Rwanda / Afrique centrale : guerre, nation et pardon

Toudi mensuel n°28-29, mai-juin 2000

- Que pensez-vous de l'imbroglio militaire et armé au coeur de l'Afrique?

JEAN-CLAUDE WILLAME - En théorie, il n'y a rien qui va pouvoir se faire tant que les acteurs sur le terrain ne se mettent pas d'accord pour dire que la guerre ne sert à rien. En outre, on a vraiment l'impression que rien ne se fera si les grands «parrains» (Belgique, France, Grande-Bretagne et États-Unis) n'interviennent pas de manière cohérente.

- Est-ce du néocolonialisme?

JEAN-CLAUDE WILLAME - Concrètement, il faut cette concertation entre puissances dans la mesure où l'on affirme que la sécurité internationale est menacée en Afrique. S'il y a vraiment une «communauté internationale», tout le monde est concerné.

La guerre, intérêt des mafias

- Qui a intérêt à la poursuite de la guerre?

JEAN-CLAUDE WILLAME - Les mafias qui se livrent à des opérations de prédations rapides dans un territoire comme le Congo où il n'y a plus d'État. Cela peut même s'étendre à certaines petites ou moyennes entreprises qui sont très contentes de payer les gens de manière dérisoire. Vous savez, le terrain s'y prête avec des taux de change multiples (l'officiel et les autres). Il y a vraiment beaucoup de gens qui ont intérêt à ce que l'ordre ne revienne pas. Il y a même maintenant des mafias spécifiquement africaines liées ou non à de petites firmes américaines, belges et africaines. Dans un contexte comme celui que je viens de dire, dans un pays où les ressources de toutes sortes sont abondantes (le café, le thé, les richesses minérales), le blanchiment d'argent est bien plus aisé que partout ailleurs. D'autant qu'il y a cette absence d'État. Tout ce qui est mafieux a bien entendu le plus grand intérêt à la poursuite de la guerre.

- Peut-on préciser?

JEAN-CLAUDE WILLAME - Par exemple les trafiquants d'armes et les trafiquants de diamants. Sur la place d'Anvers, on trouvait cette convergence entre trafiquants d'armes et de diamants. On dit que les responsables du secteur du diamant ont remis de l'ordre. À Ostende, on parle beaucoup d'un aéroport qui sert à toutes sortes de trafics douteux à destination de l'Afrique. On dit aussi que cet aéroport est «sous contrôle». On aimerait en être sûr.

- Et au Rwanda?

JEAN-CLAUDE WILLAME - Au Rwanda, au contraire, il y a un État. Mais un État monopolisé par une diaspora en partie anglophone. Ces gens sont revenus vraiment de partout. Ils gouvernent le pays et reçoivent de bons points du FMI. La corruption se limite à l'entourage militaire de Kagamé, c'est-à-dire les gens qui sont impliqués dans le pillage actuel du Congo. Mais, à l'intérieur, c'est un pays bien géré. Du fait de cette diaspora qui a occupé, à l'étranger, des postes élevés dans les organisations internationales.

- Et qui forment un groupe hégémonique relativement homogène?

JEAN-CLAUDE WILLAME - Non, certains groupes au pouvoir se posent des questions à propos du futur non-démocratique du Rwanda. Il ne s'agit pas ici de conflits ethniques; c'est une interrogation qui se développe à l'intérieur du même groupe au pouvoir.

- Pour Luc de Heusch, cette différence entre Hutus et Tutsis a été artificiellement gonflée, ethnicisée par la puissance coloniale. Pour lui, les Hutus et les Tutsis ne sont pas deux groupes ethniques différents mais peuvent s'assimiler à ce que nous appellerions des classes sociales.

JEAN-CLAUDE WILLAME - Je souscris entièrement à beaucoup de ce que dit Luc de Heusch. C'est vrai qu'il y a une minorité de Tutsis mais entre Hutus et Tutsis il y a toujours eu beaucoup de mariages. La colonisation a voulu marquer ethniquement ces deux groupes.

Des Hutus et des Tutsis?

- Hutus et Tutsis n'existent pas en réalité?

JEAN-CLAUDE WILLAME - En fait, il est très difficile de dire ce qui les différencie. Le gouvernement Habyarimana a joué à fond la carte ethnique en agitant toutes sortes de fantasmes, toutes sortes de peurs du même type que celles que l'on peut susciter dans nos pays vis-à-vis des étrangers. On a appelé les Tutsis les «cancrelats». On avait réussi, si je puis dire, à «fantasmagoriser» les Tutsis auxquels la vie politique était fermée et qui ne pouvaient plus en réalité que s'adonner au commerce...

