EDITO : Michelle Martin et les "vrais problèmes"
Le député wallon et bourgmestre de Namur déclarait le 20 juin dernier au JT de la RTBF , à propos des mesures à prendre en matière d'intégration des personnes étrangères, que la connaissance du français était incontournable dans la « partie sud du pays ». Cherchant ainsi, sans doute, à se démarquer de la ministre Eliane Tillieux qui, sur le même sujet, le même jour parlait de « notre Wallonie ». Est-ce la façon dont veulent se distinguer les responsables wallons ? Les uns cherchant à flatter la partie de l'opinion qui est attachée à la Wallonie, les autres, cherchant à flatter une autre partie de l'opinion qui ne sent pas les choses de la même manière ? Le 2 juin dans La Libre Belgique, tout en admettant que les questions d'identité wallonne étaient importantes, le même bourgmestre (qui sera fier de diriger la capitale de la « partie sud du pays » plutôt que « de la Wallonie » s'il demeure bourgmestre de Namur ?), répondaient à la question du journal (Les Wallons, dans leur majorité, sont-ils demandeurs en matière d'identité ?), que « sur le terrain, les gens m'interpellent plus sur leurs problèmes de logement que sur les questions d'identité wallonne. Cela est loin de constituer leur préoccupation majeure. » Il ajoutait cependant : « On est conscient qu'on va devoir de plus en plus compter sur nous-mêmes, ne plus être dans une posture de pleureuse vis-à-vis de nos voisins, et mettre les mains dans le cambouis. »
Le problème est de savoir si la question de l'identité wallonne n'est pas liée à cette question du redressement. Via cette identité - en fait via une prise de conscience, l'identité étant en un certain sens secondaire par rapport à l'exigence citoyenne ou lui étant subordonnée -, le souci d'un plus grand nombre de Wallons devrait ne plus se confiner à leur logement individuel. Mais à cette Maison « Wallonie » qu'ils habitent et dont la Belgique ne payera plus les factures dans 9 ans. Cette Belgique dans laquelle le Professeur Quévit a si bien montré comment on a pu détourner un trop grand nombre de ressources de l'Etat vers le Nord, au détriment de l'entretien voire de la survie de la Wallonie. Mais la majorité politique du pays, soutenue par les ancêtres du CDH (et de quelques autres aussi), a souvent avalisé cette politique simplement et profondément injuste. On sait que Michel Quévit a consacré deux ouvrages fondamentaux à l'analyse de cette évolution en 1978 (Les causes du déclin wallon) et en 2010 (Flandre-Wallonie. Quelle solidarité ?). La revue en ligne a traité du deuxième ouvrage en renvoyant aussi aux conclusions du premier de manière assez approfondie 1. Le sentiment que l'on peut avoir c'est que, en dépit des analyses incontestables et incontestées du Professeur Quévit, des responsables wallons de haut rang, et même de tout premier rang, continuent à considérer la Belgique comme la meilleure et unique chance de la Wallonie. Ou à faire semblant. D'ailleurs, il paraîtrait que les Wallons ne s'intéresseraient pas à la ruine possible de là Wallonie mais à leurs vrais problèmes. Leurs seuls vrais problèmes?
L'opinion publique et l'émotionnel : l'affaire royale
Croire que l'opinion publique ne pourrait s'intéresser qu'à des questions étroitement privées est inexact. Il est vrai que cela passe parfois par l'émotion et les sentiments. On a parfois oublié que le 18 juillet 1950, le futur bourgmestre de Mons et président du PSB, Léo Collard, déclarait devant les Chambres réunies pour débattre de la question de la fin de l'impossibilité de régner de Léopold III que la Wallonie était menacée « d'un mouvement incontrôlable et irrationnel de nature morale et psychologique » (Annales parlementaires, session Chambres réunies, cité par Paul Theunissen, 1950, le dénouement de la question royale, Complexe, Bruxelles, 1986, p. 88.). Et l'on sait qu'ensuite, comme le dit l'Histoire de la Wallonie de L.Genicot, « les événements frappèrent par leur âpreté », celle-ci se manifestant d'abord, justement, à Mons, le 21 juillet au matin, par l'explosion d'une bombe sur la ligne vicinale aux abords du Vaux-Hall, le début d'une série d'attentats qui par dizaines allaient secouer voies de chemins de fers et centrales électriques jusqu'au 26 juillet, à la suite de quoi la grève devint générale en Wallonie 2. Pour finir par devenir insurrectionnelle.
