Tutsis et Hutus : le film du génocide

21 March, 2010

Génocides

Le film Tuez-les tous: Rwanda histoire d'un génocide «sans importance », (1) de Raphaël Glucksman, David Hazan et Pierre Mozoretto (sorti en novembre 2004), visible ici même est une sorte d'illustration de l'interview de Luc de Heusch qui n'a rien perdu de son actualité ni de sa pertinence. Pour le regarder en connaissance de cause nous en établissons ici un résumé en reprenant la manière dont les auteurs ont divisé leur oeuvre en Actes. Mais avant tout, il nous semble important de rappeler quelques vérités élémentaires sur les génocides.

Rappel: tout négationnisme est dans tout génocide

1) Tout génocide a d'innombrables causes et l'on ne peut pas, par exemple (comme le font les négationnistes du génocide contre les Tutsis), s'en tenir à l'assassinat du Président Habyarimana comme la seule cause du génocide (d'ailleurs l'attentat ne fut que le déclencheur du génocide). La racialisation ou l'ethnicisation de ces classes sociales que sont les Tutsis et les Hutus sont l'une des causes lointaines de celui-ci.

2) Tout génocide suscite son négationnisme un peu comme tout virus suscite son anti-virus (encore que les anti-virus jouent un rôle positif pour la santé - au moins des ordinateurs! - et que le négationisme est une maladie de l'esprit). On le sait, le négationnisme du judéocide est né en France et c'est en France qu'il a pu trouver, heureusement, l'une des références mondiales les plus fortes, les plus claires, les plus solides sur le négationnisme, l'historien français Pierre-Vidal Naquet et son formidable livre Les asssassins de la mémoire. Nous citons ici la dernière édition du livre, celle de la Découverte, Paris, 2005.

Il suffit ici de lire Pierre Vidal-Naquet : chacun des mots qu'il utilise porte, de la même façon que les mots des génocidaires portèrent des coups mortels.

Par-delà les oppositions de clans et de couches sociales, on retrouverait pourtant, chez ceux qui nous parlent, une même peur devant le réel, un même langage masqué.

En vérité, le meurtre de masse se heurte, chez ses auteurs eux-mêmes, à des résistances tellement tenaces que l'on voit par exemple Himmler user plutôt d'un langage direct, ou presque totalement direct : « La question suivante nous a été posée : que fait-on des femmes et des enfants ? Je me suis décidé et j'ai là aussi trouvé une solution évidente. Je ne me sentais pas le droit d'exterminer (exactement : extirper auszurotten), les hommes - dites, si vous voulez, de les tuer ou de les faire tuer - et de laisser grandir les enfants qui se vengeraient sur nos enfants et nos descendants. Il a fallu prendre la grave décision de faire disparaître ce peuple de la terre (dieses Volk von der Erde verschwinden zu lassen). » Himmler est ici, si je puis dire, au maximum de la franchise, encore qu'une description du processus réel serait mille fois traumatisante. Mais il lui arrive, même devant un public « averti » d'introduire soudain un élément d'atténuation. Par exemple, devant des officiers SS, le 24 avril 1943 : « Il en va de l'antisémitisme comme de l'épouillage. Eloigner (entfernen) les poux ne relève pas d'une question de conception du monde. C'est une question de propreté. » C'est ici la métaphore des poux qui donne son véritable sens à cet « éloignement ». Car « éloigne-t-on » un pou ? Il arrive enfin que Himmler code et même surcode ; ainsi quand il reçoit en avril 1943 le rapport de R.Korherr, « Inspecteur für die Statistik » de la SS, il lui fait dire rapidement qu'il souhaite que nulle part il ne soit parlé du « traitement spécial » (Sonderbehandlung) des Juifs. Si l'on veut bien se souvenir que « traitement spécial » était déjà un mot codé pour l'extermination...

Pierre Vidal-Naquet, Les assassins de la mémoire, La Découverte, Paris, 2006, pp. 23-24.

On lira ci-dessous l'inter-titre Les Mots et on entendra dans le film, à de multiples reprises, les incitations au meurtre de la sinistre Radio-Télévision Libre des Mille Collines.

