Congo: des élites belges incapables de vérité

Léopold II entre génie et gêne par Ludo De Witte auteur de "L'assassinat de Lumumba"
3 May, 2010

Histoire de Belgique et de Wallonie

[La photographie placée en tête de cet article a été discutée mais demeure authentique. Elle figure sur la couverture du livre de Daniel Vangroenweghe, Du sang sur les lianes, Bruxelles, 1986. Yoka tenu pour mort, a vu sa main droite coupée pour justifier la cartouche qui l'avait tué en apparence et Mola a été durement traité et ligoté par son garde africain au point que la gangrène lui a fait perdre les deux mains. 1

Mola et Mokili

Mola ( à g.), du village de Mokili (Equateur), mains liées ensemble et détruites par la gangrène et Yoka (à dr.), du village de Iyembe.

Colette Braeckman pose la question dans Le Soir de ce 3 mai de savoir si la Belgique doit demander pardon au Congo. Malheureusement, Colette Braeckman se demande s'il est bien raisonnable de traiter Léopold II de génocidaire, ce que personne ne fait! Et cette question de la qualification juridique et morale du génocide en sort un peu plus embrouillée. Les Congolais massacrés au cours de l'exploitation du caoutchouc (et après) n'ont pas été victimes d'un génocide. Ils ont été victimes de massacres de masse. La raison pour laquelle on extermine dans un génocide se fonde sur l'origine des assassinés (le crime d'être né). La finalité léopoldienne est autre, c'est "seulement" un crime crapuleux (dont l'appât du gain est le mobile), mais qui est aussi un crime contre l'humanité sur une échelle aussi grande, d'après Stengers - bien plus radical dans sa critique que ce nous lisons aujourd'hui en Wallonie et à Bruxelles - 2, que les crimes des Espagnols en Amérique latine au XVIe siècle. Et cette exploitation criminelle se prolongea bien au-delà de la reprise du Congo par l'Etat belge. Voilà qui justifie à la fois le travail de Daniel Olivier et la préface qu'en donne notre ami Ludo de Witte. Puisse-t-il y avoir autant de dénonciateurs wallons du colonialisme belge qu'il n'y en a en Flandre...

Toudi

Léopold II entre génie et gêne par Ludo De Witte

(auteur de L'assassinat de Lumumba)

Le livre de Daniel Olivier a le mérite d'aborder de front l'étrange résistance de l'establishment universitaire à ce que la lumière soit faite sur notre passé colonial. Ses réflexions prennent pour cible de leurs sarcasmes le livre Léopold II. Entre génie et gêne. L'ouvrage est le résultat d'un colloque de deux jours à l'UCL, colloque au cours duquel une vingtaine de professeurs et de chercheurs menèrent une réflexion sur la politique étrangère de Léopold II et surtout sur sa politique congolaise. Je parle d' « étrange résistance », car le livre révèle à quel point nos universités et, en l'espèce, l'UCL, semblent incapables de jeter un regard froid et objectif sur les moins beaux côtés de l'histoire de Belgique. Ici, la recherche porte sur la gouvernance catastrophique de l'Etat Indépendant du Congo (EIC) que Léopold II dirigea en autocrate de 1885 à 1908. Selon les estimations impossibles à ignorer et très rigoureuses de chercheurs sérieux, le pillage du pays dans ces années-là - avec son cortège de massacres, de famines, d'épuisements des corps et de privations, de maladies étrangères au pays qui y furent importées - fit périr d'un tiers à deux tiers de la population congolaise.

L'ouvrage a deux parties : Jalons historiques et Mémoires et représentations. Dans la première partie, où se développe l'analyse historique et où, selon le prière d'insérer, les historiens prétendent tracer des balises et donc expliquer la signification réelle de la politique étrangère du roi, le système du Congo léopoldien n'est abordé que dans un seul chapitre et encore de manière indirecte, puisque la contribution de Pierre-Luc Plasman traite en fait des « campagnes anticongolaises » menées contre l'EIC. La critique du système mis en place dans l'EIC est reléguée dans la deuxième partie du livre où la description qui en est faite est adoucie et ne prête pas à conséquences : on s'y focalise sur les « mémoires et représentations » trouvées dans un livre de Mark Twain, une pièce de théâtre d'Hugo Claus, les peintres naïfs congolais et la mémoire de la population autochtone. Ce qui laisse supposer que la critique du système du Congo léopoldien est sans nuance, émotive, non scientifique. Et ce qui laisse supposer aussi qu'en ce qui concerne « la vérité » de ce régime, le lecteur doit consulter la première partie.