La population wallonne est sensible à l'injustice (en matière de Justice précisément) et il ne fait pas de doute qu'un Léopold III restauré dans la plénitude de ses prérogatives aurait été perçu comme un collaborateur n'ayant pas dû subir les sanctions judiciaires que d'autres avaient bien dû encourir. La question de la « collaboration » de Léopold III avec l'Occupant doit bien sûr être nuancée, mais on peut montrer à tout le moins qu'il se résigna à une politique d'accommodement avec celui-ci 3.
Ceci démontre à l'évidence que la population wallonne peut se préoccuper aussi de ce qui dépasse l'horizon de sa vie quotidienne. Et même si, lorsqu'elle s'en préoccupe, cela peut créer des problèmes extrêmement graves, ceux de la Question royale étant les plus graves de toute notre histoire intérieure.
L'opinion publique et l'émotionnel : une affaire bien moins grave
On ne peut nier non plus que l'affaire Dutroux, sans prendre l'ampleur de la question royale (contrairement à ce que l'on a dit, le nez collé sur l'événement), a troublé la société belge, même si c'est beaucoup moins. L'annonce, ce 31 juillet 2012, d'une possible libération anticipée de Michelle Martin, complice bien réelle et bien consciente de Dutroux (mais que le jury populaire n'a pas condamné aussi lourdement), sans provoquer des attentats à la bombe, a soulevé la colère d'une partie de l'opinion et immédiatement l'inquiétude du bourgmestre de Namur, mécontent qu'il n'ait pas été informé de la manière dont cette libération conditionnelle allait s'effectuer dans la commune de Namur (Malonne en fait partie), au couvent des Clarisses où aurait dû se réfugier Michelle Martin (la décision est suspendue en raison du pourvoi en cassation du Procureur du roi face à ce qu'avait décidé le Tribunal d'application des peines).
Pourtant, la question de cette libération de Michelle Martin ne concerne pas ce que certains leaders CDH appellent les « vrais problèmes des gens ». C'est une question d' « ordre moral et psychologique » qui concerne la façon dont la Justice est rendue en lien avec la morale dont Jean-Marc Ferry nous a appris qu'elle ne pouvait se séparer du Droit. Il arrive donc que la population s'enflamme pour des questions qui sont somme toute politiques au sens fort. Sur cette question il existe deux positions, l'une attachée comme le ministre Lejeune des années 1880 aux législations sur les réductions de peine dans une vision sensée et humanitaire (les deux vont toujours de pair). L'autre qui voudrait sans doute régresser en deçà. Sud-Presse a osé proposer sur son site (ce 31 juillet) les deux options, libellées comme suit :
- C'est une honte pour la Belgique
- En Belgique, on se moque des victimes
- Quelle belle image pour la justice
- C'est normal car elle a déjà purgé la moitié de sa peine
Avec comme conséquence que la seule option allant dans le sens de la loi (et de son humanité), présentée dans des termes que même ceux qui auraient été favorables à une libération ont pu hésiter à choisir, s'est retrouvée fort minoritaire (7% des 13.000 votants).
Quoiqu'il en soit, Maxime Prévost, bourgmestre de Namur a volé à la rescousse de l'opinion publique enragée, comme la plupart des partis politiques alors que peut-être on aurait pu attendre d'eux une réflexion moins démagogique devant des messages qui confinaient parfois à des appels au meurtre pur et simple de Michelle Martin. Les pauvres religieuses clarisses âgées de Malonne se voyaient en prime associées aux prêtres pédophiles chez les plus déments, leur couvent étant en sus proposé à la disparition par les flammes 4. Alors que tous les spécialistes des questions soulevées, considèrent que la prison non seulement ne permet que rarement un rachat de ceux qui ont gravement violé la loi, mais, en outre, est un milieu hautement criminogène, de plus en plus surpeuplé, l'une des causes de ce surpeuplement étant la façon dont on mesure aujourd'hui chichement les réductions de peines. Sans susciter beaucoup d'émoi et de retentissement médiatiques, le personnel de la prison de Saint-Gilles est en grève depuis le 20 juillet protestant ainsi contre les difficultés qu'engendrent pour eux la surpopulation carcérale. 95% des gardiens sont en grève et vont continuer leurs actions tous les lundis et vendredis faute d'accord avec l'administration pénitentiaire, mais cela non plus ne fait pas partie des « vrais problèmes » des gens...
