial belge à Burgos auprès du gouvernement putschiste espagnol qui poussa Emile Vandervelde à démissionner de sa fonction de ministre de la santé publique et de vice-président du gouvernement Van Zeeland II. Le grand homme socialiste quitta en effet le gouvernement dès le 27 janvier 1937. Or cette question ne se posa qu’un an plus tard. Bien sûr, il ne partageait pas la politique espagnole du gouvernement belge, en résumé : non-intervention, couverture du refus obstiné de Léopold III de recevoir avec la pompe requise les lettres de créances de l’ambassadeur républicain à Bruxelles, sauvegarde des intérêts économiques belges non négligeables notamment l’achat contre devises dans la zone occupée par les putschistes de pyrites considérées indispensables à l’industrie belge. Ce fut l’assassinat du Baron Jacques de Borchgrave en décembre 1936 qui le poussa vers la sortie. L’affaire, bien connue des étudiants en droit international, garde toujours sa part d’ombre. Le baron, ancien représentant de la Daimler-Benz en Espagne et fils d’un ancien ambassadeur belge auprès du Saint-Siège, travaillait, pour le compte de l’Ambassade belge à Madrid, à convaincre les volontaires belges des brigades internationales défendant Madrid à rentrer au pays. Son corps, une balle dans la tête, est retrouvé en janvier 1937 dans une fosse commune à quelques kilomètres de Madrid. La presse de droite de l’époque considère qu’il a été exécuté par des brigadistes, une historienne espagnole estime quand à elle qu’il fut éliminé par les forces spéciales du Ministère de la Guerre dirigée par l’anarchiste Manuel Salgado 2. Le gouvernement belge exigea du gouvernement républicain qu’il reconnaisse sa responsabilité juridique dans ce meurtre et qu’il répare le dommage ainsi causé à la Belgique. Finalement, alors que l’affaire allait être portée devant le prédécesseur de la Cour International de Justice, les deux parties trouvèrent un compromis, le gouvernement républicain présentant ses excuses, tout en ne reconnaissant pas sa responsabilité, et octroyant un million de francs belges de dommages à la Belgique. L’attitude à adopter dans cette affaire, conciliation contre mise en demeure, va tellement diviser les ministres socialistes que Van Zeeland considère qu’elle compromet la survie de son gouvernement et met les socialistes au pied du mur 3 : lâché et poussé par Spaak et De Man, Vandervelde quitta, dès le lendemain, ses fonctions gouvernementales 4.

Autre précision, c’est bien le gouvernement Spaak qui prit l’initiative, en août 1938, d’envoyer un attaché commercial à Burgos. La position belge à ce moment-là étant un chef d’œuvre du spaakisme, puisqu’il déclare aux membres de son gouvernement que « dans l’intérêt du pays, la Belgique doit être représentée auprès du général Franco par un délégué commercial (…) D’autre part, quel que soit l’importance de cette question, (je) pense qu’elle ne vaut pas une grave crise politique en Belgique.» 5 Mais par un curieux hasard, c’est un Spaak déjà démissionnaire, pour cause d’affaire Martens 6, qui le 10 février 1939 recevra les lettres de créances du représentant officiel de Franco à Bruxelles et c’est le gouvernement Pierlot I et son ministre socialiste des affaires étrangères… Eugène Soudan qui, le 21 mars 1939 7 reconnu officiellement le gouvernement franquiste... Autre point mineur mais amusant, l’activité de Spaak dans ses folles années révolutionnaires et son amitié avec Walter Dauge, qui fut bourgmestre de Flénu début 1944, est aussi évoquée dans le livre que l’historien Jean Puissant 8a tiré de sa thèse de doctorat. Lors d’une interview, alors qu’il lui demandait pourquoi le journal L’Action Socialiste fut particulièrement populaire dans le Borinage, Spaak répondit « le hasard ». A une époque où l’on disait que la révolution avait deux capitales mondiales : Moscou et Quaregnon, on doute de ce hasard… Terminons par une note plus joyeuse, le Q est absent de l’index des noms de personnes en fin d’ouvrage, collision amusante puisqu’en épigraphe de celui-ci Daniel Olivier cite Wilhem Reich (déjà un clin d’œil en soi), l’homme de l’orgasmatron…

Menus propos autour de P.H. Spaak et Léon Degrelle 20 € CCP : 000-1464285-70 Tel. : 063/44.61.92
  1. 1. Daniel Olivier : Menus propos autour de P.H. Spaak et L.Degrelle, Edition les « ça me dit » de l’histoire, Ansart, 2009.
  2. 2. Marina Casanova: Las relaciones diplomáticas hispano-belgas durante la guerra civil española: el caso del Barón de Borchgrave in Espacio, Tiempo y Forma, Serie V, Historia Contemporanea, Tome V, 1992, pp.293 et s.
  3. 3. Conseil des Ministres du 26 janvier 1937, disponible sur le site www.arch.be
  4. 4. Conseil des Ministres du 27 janvier 1937, ibidem.
  5. 5. Conseil des Ministres du 10 novembre 1938, ibidem.
  6. 6. La nomination du Dr Martens, activiste flamand condamné à mort par contumace en 1919 mais amnistié en 1929, comme membre de l’Académie Royale Flamande de Médecine divisa profondément le gouvernement Spaak II et conduisit les ministres wallons du parti libéral à quitter celui-ci.
  7. 7. Conseil des Ministres du 20 mars 1939, ibidem.
  8. 8. Jean Puissant : L'évolution du Mouvement ouvrier socialiste dans le Borinage, Bruxelles, Académie royale de Belgique, Classe des lettres, 1993.