Habermas: une nouvelle conception de la laïcité

16 February, 2009

Le 19 janvier 2004, à l'Académie catholique de Bavière, devant une trentaine de personnes, le philosophe athée Jürgen Habermas et Joseph Ratzinger alors encore seulement cardinal (c'est le futur pape Benoît XVI), se rencontraient pour discuter des Fondements prépolitiques de l'Etat démocratique. Nous ne reproduirons ici que les quelques lignes de la conclusion de l'intervention d'Habermas publiée, avec celle du futur pape, dans le numéro de juillet 2004 de la revue Esprit, sous la forme d'une traduction de Jean-Louis Schlegel. Le collaborateur d'Esprit insiste sur le caractère inattendu de cette rencontre, insiste sur le fait que Ratzinger invoque la "nature" plus comme "raison" que comme "substance", ce qui est sans doute relativement nouveau dans la bouche d'un cardinal catholique. Schlegel estime aussi que ce débat éclaire d'un jour cruel le vide français dans ce domaine, "quand il se cantonne aux éternels débats sur le sens du principe de laïcité et aux cris d'orfraie chaque fois qu'on le croit menacé par des religions pourtant en désarroi, dans un espace public où triomphe la sécularisation (y compris la sécularisation de la la laïcité, il est vrai, et ceci explique peut-être cela)." 1 Le texte d'Habermas a été également traduit par Christian Bouchindomme, l'habituel traducteur en français d'Habermas et Alexandre Dupeyrix, dans un ouvrage qui réunit plusieurs contributions du grand penseur allemand, essentiellement sur ces questions 2 Il est possible de lire cette conclusion d'Habermas indépendamment du reste de ce livre. Nous placerons ci-dessous le texte original de l'intervention d'Habermas et ensuite les deux traductions françaises. Toute traduction est aussi une interprétation tendant vers le vrai et en même temps peut être finalement le commentaire le plus intéressant d'un texte difficile parce qu'il construit une position philosophique totalement inédite.

Le texte allemand

Die weltanschauliche Neutralität der Staatsgewalt, die gleiche ethische Freiheiten für jeden Bürger garantiert, ist unvereinbar mit der politischen Verallgemeinerung einer säkularistischen Weltsicht. Säkularisierte Bürger dürfen, soweit sie in ihrer Rolle als Staatsbürger auftreten, weder religiösen Weltbildern grundsätzlich ein Wahrheitspotential absprechen, noch den gläubigen Mitbürgern das Recht bestreiten, in religiöser Sprache Beiträge zu öffentlichen Diskussionen zu machen. Eine liberale politische Kultur kann sogar von den säkularisierten Bürgern erwarten, dass sie sich an Anstrengungen beteiligen, relevante Beiträge aus der religiösen in eine öffentlich zugängliche Sprache zu übersetzen. 3

Les deux traductions françaises

Jean-Louis Schlegel

La neutralité du pouvoir d'Etat quant aux conceptions du monde, qui garantit la liberté éthique égale de tout citoyen, est incompatible avec l'universalisation politique d'une vision du monde sécularisée. Quand les citoyens sécularisés assument leur rôle politique, ils n'ont le droit ni de dénier à des images religieuses du monde un potentiel de vérité présent en elles ni de contester à leurs concitoyens croyants le droit d'apporter, dans un langage religieux, leur contribution aux débats publics. Une culture politique libérale peut même attendre des citoyens sécularisés qu'ils participent aux efforts pour faire passer du langage religieux en un langage accessible à tous les contributions pertinentes.

[Le terme "traduction" concerne le potentiel de savoir des traditions religieuses qui dans leur "langue" (métaphore), risqueraient de ne pas être comprises par des agnostiques ou des athées, ou par ceux qui adhèrent à des traditions religieuses différentes. On le retrouve dans l'autre traduction française.]

Christian Bouchindomme et Alexandre Dupeyrix

La neutralité du pouvoir étatique au regard des visions du monde, qui garantit à chaque citoyen les mêmes libertés éthiques, est inconciliable avec la généralisation du point de vue laïciste sur le monde. Aussi longtemps qu'ils sont dans leur rôle de citoyens, ceux qui partagent une vision laïque du monde ne peuvent en tirer avantage pour contester par principe aux images religieuses un quelconque potentiel de vérité, ou contester à leurs concitoyens croyants le droit de contribuer aux débats publics par des arguments religieux. Une culture politique libérale attendra au contraire d'eux qu'ils s'associent aux efforts de traduction propres à transposer les contributions pertinentes qui sont énoncées dans la langue d'une religion dans celle, réputée accessible à tous, de la sphère publique.