Il y a là aussi une brutalisation des rapports sociaux telle que l'Europe de plus en plus néolibérale va malheureusement sans doute nous en offrir le spectacle. Des partis wallons d'extrême droite se lancent sur cette piste de la haine comme Nouvel Elan Wallon
Le bourgmestre d'une ville de 100.000 habitants, s'il avait le moindre courage politique ne devrait-il pas interdire toutes les manifestations déjà annoncées devant une maison privée où 11 femmes âgées, pauvres, prient et accueillent les personnes en détresse ? Ne nous trompons pas, les personnes que la puissance publique devrait s'honorer de défendre et de protéger, ce sont les Clarisses et pas la prétendue liberté d'expression de ceux qui projettent de venir hurler leur haine avec la meute ; il est vrai que cela ne fait pas partie des « vrais problèmes », mais du respect de quelque chose que, croyants ou incroyants, nous savons être au cœur de notre civilisation. Tant pis pour les Clarisses, leurs problèmes ne sont sans doute pas « vrais ».
Le Pouvoir politique servile à la population et en même temps opaque
Pendant ce temps, les responsables politiques - wallons en particulier - font vraiment tout pour que les significations essentielles de nos institutions échappent à l'entendement du citoyen. Lundi 30 juillet, on a vu sur la foire de Libramont (où les Premiers ministres viennent rarement) le bourgmestre de Mons en titre, également en titre Président du PS et celui que l'on peut considérer aussi comme de fait le grand patron de la Wallonie et de la Communauté française qui y a désigné les ministres les plus importants. Pour les négociations de 2004 par exemple, on lit dans une notice qui lui est consacrée (et qu'il a plus que probablement relue) : « Maître du jeu, le président du PS négocie la formation de l'Exécutif wallon et communautaire (...) tandis que Charles Picqué s'occupe de Bruxelles. »5. En 2009, il a procédé de même, les Ecolos donnant quelque temps l'illusion qu'ils décideraient des choses.
Di Rupo avait à ses côtés la soi-disant ministre fédérale de l'agriculture, Sabine Laruelle, qui n'a plus que des compétences dérisoirement limitées à la sécurité alimentaire et au bien-être des animaux (et pour la deuxième, l'accord des Régions est déjà requis avant le transfert prochain de cette compétence aux Régions), absolument rien d'autre. La Particratie avait cependant veillé au grain et l'actuel Président du CDH, ancien ministre régional de l'agriculture, était présent (à côté donc du PS et de la ministre MR dite « de l'agriculture »). On a ainsi laissé sous-entendre que l'Etat fédéral redevenait compétent pour l'agriculture et ceci avec la complicité de nombreux médias qui ont zappé la présence ce même jour du ministre wallon de l'agriculture en fonction. Les milieux agricoles savent à quel point la domination flamande s'est fait lourdement sentir en agriculture. Pendant toute la décennie 1980, aux assemblées du principal syndicat agricole wallon, le ministre fédéral n'arrivait pas à se faire entendre, tellement sa politique antiwallonne lui valait les justes huées rendant son discours inaudible. A cette même foire de Libramont, fin juillet 1991, ce ministre, Paul De Keersmaeker, fut assailli par des dizaines d'agriculteurs ardennais, le ministre Guy Lutgen (père de l'actuel président du CDH), affirmant qu'il les « comprenait », même si ceux-ci avaient pratiquement tenté de blesser gravement - voire pire - le ministre fédéral détesté. 6
Poudre aux yeux et conformisme
Nous ne savons quel intérêt démagogique a fait que le Premier ministre belge et la soi-disant ministre fédérale « de l'agriculture » se montrent à la Foire dans l'exercice de fonctions qui ne sont pas les leurs. C'est très critiquable puisque notre manque de culture politique fédéraliste fait que nous nous imaginons encore trop spontanément qu'il existerait une hiérarchie entre les ministres fédéraux et régionaux alors que ces personnes sont sur un plan d'égalité, les unes et les autres étant sans pouvoirs dans les compétences qui ne sont pas les leurs (juridiquement le Premier ministre belge n'a rien à dire en agriculture). Personne ne va dire que Di Rupo n'avait rien à faire à Libramont, mais il y aurait dû s'y manifester un respect des pouvoirs constitutionnels : le Président de la République française salue le Maire du moindre patelin, s'il s'y rend...