Dans l'introduction, signée par cinq des auteurs (parmi lesquels Vincent Dujardin, Pierre-Luc Plasman, Tanguy de Wilde d'Estmael), nous pouvons lire les raisons qui ont rendu nécessaire la division de l'ouvrage en deux parties : il n'est pas permis de substituer un mythe (« Léopold était un visionnaire et un philanthrope »), à un autre (« Léopold n'était intéressé que par le caoutchouc »). C'est une astuce rhétorique : mettez face à face une vérité historique gênante et l'opinion contraire, vous faites des deux thèses des caricatures (le travail scientifique de Daniel Vangroenweghe et Jules Marchal appartient selon les auteurs à la « dénonciation systématique » de l'exploitation économique du Congo), et présentez votre récit enjolivé comme une approche « nuancée » de la réalité. C'est ainsi que nos historiens se placent au-dessus de la « mêlée » ... historiographique.

Car nos universitaires sont embarrassés par le passé. C'est à contrecoeur qu'ils admettent : « Il est difficile de nier que Léopold II se soit comporté comme un monarque absolu à la tête de l'Etat Indépendant du Congo, et que la fin ait parfois justifié les moyens. » C'est étrange qu'ils doivent écrire qu'il « est difficile de nier» que l'administration de Léopold II au Congo était celle d'un monarque absolu : c'est pourtant un fait historique dûment établi, gravé dans la pierre? Qu'y a-t-il de si difficile avec ça ? Après avoir fait cette timide concession, ils en donnent immédiatement une contrepartie puisqu'ils écrivent que la gouvernance léopoldienne « s'exerçait par le biais de différents niveaux d'administration, et se trouvait dès lors contrebalancée par différents contre-pouvoirs locaux ». Pour ce travail tout en nuances, nous devons selon eux lire la contribution de Plasman, contribution dans laquelle la gouvernance de Léopold II fait l'objet d'une investigation « scrupuleuse ».

La contribution de Pierre-Luc Plasman a comme titre L'Etat indépendant du Congo face aux campagnes anticongolaises. Cette contribution constitue-t-elle un texte-clé (ainsi que l'introduction le présente), pour comprendre la politique congolaise de Léopold II ? Cette prétention, il nous est difficile de la prendre au sérieux : le système léopoldien y est traité seulement à travers le rapport d'une Commission d'enquête mise place par Léopold II ; cette analyse n'intègre pas le travail historique des cent dernières années. Plasman ne méconnaît pas la critique de l'EIC, mais il y joint immédiatement un plaidoyer en faveur de Léopold II. Ce plaidoyer se fonde sur trois arguments. Le premier argument c'est le constat que Léopold II était animé d'« intentions louables », mais il ajoute prudemment que « ces intentions louables ne résistent guère à la réalité congolaise » (p.214). Peut-être parce que les « intentions louables » étaient plus floues que les impératifs économiques ? Peut-être aussi parce que, de temps à autre, une concession toute symbolique de Léopold II - une lettre témoignant de préoccupations humanitaires, des remontrances dans une note - pouvait servir à renforcer son image contre ceux qui le mettaient en cause ? Les intentions ne seraient-elles pas du domaine de la rhétorique ? Le deuxième et le troisième argument de Plasman, il les tire d'un critique de Léopold II : un ancien agent de l'EIC qui, en 1896, dans The Times, attribue les atrocités à l'absolue inexpérience de la plupart des officiers et « l'impossibilité du pouvoir central de contrôler leurs actions » (p.213). Léopold II est presque mis hors cause !

Plasman ne nie pas l'évidence. Comment pourrait-il en être autrement ! Même la commission d'enquête (1904-1905), mise en place par le roi en personne et qui était dominée par des léopoldistes, en vient à la conclusion que les excès commis étaient imputables à la structure même du régime ! Les agents de l'Etat recevaient des primes à la productivité et avaient carte blanche pour fixer la quantité de travail à fournir et le montant de sa rémunération. Soit une combinaison de facteurs qui devait conduire inévitablement à des abus (p.223). Mais ce constat essentiel est un peu escamoté dans l'énumération par Plasmans des conclusions de la Commission d'enquête. Il écrit aussi que la dépopulation a frappé certaines régions. Mais qu'est-ce que cela signifie concrètement ? Il cite le Professeur Jean Vellut - et encore, dans une note de bas de page - qui écrit que « l'affirmation que la moitié de la population a été fauchée par l'exploitation du caoutchouc » n'a pas de fondement scientifique. Et le lecteur doit faire avec. Comme si un seul chercheur sérieux avait jamais avancé « la moitié de la population » comme une conclusion sans appel. Vellut (et Plasman), transforment les hommes qui critiquent Léopold II en tigres de papier que le vent emporte.