Le terme "laïciste" de la seconde version française du texte durcit en quelque sorte le point de vue d'Habermas qui a tenu, par ailleurs, à rappeler à ses auditeurs catholiques de Bavière que ce qu'il disait ne devait pas constituer une "plus-value" et il semble qu'il faille entendre par là qu'Habermas tend à poser l'égalité des deux positions, dans la mesure où elles possèdent l'une et l'autre, pour reprendre son expression un potentiel de vérité. On est évidemment bien loin ici de ce qui attire les critiques dures (et justifiées), adressées au Pape actuel à l'égard d'évêques intégristes et négationnistes dont il entend lever l'excommunication. Dans quelque temps nous tenterons de comprendre en profondeur ce que signifie cette nouvelle orientation d'Habermas qu'il avait d'ailleurs épousée plusieurs années auparavant et qu'il résume en disant que nous entrons dans une ère post-séculière. Elle commence à partir du moment où l'Eglise a accepté les principes de l'Etat démocratique moderne et où elle a accepté aussi d'admettre que la raison peut critiquer la foi. J.Ratzinger l'exprime comme suit: ''Il y a des pathologies extrêmement dangereuses dans les religions: elles rendent nécessaire de considérer la lumière divine de la raison comme une sorte d'organe de contrôle que la religion doit accepter comme un organe permanent de purification et de régulation - une vue qui était du reste celle des Pères de l'Eglise." 4

Voir aussi Habermas : la religion comme Savoir

D'Habermas dans la revue TOUDI:

La révolution décalée à l'Est, repenser gauche et socialisme

Articles de Jean-Marc Ferry sur (entre autres) Habermas

Europe, démocratie, nations

Autre article:

La religion comme savoir



  1. 1. Jean-Louis Schlegel, Esprit, juillet 2004, p. 6.
  2. 2. Entre naturalisme et religion, Paris, Gallimard, 2008. Le passage qui est repris dans cet écho et qui est la conclusion de la conférence d'Habermas en Bavière se trouve à la page 169.
  3. 3. Académie catholique de Bavière
  4. 4. Joseph Ratzinger in Esprit, juillet 2004, p. 27.

Comments

Habermas a rencontré Ratzinger, rencontrerait-il Benoît XVI?

Cette question purement rhétorique, je la pose en raison des événements des deux derniers mois. On a peine à croire que Benoît XVI a été aussi l'homme qui a rencontré Habermas et lui a tenu un discours rarement entendu à ce niveau de l'Eglise catholique, par son audace intellectuelle, son authentique ouverture, son humilité. Pourtant, c'est bien le cas, hélas! Comme beaucoup de catholiques progressistes, je suis écoeuré par les déclarations récentes venues d'un avion parti de Rome. Et j'ai été heureux d'entendre ce midi sur la RTBF notre ami Gabriel Ringlet, prêtre et écrivain wallon, en appeler à la résistance du peuple chrétien. Je remercie aussi Gabriel Ringlet d'avoir rappelé que lorsque Paul VI condamna la contraception en 1968, les évêques wallons, comme leurs collègues de Flandre et de Bruxelles avaient fait preuve de leur sens pastoral en renvoyant la question des rapports entre hommes et femmes à la conscience humaine, dernière maîtresse en fin de compte en matière éthique, surtout en pareil domaine... [Ajout du 29/9/2009]Comme rien n'est simple, il s'avère de plus en plus que les propos tenus par le pape (certes prêtant à une mauvaise interprétation), n'ont pas été ceux qu'il a tenus. Ce que l'on retiendra cependant de la réaction erronée d'à peu près tous les médias occidentaux, c'est, malgré tout, une certaine vérité dans la mesure où la réticence de l'Eglise à l'égard de la contraception est bien réelle et, du point de vue des principes chrétiens eux-mêmes, assez difficilement acceptable. Dans les années 60 quand le pape Paul VI a pris position dans ce domaine, les évêques de divers pays dont le nôtre ont pris une position très différente de la sienne et la pratique des prêtres de terrain a été à l'époque de conseiller la contraception. La question de l'avortement est différente dans la mesure où on peut, indépendamment de la position de l'Eglise, admettre que l'idée d'avorter répugne à l'intuition morale fondée sur le respect (pour commencer: déjà des simples choses). Jean-Marc Ferry donne raison au pape sur ce point, admettant que celui-ci est fidèle à cette intuition morale. Ce qui ne veut pas dire que Ferry serait contre la libéralisation ou la dépénalisation de l'avortement, au contraire. On peut noter à cet égard que ce sont souvent les partis fascistes qui défendent le plus vigoureusement l'interdiction légale de l'avortement mais semblent plus à l'aise avec le maintien de la peine de mort. En français, le plus beau plaidoyer qui ait jamais été écrit en faveur de la dépénalisation de l'avortement est le livre "Hôpital Silence" de Nicole Malinconi (Minuit, Paris, 1984). Encore que ce livre soit surtout une description de la façon dont les femmes sont traitées par les infirmières dans les hôpitaux quand il s'agit de leur sexe (avortement, accouchement, cancer des parties génitales). Ainsi cette réflexion d'une infirmière devant le bouquet tenu par un enfant de quelques années qu'il apportait (avec son père), à sa maman, enfant à qui l'on avait dit qu'elle devait être opérée "parce qu'elle a mal au ventre" (en fait un avortement): - Tu es venu apporter un bouquet au petit frère que tu n'auras pas?