- Un peu comme les Juifs...

JEAN-CLAUDE WILLAME - La voie des activités politiques leur était barrée. Cette division Hutus/Tutsis n'est pas fondée sur des critères objectifs. À la limite on pourrait dire - mais il est impossible d'en faire l'histoire - que l'antagonisme entre les deux groupes était seulement occupationnel au départ. Les Tutsis étaient des propriétaires de troupeaux de vaches (cependant, des Hutus l'étaient aussi). Qui dit bétail dit nécessité de disposer de vastes espaces et les pasteurs rentrent ainsi en conflit avec les cultivateurs qui eux aussi ont besoin d'espace. Dans un pays comme le Rwanda, ces tensions pouvaient être très graves dans la mesure où le pays a une démographie galopante. Le problème existait déjà durant la colonisation. Ce pays pauvre était moins intéressant que beaucoup de régions du Congo proprement dit où la puissance coloniale avait un intérêt direct à veiller à l'existence de la population, à lutter contre les famines et les maladies, à mener une véritable politique de santé en vue de favoriser la production de richesses. Rien de tel au Rwanda où, au surplus, le régime juridique était différent puisque c'était un pays sous tutelle, d'abord de la SDN ensuite de l'ONU. Différence juridique entraînant des différences concrètes sur le terrain.

- Mais après?

JEAN-CLAUDE WILLAME - Durant les dernières années du régime d'Habyarimana, il y avait vraiment beaucoup de gens ne possédant plus du tout de terre à côté de barons du régime propriétaires de vastes étendues. Les coopérations, l'Église ont découpé de très grandes étendues de terre en vue de les consacrer à des projets de développement. Terres et projets ressentis par la population de manière très négative comme étant des «trucs de Blancs». On a vu se développer, à côté de petites propriétés indigènes de quelques hectares, d'immenses étendues destinées à «enseigner la bonne agriculture» à des paysans devant vivre sur moins de deux hectares! Et alors que le pays est le plus densément peuplé d'Afrique avec des régions où la densité monte parfois - hors de régions urbanisées - à 800 habitants au km2 soit le double de la densité moyenne d'un pays comme la Hollande.

- Il s'agissait donc de villages extrêmement peuplés?

JEAN-CLAUDE WILLAME - Non. Justement, le Rwanda ne connaît pas la structure villageoise comme maints autres pays d'Afrique. On essaye maintenant d'en créer. Mais l'unité naturelle de vie au Rwanda, c'est la colline avec un invraisemblable méli-mélo d'enclos où Hutus et Tutsis sont inextricablement mélangés. Dans une structure locale poussant à l'individualisme le plus forcené, la notion de collectivités locales étant à peu près nulle.

- Vous dites que l'individualisme est très poussé au Rwanda alors que, pourtant, Luc de Heusch prétend que c'est en Afrique le seul pays qui ait été véritablement une nation. Il a eu l'occasion de nous le redire, en dehors de l'interview donnée dans République en mai 1994, en 1995, lorsque nous avons organisé un «Séminaire sur la nation» dans le cadre de la Fondation Baussart. Certes, l'idée de nation n'est pas contradictoire avec l'individualisme mais l'idée de nation implique quand même une forte notion de solidarité. De Heusch prétend que le Rwanda était un seul clan (fictivement bien sûr) et le clan en Afrique, c'est quand même la solidarité. Ou la nation. Soit l'idée d'un groupe dont tous les membres sont frères, voire égaux, jusqu'à un certain point...

JEAN-CLAUDE WILLAME - Il y a eu de fait, non pas peut-être sur toute l'étendue du Rwanda mais sur une partie de celui-ci, une Cour royale facteur d'un embryon d'unité administrative. Là, existait vraiment un sentiment national. Avec les aspects négatifs également. Les populations africaines mais aussi les voyageurs venus d'Europe remarquaient bien la difficulté de pénétrer ce pays où l'accès des étrangers était interdit. Les Collines étaient inaccessibles. Au centre du Rwanda le rayonnement de la Cour était vraiment remarquable et son prestige d'autant plus grand qu'elle menait des conquêtes, notamment en direction du nord-ouest. Lorsque est intervenue la colonisation, ce système avait tendance à s'étendre et le pays ne se laissait pas du tout pénétrer facilement. Les Allemands puis les Belges ont eu toutes les peines du monde à mettre au pas les monarques rwandais, les Mwamis.

