La révolution décalée à l'est: repenser gauche et socialisme [Jürgen Habermas]

(Traduit de l'allemand par Claude Vaesen)
Toudi annuel n°4, 1990

Pourquoi les nazis n'ont-ils donc pas eu l'idée en 1945 de se mettre à la recherche d'un fascisme à visage humain? (Johannes Gross, Notizbuch, Nouvelle série, tome IV)

Ce qui défraye la chronique (*), c'est qu'il est question du désenchantement du socialisme, de l'échec d'une idée et même de la «Vergangenheitsbewältigung » (*) passé prônée par les intellectuels d'Europe de l'Ouest et d'Allemagne. Face aux questions rhétoriques traditionnelles, revient toujours comme un refrain la réponse suivant laquelle les utopies et les philosophies de l'Histoire ont toujours pour aboutissement la servitude. Dès lors, la critique de la philosophie de l'Histoire serait une activité relevant du passé. La Weltgeschichte und Heilsgeschehen de Löwith a été traduite en allemand en 1953...1

Dans le jeu actuel, quelles sont les cartes-maîtresses? Quelle est la portée historique des changements révolutionnaires survenus en Europe orientale et centrale? Quel est le sens de la banqueroute du socialisme d'Etat pour les mouvements et les doctrines politiques qui plongent leurs racines dans le XIXe siècle et quelle est la signification de cette faillite pour l'héritage théorique de la gauche en Europe occidentale.

I

Les changements révolutionnaires en cours dans la sphère d'influence de l'Union Soviétique ont plusieurs visages. Dans le pays de la Révolution bolchevique, un processus se met en branle à partir d'en-haut, il est mis en route par le sommet du PC de l'URSS les résultats de toute cette évolution sinon, plus encore, les conséquences de celle-ci, qui, au départ, n'avaient aucune place dans les objectifs poursuivis, trouvent une prolongation au coeur d'un processus révolutionnaire dans la mesure où ces résultats modifient non seulement les orientations de base de la société, mais aussi des éléments essentiels du système politique lui-même (en particulier son mode de légitimation qui va de pair avec la naissance d'une « publicité » politique et avec des tentatives qui peuvent mener à l'instauration d'un pluralisme des partis). Ce développement, peu maîtrisable au demeurant, est lui-même au coeur des périls qui surviennent du fait des conflits économiques et nationalitaires qu'il provoque. Toutes les parties en cause ont admis ce dont dépend le cours de ce processus-destin. C'est ce processus-destin lui-même qui a établi les prémisses nécessaires aux changements intervenus à l'est de l'Europe centrale (y compris dans les Etats baltes qui visent à l'indépendance) et en RDA. En Pologne, les changements révolutionnaires furent la conséquence d'une résistance continue du mouvement Solidarité soutenu par l'Eglise catholique, en Hongrie d'une lutte pour le pouvoir au sein des élites politiques elles-mêmes, en RDA et en République Socialiste tchécoslovaque d'un boulversement qui s'opéra sous la pression de manifestations de masse pacifiques, en Roumanie d'un soulèvement sanglant, en Bulgarie d'une évolution difficile.

Malgré la diversité de ces changements, grande en apparence, la révolution dans ces pays peut s'analyser à partir de faits: elle engendre ses dates-clés. Elle donne à se reconnaître en tant qu'une révolution qui, pour ainsi dire, rejette derrière elle la terre du sillon qu'elle creuse, dégageant ainsi la voie qui permettra de récupérer les occasions manquées. En revanche, les changements en cours dans le pays d'origine de la Révolution bolchevique gardent un caractère d'opacité pour lequel manquent encore les concepts adéquats. En Union Soviétique, la Révolution n'a pas encore l'aspect évident d'une abolition. Même un retour symbolique à 1917, voire au Saint-Pétersbourg tsariste, n'aurait aucun sens.

En Pologne, Hongrie, Tchécoslovaquie, Roumanie et Bulgarie, soit dans les pays qui héritèrent (plutôt qu'ils n'y accédèrent), du système de société et de pouvoir basé sur le socialisme d'État, obtenu non point à l'issue de révolutions internes, mais simple conséquence de la guerre au moment de l'entrée de l'Armée rouge sur leur territoire, l'abolition de la démocratie populaire se produit sous le signe d'un retour aux vieux symboles nationaux et, partout où cela s'y prête, sous le signe d'un renouement avec les traditions politiques et les structures partisanes de l'entre-deux-guerres. Là où les changements révolutionnaires se sont cristallisés en événements révolutionnaires, le désir de se rattacher, en termes de politique institutionnelle, à l'héritage des révolutions bourgeoises et, en termes de politique de société, aux formes de circulation et de vie du capitalisme avancé, on voit apparaître le désir très clair de se rattacher de préférence à la CEE. Dans le cas de la RDA le rattachement doit âtre pris au pied de la lettre car, pour la RDA, la République fédérale représente les deux choses en même temps: une société de bien-être de type occidental et une société aux fondements démocratiques. Ici, l'électorat ne ratifiera certainement pas, le 18 mars, ce que les opposants poursuivaient comme but quand ils détruisaient le pouvoir de la Stasi en scandant le slogan « Wir sind das Wolk ». Mais le vote des électeurs interprétera cet effondrement d'une manière qui marquera l'histoire précisément sous la forme d'une révolution «après-coup ». On veut récupérer la séparation de la partie occidentale de l'Allemagne de sa partie orientale durant quatre décennies - c'est le développement le plus heureux d'un point de vue politique et, d'un point de vue économique, celui qui est couronné du plus de succès.