Acte I: Les causes du génocide

Les auteurs reprennent en résumé ce que nous disait déjà en 1994 l'anthropologue Luc de Heusch, parlant plutôt du Rwanda comme d'une société centralisée (de Heusch utilisait le terme nation, qui en est proche). L'historien français Jean-Pierre Chrétien estime que la division sociale de cette société en classes (Hutus, Tutsis et les Twas), a été racialisée, les Tutsis, la classe sociale supérieure étant d'abord privilégiée par les colonisateurs allemands puis belges après que le Rwanda ait été placé sous tutelle belge de la SDN après la défaite allemande de 1918. En 1931 déjà, les colonisateurs belges imposent des cartes d'identité où l'ethnie est mentionnée, ce qui constitue l'une des causes lointaines du génocide et l'un des rouages de sa mise en oeuvre, comme on le verra par la suite dans le film. En 1959 (le film est semblable à l'interview de de Heusch dans ses explications), un nationalisme se développe parmi les Tutsis. L'Eglise et l'Etat belge mettent alors les Hutus au pouvoir. C'est une révolution démocratique en apparence puisque les Hutus, classe dominée, formaient la grosse majorité de la population. Mais cette révolution, loin de proclamer l'égalité de tous les citoyens et l'indivisibilité de ceux-ci, tend à accentuer encore la division ethnique. L'Etat mis en place est déjà un Etat quasiment raciste dont la finalité est de perpétuer la nouvelle prépondérance des Hutus sur les Tutsis. Un grand nombre de Tutsis s'expatrient d'ailleurs vers les pays limitrophes. Ils forment une armée.

La guerre

Le président Kagamé interrrogé dans le film explique le pourquoi de la formation d'une armée tutsie: pour que les Tutsis puissent réintégrer leur pays d'origine, le seul moyen était la force. En 1990 l'armée tutsie (le Front patriotique rwandais, FPR), envahit le Rwanda. Le FPR est arrêté par les troupes étrangères, française, belge et zaïroise. A partir de là le régime, radicalise son racisme fondateur: les Tutsis vivant au Rwanda sont considérés comme les complices biologiques du FPR.

Le jeu politique

Tout cela coïncide également avec une grave crise économique qui mécontente fortement la population. Celle-ci se rassemble, témoigne de son mécontentement. Le Président Habyarimana est obligé d'accepter le multipartisme, de signer les accords d'Arusha (2). Cependant, pendant que ces accords sont signés, le Président dit qu'il les considère comme un chiffon de papier, cela en public. Ces accords prévoient également que Agathe Uwilingiyimana doit devenir Premier ministre...

Les massacres

Dès le début de la guerre avec le FPR en 1990 de premiers massacres sont organisés sous les ordres d'Habyarimana, notamment à Buguzera. Le film donne la parole à des témoins proches de ceux-ci qui en témoignent au moment où ils se déroulent et l'on voit une habitation à laquelle une femme met le feu.

Les mots

Le négationnisme est une sorte de rétroacte du génocide lui-même. Il nie le génocide que les génocidaires eux-mêmes camouflent, à eux-mêmes et aux autres, notamment en faisant perdre dans la langue utilisée la qualité d'êtres humains à ceux qu'ils font périr. Les Tutsis ont été nommés "cancrelats" (un épithète qui a d'ailleurs été utilisé aussi pour les juifs du judéocide, c'est frappant). La Radio des Mille collines (RTLML), est fondée en 1993. Le film en fait entendre diverses émissions. Il est intéressant d'écouter ces paroles (prononcés sur le ton enjoué d'animateurs radiophoniques), qui incitent au génocide à mots également couverts, sans jamais prononcer les mots "tuer" ou "Tusti" par exemple. Chose encore plus frappante dont témoigne Alison Desforges (4) , le Pouvoir hutu qui se met en place attribue aux Tutsis le programme d'extermination qu'il compte leur appliquer. JP Chrétien souligne que c'est de la haute stratégie que d'attribuer à l'adversaire ce que l'on prépare soi-même, c'est de la propagande en miroir. Cette propagande fonctionne toujours comme on le sait, encore aujourd'hui, puisque les négationnistes du génocide contre les Tutsis parlent soit de double génocide, soit d'un génocide contre les Tutsis perpétrés par le FPR à travers l'attentat contre l'avion d'Habyarimana, dont il va être question.

On entend la première partie du témoignage d'une rescapée du génocide qui utilise pour la première fois dans le film, à propos de son oncle le mot "macheter" (tuer à la machette).

