Léon Degrelle, le dernier tabou belge ?
Avant d'aborder le remarquable documentaire de Philippe Dutilleul et Isabelle Christiaens, disons un mot sur l'horripilant battage qui s'est fait autour de celui-ci. C'est jusqu'à la nausée que le mot « tabou » est revenu, nous ne sommes pourtant plus en 1983: si Degrelle était encore si tabou, il ne serait même pas imaginable qu'un tel documentaire puisse être diffusé à une heure de grande écoute ! Ce n'est pas ici que l'on insistera sur le fait que le tabou ultime reste et demeure tout ce qui touche à la dynastie belge.
Ce qui, par contre, est révélateur est que ce soit un Britannique, Martin Conway, et un Français, Korentin Falc'Hun, qui aient produit les études les plus approfondies sur Degrelle et le rexisme. Bien sur, c'est un historien américain, Robert Paxton, qui publia au début des années 70 le premier ouvrage sur le régime vichyste, mais depuis ce moment les historiens français ont examiné les moindres aspects de la France des années noires, y compris la responsabilité de l'appareil étatique français dans la Shoah. Les historiens belges ont, eux aussi, depuis la même époque examiné ces années, mais on peut se poser la question de l'écho faible ou limité dans le temps de leurs travaux. Cette situation n'est-elle, au fond, que le reflet de l'impossibilité d'une anamnèse nationale belge ? Je vais citer l'historien irlandais John Horne à propos de la 1ère guerre mondiale : « Ce qui me frappe (...), c'est d'abord le jeu réciproque de mobilisation continue de ” cultures de guerre ” opposées (nationalistes wallons et activistes flamands) et de démobilisation de ces mêmes cultures (Catholiques flamands ou Socialistes modérés). C'est, deuxièmement, l'impact de ce jeu réciproque de mobilisation/démobilisation culturelle sur l'évolution des rapports communautaires, comme si la guerre fournissait un vocabulaire de violence et une mémoire identitaire toujours susceptibles de déjouer les tentatives de démobilisation et de réconciliation à l'intérieur de la Belgique »1 Cette citation d'une grande justesse explique sans doute pourquoi c'est finalement toujours avec des précautions infinies que les historiens professionnels belges, même si c'est un peu moins vrai pour les historiens flamands, abordent les deux conflits mondiaux. On peut comprendre que les chercheurs belges ne veuillent pas, par leur production, attiser les conflits passés et présents d'une société, mais toutes ces précautions ne conduisent-elles pas à négliger leur devoir vis-à-vis de cette même société et à ne pas vouloir affronter les conséquences de leurs écrits, comme si une histoire « sans valeur » ou purement « objective » était réellement possible ? Je ne pense pas ici à des historiens comme Jean Stengers ou Robert Devleeshouwer, aux opinions si différentes, ce dernier ayant même refusé d'apparaître dans une même émission télévisée que Degrelle.
Au fond, le documentaire d'hier était remarquable parce qu'il n'est pas doublement tombé dans ce piège. Premièrement, il retrace le parcours d'un homme et non d'un mouvement ou d'une idée politique. Degrelle présenté habituellement sous l'image d'un vociférateur démagogue et vaniteux chef d'une bande de criminels « noirs » est dépassée, il y apparait comme un individu beaucoup plus complexe: fanfaron, mais combattant réellement courageux, négationniste, mais catholique pratiquant, ambitieux maladif, mais risquant tout sur des coups de poker hasardeux comme les élections législatives anticipées de 1937 à Bruxelles, etc. Le documentaire rappelle la fascination qu'il a exercée sur certaines franges de la middle-class belge francophone, son impact ayant toujours été faible dans les milieux ouvriers où l'opposition au « système » s'incarna dans certaines formes de syndicalisme et dans le parti communiste. Deuxièmement, le documentaire évite ce que j'appelle une vision veule de l'histoire: d'abord il ne « ridiculise » pas ceux qui témoignent par un commentaire en voix off, mettant ceux-ci devant leurs contradictions ou mensonges, les faits parlant d'eux-mêmes en quelque sorte, comme la responsabilité « personnelle » de Léon Degrelle dans l'exécution de trois otages à Bouillon en juillet 1944 en représailles au meurtre de son frère pharmacien par la Résistance. Ensuite, divers clichés éculés sont évités comme dire que la foule bruxelloise qui accueillit Degrelle en avril 1944 sera la même qui célébrera les chars britanniques en septembre de la même année, etc.
Le documentaire montre aussi que la période espagnole de Degrelle ne fut pas aussi tranquille que cela, il fut longtemps dépendant de la bienveillance et de la protection de puissants amis espagnols. Vu l'adoption d'une fausse identité qui lui a permis d'avoir la nationalité espagnole en 1954, sans doute que Degrelle, Colonel de la Waffen-SS, n'a jamais pu bénéficier des généreuses pensions que l'Etat allemand verse toujours actuellement dans de nombreux pays à ceux qui ont combattu sous son uniforme. La « baraka » Degrelle, mais aussi ses protecteurs, lui permettront d'échapper aux multiples tentatives d'enlèvements imaginés contre lui. A la fin du documentaire sur celui qui se disait le dernier des hitlériens, chacun tirera la conclusion qu'il voudra du « destin » de Léon Degrelle. Personnellement, je partage les propos de notre ami Daniel Olivier, disant qu'après 1937, Degrelle a tout raté, l'histrion anti système étant dépassé par ses propres slogans, le rendez-vous entre son destin personnel et « son » peuple (mais de quel peuple s'agissait-il ?) n'aura jamais lieu, à l'inverse d'un de Gaulle ou d'un de Valera voire même d'un Franco. Ce destin raté fait de Degrelle une figure tragique, dans le sens premier du mot, et certains passages du documentaire le montrent même conscient de cela, ce qui n'est pas l'un de ses aspects le moins étonnant.
Et pourquoi pas un documentaire de la RTBF sur un autre tribun au destin tragique mais dans un autre sens, Julien Lahaut, l'un des derniers véritables tabous de l'histoire de Belgique contemporaine?
Voyez aussi une critique plus perspicace d'images montrées dans cette émission Parade de Degrelle à Charleroi (puis Bruxelles) le 1er avril 44
- 1. S. Jaumain, M. Amara, B. Majerus, A. Vrints (sd.) : Une guerre totale? La Belgique dans la 1ère guerre mondiale , AGR-AR, Etudes sur la 1ère guerre mondiale, Bruxelles 2005, p.449.
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Commentaires
Quelques remarques complémentaires à ma chronique
Il y a tabou et tabou
Daniel Olivier critique la La Führer de vivre
Points critiques