Dès lors qu'elle est sensée rendre possible le retour à l'Etat de droit démocratique et la réunion à l'Occident du capitalisme avancé, la révolution «après-coup» prend comme modèle des éléments qui, en stricte doctrine marxiste, avaient été dépassés par la révolution de 1917. Ceci pourrait expliquer un trait particulier de cette révolution: le manque quasi-total d'idées novatrices ou anticipatrices. Joachim Fest fait également cette observation: «Les événements acquirent leur figure déroutante et excentrique par le fait qu'ils ne possédaient véritablement pas les éléments d'emphase social-révolutionnaire dont furent marquées pratiquement toutes les révolutions historiques des temps modernes.» (Frankfurter Allgemeine Zeitung du 30/1289). Cette révolution «après-coup» est déroutante car elle rappelle un sens du mot «révolution» que la Révolution française avait mis hors d'usage - -la révolution « après-coup » réactualise le mot « révolution » comme retour réformiste à des formes politiques de domination se succédant comme les constellations au firmament 2

Il ne faut dès lors pas s'étonner de ce que les changements révolutionnaires aient été interprétés de façons très différentes, s'excluant les unes les autres. Je voudrais identifier six modèles d'interprétations qui se dessinent à travers la discussion. Les trois premiers sont favorables au socialisme, les trois autres adoptent une attitude critique à son égard. Les deux séries s'alignent de façon symétrique. Il y a, d'une part, une série d'interprétations, 1)stalinienne 2)léniniste et 3)communiste-réformiste. Il y a, d'autre part, une série d'interprétations, 1) post-moderne 2) anticommuniste et 3 )libérale.

Les partisans de la thèse stalinienne ont perdu entre-temps leurs porte-parole. Ils nient le caractère révolutionnaire des changements intervenus et les interprètent comme étant contre-révolutionnaires. Ils durcissent les aspects plutôt extraordinaires de ce retour en arrière à travers un schéma marxiste qui n'a plus d'impact. En effet, il était évident que, dans les pays de l'Europe de l'Est et en RDA, selon une formule consacrée, «ceux d'en-bas ne voulaient plus, tandis que ceux d'en-haut ne pouvaient plus». C'est la colère des masses (et non celle de quelques provocateurs introduits clandestinement), qui se braqua contre les appareils policiers comme jadis contre la Bastille. Et la destruction du monopole du pouvoir détenu par le Parti-Etat a pu rappeler l'exécution de Louis XVI sur les bois de justice. Les événements sont à ce point parlants que même d'irascibles léninistes ne peuvent rester aveugles. Ainsi, l'historien Jürgen Kuszynski utilise tout de même le terme de «révolution conservatrice» pour reconnaître aux changements survenus la valeur d'une reforme auto-purifiante au sein d'un processus révolutionnaire reproduisant ses effets sur le long terme (Die Zeit du 19/12/89). Bien entendu, cette interprétation se fonde sur une conception orthodoxe de l'histoire décrite en termes de luttes des classes et dont le « télos » apparaît bien établi. Pareille philosophie de l'Histoire jouit déjà, rien que d'un point de vue méthodologique, d'un statut douteux, indépendamment du fait qu'elle est incapable d'expliquer les formes particulières de mouvements et conflits sociaux qui s'originent dans les conditions structurelles des systèmes de pouvoir et des systèmes sociétaux du socialisme d'Etat, ou parce qu'elle est incapable d'expliquer ce que ces conditions déterminent (comme les réactions nationalistes et fondamentalistes). De plus, les développements politiques, en cours dans les pays de l'Europe de l'Est et en RDA, ont fait du diagnostic qui consisterait à dire qu'il s'agirait d'une autocorrection du socialisme d'Etat, un diagnostic dépassé.