Acte II: La Bascule

En février 1993 le FPR envahit à nouveau le Rwanda et cette fois parvient à s'assurer de positions dans le nord du pays. Un million de réfugiés hutus fuient l'avancée du FPR, persuadés par la propagande du régime raciste rwandais que le FPR est là pour les exterminer. Le même mois, le régime raciste de Kigali est servi par les événements. Dans le Burundi voisin un coup d'Etat renverse le président Ndadaye qui est tué dans la révolte militaire par un officier tutsi. Manière de corroborer la thèse selon laquelle les Tutsiis veulent tuer les Hutus. La RTLML devient très critique vis-à-vis d'Habyarimana. Ses animateurs sont des racistes plus radicaux encore, à l'instar d'un personnage important des FAR (Forces armées rwandaises), le colonel Bagosora qui organise les milices hutues connues sous le nom d'Interhamwés. Il importe au Rwanda 580.000 machettes, les armes du génocide.

L'ONU

Devant la dégradation de la situation, l'ONU décide d'intervenir. Le commandant des troupes de l'ONU, le général Dallaire prend conscience qu'un génocide est en préparation et le communique aux responsables de l'ONU dès le 11 janvier 1994. Le Colonel belge Marchal témoigne de ce que provoque à l'ONU les informations du général Dallaire: interdiction est faite aux troupes de l'ONU d'intervenir en quoi que ce soit, même pas de mener des investigations sur les caches d'armes dont on soupçonne l'existence. L'ONU n'est évidemment pas complice des génocidaires, mais comme l'expriment juridiquement dans le film, plusieurs de ses responsables (dont Boutros-Boutros Ghali, alors Secrétaire général de l'ONU), il s'agit de s'en tenir à un mandat bien précis qui exclut une intervention armée pour combattre (par exemple), des troupes génocidaires, cela par considération du droit international (le gouvernement du Rwanda est le gouvernement légitime du pays de même que les FAR et ce pays est envahi par des troupes rebelles, armées par l'Ouganda). Cette abstention de l'ONU est l'un des facteurs qui a facilité le généocide.

L'étincelle

On entend une émission de la RTLML. Un animateur, toujours sur le ton enjoué rappelé tantôt, annonce, le 3 avril, qu'il va se passer "quelque chose" à Kigali les 4 et 5 avril. Le 6 avril au soir, l'avion du Président d'Habyarimana est abattu, au moment où il entame les manoeuvres pour atterrir à Kigali. Il meurt dans l'accident de même que tous les occupants de l'avion, parmi lesquels le Président du Burundi. Tout le monde avait intérêt à la mort du Président, à la fois les opposants politiques au régime d'Habyarimana qui n'avait pas obtenu le multipartisme pourtant prévu par Arusha, le FPR et les Hutus extrémistes, rendus furieux des moindres concessions, même tactiques d'Habyarimana.

Acte III: L'extermination

La RTLML est immédiatement informée de la mort du Président rwandais. Dès qu'elle diffuse la nouvelle, les massacres commencent. Le colonel Bagosora est désormais l'homme fort du pays. Il s'assure de la fidélité de l'armée, élimine les Hutus modérés qui demeurent le seul obstacle dans la route vers le génocide avec le Premier Ministre Uwilingiyimana qui est assassinée chez elle. Ses gardes du corps, dix paracommandos wallons sont également assassinés dans des circonstances atroces (le film ne lie pas assez les deux événements). Bagosora met en place des hommes de paille (le Président de la République, le Premier ministre que l'on voit lors de leur prestation de serment), le Gouvernement intérimaire. Alison Des Forges souligne que le système mis en place pour le génocide se mettra à fonctionner. La RTLML lance le mot d'ordre "qu'aucun cafard ne vous échappe". Les barrages sur les routes autour de Kigali permettent aux FAR et aux miliciens de vérifier l'appartenance ethnique de ceux qui doivent les franchir. Les Tutsis, dont l'identité est notée sur leur passeport, sont massacrés. Le Gouvernement intérimaire négocie avec le FPR l'arrêt des combats en proposant comme compensation l'arrêt des massacres. Le FPR refuse. Kagamé explique que au vu et au su des responsables internationaux le Gouvernement intérimaire était dans la position d'un pouvoir qui massacre sa propre population en vue de la faire servir de monnaie d'échange contre l'arrêt de la progression contre lui d'une troupe militaire. On voit certaines réunions du Conseil de sécurité où, hasard du calendrier, siégeait le Rwanda comme membre non permanent. Après un mois, des centaines de milliers de Tutsis ont été massacrés ce qui fait dire à l'animateur de la RTLML que "Dieu est juste". Le film parle alors des différents endroits des massacres et les particularités de ceux-ci.

Murambi

50.000 Tutsis sont massacrés à l'école technique de cette localité du 19 au 22 avril. Les Tutsis réagissent en laçant des pierres, ce qui fait reculer parfois les civils hutus, menacés alors par des gendarmes et obligés de retourner au massacre. L'un d'eux explique qu'il n'y avait plus d'humanité en lui...