Dans sa conclusion générale (pp. 224-226), Plasman reconnaît une série de vérités : dans l'EIC, la violence exercée était une violence institutionnelle ; le Palais connaissait les exactions qui s'y commettaient; si le roi réagissait aux scandales de son entreprise au Congo dont la presse se faisait l'écho, c'était dû pour une grande part à la fragilité de sa position sur l'échiquier politique international et au fait qu'il avait pris possession du Congo sur la base de motifs d'ordre philanthropique. Mais pourquoi cela est-il dit d'une voix si blanche et quasiment escamoté ? Pourquoi Plasman écrit-il qu' « il est impossible d'imaginer que l'ignorance et l'innocence aient été présentes dans les salons feutrés de Laeken » ? Pourquoi doit-il ajouter tout de suite après que « faire peser toute la culpabilité sur le monarque relève d'une vision manichéenne, finalement trop simpliste » ? Est-ce qu'un monarque absolu n'est pas absolument responsable ? Plasman renvoie aux évidentes responsabilités de la machine administrative. Mais pourquoi doit-il dans toute l'affaire laisser s'estomper la responsabilité royale ? Il écrit que le monarque avait la volonté de garantir les droits des Congolais, mais qu'un « ensemble de facteurs » y faisaient obstacle, qu'il énumère ensuite : « l'administration insuffisante au Congo et le manque de contrôle effectif de celle-ci ; la collusion entre les sociétés et l'Etat ; l'incapacité de l'Etat de se réformer au début du XXe siècle et enfin les erreurs de Léopold II. » Oui, cela se trouve bien là, tout à la fin: « les erreurs » du roi. Pourquoi Plasman ne tire-t-il pas la conclusion, à laquelle il est impossible d'échapper, de ce que révèle Pierre Orts, un haut fonctionnaire de la machinerie léopoldienne, qui écrit que Léopold, en 1905 , n'avait apporté qu'une seule correction aux décrets qu'il promulgua suite à tout le bruit fait par le rapport de la Commission d'enquête : au passage où il était dit que les lourdes contributions exigées des Congolais devaient être allégées, il ajouta : « étant bien entendu que les revenus de l'Etat n'en seront aucunement réduits».

L'angoisse de ces auteurs, chats échaudés que l'eau froide terrifie, jaillit de chaque page. Je rappelle que les 17 pages de Plasman sont les seules où les chercheurs universitaires, dans un bouquin de 413 pages, font « scientifiquement » la lumière sur le système léopoldien. Le livre est un vaste escamotage du régime d'oppression mis en place par Léopold II, avec la deuxième partie pour le jeter aux oubliettes. Ils démontrent ainsi que la continuité politique - de monarque à monarque, de gouvernement à gouvernement - a son pendant dans la continuité universitaire : les universitaires travaillent à l'intérieur d'une tradition avec des lignes blanches et des interdits - invisibles-, mais dont le respect n'en est pas moins impératif. Le bégaiement mystificateur de Léopold II. Entre génie et gêne peut servir d'avertissement à tout qui se met en quête d'intelligence historique : c'est une illusion d'attendre de l'élite qu'elle satisfasse cette quête. Cette élite qui, d'abord hésitante, s'embarqua avec enthousiasme dans l'aventure léopoldienne du Congo, s'en empara en 1908, mit en place le premier gouvernement congolais en 1960, aida Mobutu à prendre le pouvoir en 1965 puis à s'y maintenir les décennies suivantes, elle tient encore et toujours à tirer les ficelles. Le personnel politique s'est naturellement renouvelé, mais les institutions demeurent : les holdings, le gouvernement, la monarchie, le sommet de l'armée.

Ainsi, le colonialisme peut-il être passé de vie à trépas, le néocolonialisme est bien vivant. On peut au fond dire des richesses du Congo ce qu'un jour Henry Kissinger dit du Moyen-Orient : « Le pétrole est trop important pour le laisser aux mains des Arabes. » Dans un monde de vautours, c'est une vraie malédiction : le Congo est simplement trop riche pour que l'Occident le considère comme n'en valant pas la peine. Voilà pourquoi Léopold II. Entre génie et gêne est aussi une tentative consciente ou inconsciente de laisser la porte ouverte à l'option néocolonialiste en excusant l'avidité impérialiste de celui qui fut le plus audacieux, le plus rusé, le plus accompli et le plus brillant d'eux tous. Mais place maintenant au feu d'artifice de Daniel Olivier. Ses réflexions crépitent et pètent le feu. Cette historiographie depuis longtemps pétrifiée connaît le sort qui fut celui de la statue de Léopold II en 2008, lorsque fut vomi tout un pot de couleur rouge qu'on renversa sur elle et qui symbolisait le sang versé des Congolais.

[traduit du néerlandais par José Fontaine]

Voir aussi

Les faces cachées de la Dynastie belge

Des millions de morts au Congo, l'avis d'un médecin en 1930

et surtout Critique : "Léopold II, entre génie et gêne. Politique étrangère et colonisation" (Vincent Dujardin, Valérie Rosoux, Tanguy de Wilde) de notre ami Daniel Olivier


  1. 1. Critique de livres: Léopold II, Un Roi Génocidaire ? (Michel Dumoulin)
  2. 2. Léopold II criminel contre l'humanité ?