- Ce qui frappe, c'est l'existence de cette nation au coeur de l'Afrique, avec une même langue mais dont l'homogénéisation ne répond nullement à ce dont Gellner fait le but de la création nationale à savoir le développement et la croissance industrielle.

JEAN-CLAUDE WILLAME - Non, l'idée de «nation» au Rwanda était purement politique. On doit opposer ce pays au Congo simplement par la taille. Le Rwanda est un très petit pays par rapport au Congo qui est vraiment une sorte de continent dans le continent.

Nation et nationalisme au Rwanda

- L'individualisme n'est-il pas contradictoire avec ce fort sentiment d'appartenance?

JEAN-CLAUDE WILLAME - Le nationalisme c'est aussi une attitude que l'on adopte vis-à-vis des groupes extérieurs. Il y a un sentiment nationaliste aussi lorsque l'on s'oppose à des dynamiques extérieures. Et, je le répète, le Rwanda avec son petit territoire se prêtait à l'homogénéisation nationale, à l'usage d'une langue unique par exemple. Il y a donc bien eu un début d'unité nationale. Sous la tutelle des Mwamis. Le Mwami, c'est le «père de l'abondance». Luc de Heusch a raison de montrer que cette homogénéité repose aussi sur le culte du Kubwanda, puissant facteur d'unification entre Hutus et Tutsis. Tout le monde se retrouvait dans le même contexte culturel, religieux, linguistique. La colonisation a voulu casser cette unité car le principe de tout qui veut dominer est de diviser pour régner. Le culte traditionnel, le Kubwanda, a été systématiquement persécuté. Et malheureusement, sur le Rwanda, il y a peu d'archives de sorte que l'histoire de la tutelle belge est mal connue.

- D'un autre côté, il y a ici un nouveau paradoxe car si l'on sait que la colonisation n'a pas comme but premier d'émanciper, elle doit se justifier, au moins au niveau de l'idéologie, des fantasmes, comme l'action bienfaisante d'une puissance tutélaire devant amener les populations asservies à un progrès, ce qui implique à terme la naissance de l'État et de la Nation...

JEAN-CLAUDE WILLAME - Oui, bien sûr, mais les colonialistes désiraient qu'on en arrive à une pareille configuration selon leurs propres critères et non ceux des peuples autochtones...

- On a envie de vous poser la question de la différence des colonialisme en Afrique. Jean-François Guyomar prétend même que la colonisation française, au rebours de la britannique, est une colonisation qui induit plus de stabilité et de paix, on pourrait dire plus de sens de l'État et de la nation (au sens citoyen du terme...). Mais n'est-ce pas exagéré?

JEAN-CLAUDE WILLAME - La France a mené une politique coloniale et colonialiste impossible à envisager dans le contexte britannique. Elle formait des élites et ces élites devenaient réellement françaises avec des parlementaires africains déjà présents au Parlement français après 1945. Il est même curieux de voir qu'aujourd'hui (évidemment c'est par pragmatisme non par idéologie francophile) que des Africains souhaiteraient que l'on en revienne à un pareil système dans le cadre d'une sorte de double nationalité. Ce sont des élites axées sur certaines idées comme les droits de l'homme, la bonne gouvernance et qui souhaitent disposer d'un filet de sécurité en étant raccrochées de cette manière à un État européen qui pourrait les défendre en cas de troubles, de persécutions, de répressions. C'est assez frappant de voir que chaque pays a inventé son propre mode de colonisation. Le Portugal est encore différent de la France et de la Grande-Bretagne, ce pays pauvre qui envoie ses pauvres les plus pauvres en Afrique où ils se mélangent aux populations autochtones

- En raison aussi de l'absence de préjugés raciaux?

JEAN-CLAUDE WILLAME - Oui, sauf que chez les élites métissées angolaises, il y avait un très grand mépris pour les Noirs.

- Et la Belgique?

JEAN-CLAUDE WILLAME - Là, on a affaire à un système colonial bâtard. Il faut dire que le Congo n'était pas le Congo belge mais le Congo des Belges. La population belge n'a jamais eu le sentiment d'avoir un empire, ce sentiment en tout cas était peu développé...