Vincent de Coorebyter, à la tête d'un CRISP qui n'analyse plus de manière critique (pas plus que les grands médias), la façon dont la particratie rend opaque le fonctionnement des institutions, a cru bon de se lancer dans une étude d'un grand intérêt esthétique sur le style royal de Di Rupo après une fête nationale où celui-ci a été filmé par des caméras télévisées en train de mettre en place un culte de la personnalité « royale » de l'homme de la Synthèse entre tous ces pouvoirs (communautaires, régionaux, fédéraux, municipaux, parlementaires des divers parlements, belges, européens etc.). V. de Coorebyter écrivait dans Le Soir du 26 juillet 2012 : « Elio Di Rupo est perçu comme celui qui nous a tirés de la grande crise politico-communautaire (...) Il veut incarner un Premier qui croit en la Belgique... Leterme, Van Rompuy, Dehaene, Verhofstadt n'avaient pas ce caractère, ils étaient « Flamands » à un certain moment. Di Rupo nous dit et nous montre que la Belgique (...) a un avenir (...) si l'on veut assimiler son style à une autre fonction (...) il faudrait presque aller en direction de la fonction royale (...) Dans la façon d'incarner la Belgique, de s'adresser à la nation (...) il ne parle pas aux partenaires politiques, mais aux citoyens, à la nation (...) il faut, très prudemment mais certainement, faire l'hypothèse d'un style royal... » Le style, l'écume, les formes et la com s'allient donc pour nous persuader que dans une Europe au néolibéralisme forcené, la Wallonie s'effacerait au sein d'une Belgique de type Léopold Ier.
Tous les responsables politiques savent pourtant que dans 9 ans la Wallonie devra se passer de toute solidarité belge. Qu'elle devra assumer ce redressement seule. Que ce redressement est compromis par les accords que l'Etat belge se prépare à signer avec ses partenaires européens. En particulier le Traité dit de la règle d'or qui va enlever aux Etats européens la liberté de gérer leurs budgets souverainement. Que cette liberté sera également ôtée à la Wallonie. Que cela hypothèquera gravement son redressement, car on ne redresse pas une économie en diminuant les dépenses étatiques.
L'homme au nœud papillon est aux sommets de tous les pouvoirs depuis près de 20 ans, sans que nous n'ayons jamais pu dire exactement quel(s) but(s) il poursuivait, sur quel projet il s'appuyait et quelle(s) conviction(s) l'animai(en)t. La longévité politicienne de cet homme n'a d'égale que la mémoire éphémère qui sera la sienne parmi des Wallons, des socialistes, des démocrates qu'il aura endormis voire bernés de bout en bout. Et cela, c'est aussi certainement un vrai problème, plus vrai que celui posé (?) par le fait qu'un humble couvent wallon accueille une personne réprouvée qui n'a nul endroit où aller qu'en prison ou à Malonne.
Voir aussi
La Particratie wallonne en 25 points
Le déni de la violence dans l'anthropologie de René Girard
Une activité du couvent de Malonne cette année pour des jeunes de 18 à 35 ans :
Avec Claire et François d'Assise, devenir artisans de paix » : un week-end de découverte de la spiritualité franciscaine Sœur Maggy, clarisse et frère Benjamin , franciscain, du vendredi 9 mars à 19h au dimanche 11 mars à 17h
Couvent des Clarisses de Malonne
- 1. Critique : Flandre-Wallonie. Quelle solidarité ? Michel Quévit (Couleurs livres)
- 2. Un grand peuple (Robert Vivier)
- 3. François André A des pôles opposés : Léopold III et le monde politique
- 4. Cela a été dit notamment sur facebook, sur une page événements appelant à manifester à Malonne, page qui a disparu
- 5. Encyclopédie du mouvement wallon, Tome IV, IJD, Namur 2019, Notice personnelle de Elio Di Rupo, p. 207.
- 6. la chose a été racontée dans Un grand roman