Myamata

Les Tutsis sont massacrés dans l'église où ils ont trouvé refuge. Un jeune Tutsi alors âgé de 6 ans témoigne.

Butaré

Le préfet de la localité n'obtempère pas aux ordres du régime raciste de Kigali. Il est finalement assassiné. Annick Kayitesi témoigne longuement du massacre de sa famille dont elle réchappe par miracle.

Collines du Bisesoro

Les Tutsis qui doivent être massacrés se défendent un peu comme dans le ghetto de Varsovie.

Acte IV : une histoire française

Au commencement de la guerre avec le FPR, le 2/10/1990, Habyarimana rencontre Jean-Christophe Mitterrand. Le 4 octobre, la France intervient comme on l'a rappelé plus haut. Avec la Belgique et le Zaïre qui vont se retirer. La France, elle, va rester.

La France et la guerre

François Léotard explique que pour Mitterrand le Rwanda (pays pauvre, petit, sans vraies ressources naturelles), était au coeur d'une lutte stratégique majeure, opposant à ses yeux le monde anglophone à la France en Afrique. Kouchner explique (il est le ministre des affaires étrangères de Sarkozy), que dès janvier 91, l'armée rwandaise est aidée par les militaires français, cela hors des normes de la guerre. L'armée rwandaise tient à la fois de l'armée régulière d'un pays souverain et d'une armée raciste. Cela aboutira à ce que les armées françaises collaborent au moins objectivement au cours de l'Opération Turquoise avec les génocidaires: les Tutsis étaient écartés par les militaires français dans la mesure où ils les percevaient aussi comme des alliés du FPR qu'ils combattaient. Mais ensuite les FAR les massacraient.

La politique menée par Mitterrand au Rwanda est hors contrôle. Patrick de Saint-Exupéry, journaliste au journal Le Figaro, pense que cette politique de Mitterrand a été comme en Indochine et en Algérie une politique visant à opposer au FPR une armée révolutionnaire, capable de mener une guerre politico-militaire, incluant des actions racistes, risque de génocide compris. Un conseiller de l'Elysée déclare même au chef du FPR, Paul Kagamé, que son armée risque d'arriver à Kigali sans trouver plus personne de vivant chez les Tutsis.

La France et le génocide

L'Opération Turquoise menée à partir du 21 juin est équivoque. Elle vise certes à empêcher des massacres et elle parviendra à sauver 7.000 Tutsis (l'ONU en a sauvé 30.000). Mais l'armée française s'oppose aussi au FPR qui fait cesser le génocide, de fait, chaque fois qu'il avance en territoire rwandais et même s'il commet de graves exactions. L'opération sert aussi à permettre au FAR (armée rwandaise), de se retirer en bon ordre. L'armée du régime raciste se retirera au Zaïre avec 2 millions de réfugiés.

Ce succès de l'opération empêchera le FPR d'emporter une victoire totale, mais aura comme conséquence (via les réfugiés hutus accompagnés de l'armée rwandaise,) de déstabiliser la région pour de très longues années. Le génocide n'a jamais été la priorité du gouvernement français selon Kouchner et Mitterrand considérait qu'il était l'allié des serfs (les Hutus), contre les seigneurs (les Tutsis).

Acte V: après

Le FPR met fin au génocide, mais ce que l'actualité internationale perçoit des événements c'est le sort des réfugiés au Zaïre, l'épidémie de choléra.

Ce n'est qu'ensuite que les grandes puissances viennent demander pardon au Rwanda de ne pas avoir pris leurs responsabilités et d'avoir laissé commettre un génocide.

La France, elle, ne s'excusera pas, du moins quand le film sort.

La visite de Sarkozy à Kigali en février 2010 rétablit là quelque chose.

Les rescapés

Au Rwanda on continue (quand le film est tourné) à trouver de nouveaux charniers.

Autres articles

La revue a publié quatre articles sur le génocide dont le présent article est le numéro 2 (dans l'ordre logique

1) "Tutsis", "Hutus" face à l'histoire. L'interview (1994) de Luc de Heusch

2) "Tutsis", "Hutus" face à l'histoire: le film du génocide (2010)

3) Rwanda, Afrique centrale, guerre, nation et pardon (2000)

4) Qu'est-ce qu'un génocide? (2010)

Notes

(1) Tuez-les tous. Résumé du film sur Wikipédia.

(2) Accords d'Arusha sur Wikipédia

(3) Agathe Uwilingiyimana

(4) Alison Des Forges