La visite de Guy Verhofstadt et Louis Michel

- Que penser de la visite de Verhofstadt?

JEAN-CLAUDE WILLAME - Ce qui est frappant dans le génocide rwandais c'est qu'il s'agit, contrairement aux génocides des Juifs ou des Arméniens, véritablement d'un génocide populaire, où toute le monde a mis la main à une pâte affreuse. On donnait des ordres pour tuer et les gens obéissaient. Tout cela à cause de la peur du Tutsi qui avait été inculquée. Dans les années 70 lorsque vous veniez au Rwanda et quand vous posiez des questions sur les rapports entre Hutus et Tutsis, un ange passait. C'était une question tabou. Et pourtant, d'un autre côté, les choses étaient claires puisque l'appartenance ethnique était inscrite sur la carte d'identité. Ce qui montre que ces identités n'étaient pas très nettes. Dans certains cas, beaucoup de Tutsis ont réussi à se faire passer pour Hutus pour pouvoir accéder au système de promotion sociale. Donc il y avait cette idéologie raciste implacable malgré le flou de l'appartenance. Flou et pas flou d'ailleurs puisque l'ethnie était déterminée par le père et il était relativement facile aux Rwandais de démêler l'écheveau des familles et de voir qui pouvait être considéré comme Hutu et qui pouvait être considéré comme Tutsi. Cette distinction était d'autant plus étrange que dans les années 60, les hommes, parmi les Hutus, cherchaient beaucoup à épouser des filles tutsies, ce qui ne portait pas à conséquence puisque l'appartenance ethnique se transmettant par le père, les enfants étaient hutus. Les gens avaient une grande faculté d'identifier ces différences, capacité d'autant plus grande que les niveaux sociaux entre Hutus et Tutsis ne se différenciaient pas beaucoup. Le Rwanda est un pays où l'on a collé de multiples étiquettes sur le corps social: à la distinction entre Hutus et Tutsis, on peut ajouter celle entre gens du nord et du sud. Kaybanda était un ressortissant du Sud. Il a été balayé par Habyarimana qui représentait les gens du Nord qui voulaient prendre leur revanche sur ceux du Sud. Une distinction nord/sud que l'on retrouve au Burundi.

- Le rôle de la monarchie?

JEAN-CLAUDE WILLAME - Il y a dans les deux pays un mouvement monarchiste relativement important. Parce que, en fonction de tout ce qui s'est passé, du chaos que l'on a vécu, la monarchie apparaît et a été effectivement beaucoup plus régulatrice et on a la nostalgie de cette régulation. De sorte qu'à toutes les distinctions que j'ai déjà dites, s'en ajoute une autre, celle qui oppose les monarchistes aux autres. Kagamé par exemple est très antimonarchiste car il appartient à un clan de Tutsis qui n'étaient pas bien en cour chez les Mwamis.

- Ne trouvez-vous pas qu'il y ait quelque cinéma à aller demander pardon au Rwanda?

JEAN-CLAUDE WILLAME - Je ne le pense pas. Verhosfstadt a fait partie de la Commission sur le Rwanda et cette commission a véritablement établi que le comportement de la Belgique a été scandaleux dans ce pays. La manière de se retirer de lui en particulier. On n'aurait peut-être pas pu empêcher radicalement le génocide dans les campagnes mais c'était possible de le faire au moins à Kigali. Et c'était d'autant plus aisé de le faire que le mandat de la MINUAR sur ce point était clair: on pouvait «forcer la paix» en cas d'explosions ethniques ou politiques. Si l'on avait eu des chefs plus convenables, au moins les massacres à Kigali auraient été arrêtés. Mais le commandement laissait à désirer, dans les rangs belges et onusiens. Verhofstadt a gardé cela en travers de la gorge. Cela ne veut pas dire que son comportement soit purement désintéressé. En reconnaissant publiquement ses torts, la Belgique acquiert un profil plus clair et peut se permettre d'apparaître comme plus crédible que les USA par exemple. Ceux-ci ont joué un rôle négatif en cherchant à limiter le plus possible le mandat de l'ONU. En posant cet acte de pardon, la Belgique se reprofile et peut alors jouer un rôle dans le rétablissement de la paix. Elle peut se permettre de critiquer à nouveau certains comportements comme ceux des armées rwandaises au Kivu.

 

Le texte de cette conversation a été établi par la rédaction de TOUDI et revu par Jean-Claude Willame.