Ce qui vient d'être dit constitue dès lors la substance de l'objection à faire l'égard de la troisième position, présentée avec éclat par Dubcek sur la place Wenceslas lors de son retour d'exil intérieur. Une grande partie des opposants qui ont fait démarrer le mouvement révolutionnaire en RDA et qui l'ont initialement conduit, se sont laissés guider par l'idéal d'un socialisme démocratique - communément appelé «troisième voie» (entre le capitalisme tempéré par l'État Social et le socialisme d'Etat). Tandis que les léninistes croient devoir corriger les développements erronés du stalinisme, les Communistes réformés remontent encore plus loin dans le passé. En cela d'accord avec beaucoup de courants du marxisme occidental, ils postulent que l'image léniniste de la révolution bolchevique a falsifié le socialisme dès le départ, a favorisé l'étatisation au détriment d'une socialisation démocratique des moyens de production, posant ainsi les jalons de l'autonomie bureaucratique d'un appareil dominateur et totalitaire. La théorie de la «troisième voie» réapparaît sous différentes variantes selon l'interprétation que l'on a de la Révolution d'Octobre. Selon l'interprétation optimiste de cette révolution (visiblement partagée par les protagonistes majeurs du printemps de Prague), un nouvel ordre social devrait pouvoir se développer par le biais d'une démocratisation radicale, nouvel ordre qui serait aussi supérieur aux démocraties de masse occidentale régies par l'État Social. Selon une autre variante, une troisième voie entre les deux types de sociétés «existant réellement», c'est, au mieux, une réforme radicale du socialisme d'État qui représente, avec les différenciations issues d'un système économique adapté dans la ligne de mécanismes de direction décentralisés, au moins un équivalent au compromis négocié au sein des sociétés capitalistes avancées après la deuxième guerre mondiale. Cette démarche pédagogique devrait aboutir à une société non-totalitaire, donc à une société coulée en forme d'État de droit démocratique, laquelle se comporterait, à l'égard des avantages inhérents au système (sécurité sociale et croissance qualitative) ainsi que de ses inconvénients (déploiement des forces productives et innovation) non en tant que simple imitatrice, mais complémentairement. Cette interprétation, elle aussi plus faible, compte sur la possibilité de voir fonctionner une «société socialiste de marché» comme on l'appelle ces derniers temps! A l'encontre de cette alternative, les uns avancent des arguments a priori, les autres pensent pouvoir abandonner un tel processus de développement aux aléas de la méthode qui consiste à procéder par essais et erreurs. Même une libérale à tous crins comme la comtesse Marion Dönhoff croit que «le désir qui existe de combiner le socialisme et l'économie de marché peut parfaitement être satisfait au moyen d'un peu de fantaisie et de pragmatisme - ils se corrigent mutuellement» (Die Zeit, 29/12/89). Cette perspective tient compte d'un communisme réformateur faillibiliste qui, à la différence de l'interprétation léniniste, a abandonné toutes les certitudes procurées par la philosophie de l'Histoire.

Aujourd'hui, nous pouvons laisser là la question de la possibilité d'une réforme et la question des virtualités de développement démocratique d'un socialisme d'État qui a connu une révolution intérieure. Je présume qu'elle ne pourra même plus se poser avec pertinence en Union soviétique parce qu'une telle perspective est escomptée à partir de l'héritage, en tout point dévastateur, du stalinisme (et de la désintégration imminente de l'Etat multinational). La question de savoir si la révolution aurait pu, en RDA, s'engager dans une troisième voie restera sans réponse, quand bien même cette interprétation se fonderait sur des prémisses exactes: la seule possibilité d'en contrôler le bien-fondé eût consisté en l'application pratique d'une tentative légitime par la volonté populaire et mise en oeuvre «avec un peu de -fantaisie et de pragmatisme». La masse de la population s'est décidée entre-temps et sans ambiguïté contre cette tentative. Au vu de quarante années de désastre, on peut en comprendre les raisons. Cette décision est digne de respect, et d'autant plus digne de respect de la part de ceux qui n'auraient pas été personnellement concernés par les conséquences d'une issue peut-être négative. Consacrons-nous donc aux trois autres modèles d'interprétation, critiques, ceux-ci, à l'égard du socialisme.

Même de ce côté-ci, la position extrême ne s'exprime que de manière peu convaincante. Vus sous l'angle d'une critique post-moderne de la Raison les changements à l'Est, accomplis pour une grande part sans effusion de sang, caractérisent une révolution qui clôt la période des révolutions - en tant que contrepoids à la Révolution française - et surmonte de manière radicale et sereine la Terreur engendrée par la Raison. Ceci marque la fin des rêves agités de la Raison au sein desquelles, depuis deux cents ans, surgissaient les démons. La Raison représente le cauchemar qui s'évanouit au réveil. Ici aussi, les faits ne cadrent pas tout à fait avec le schéma historique inspiré (cette fois de manière idéaliste), de Nietzsche et de Heidegger, selon lesquels les temps modernes n'existeraient que dans l'ombre d'une Subjectivité qui se donnerait à elle-même sa toute-puissance. La révolution « après-coup » emprunta en effet ses voies et moyens ainsi que son échelle des valeurs au répertoire bien connu des révolutions modernes. Il est étonnant de voir que ce fut la présence de masses rassemblées sur les places publiques et mobilisées qui détrôna un régime armé jusqu'aux dents. C'est ce type d'action spontanée des masses - on le croyait mort - qui servit de modèle à tant de théoriciens de la révolution. Pour la première fois cependant, cette révolution s'effectua dans l'espace non-classique d'une scène mondiale, manipulée par les médias électroniques présents en permanence, occupée par des spectateurs prenant parti. Et, une fois de plus, ce furent les légitimations issues des droits de la Raison, celles issues de la souveraineté du Peuple et des Droits de l'Homme qui prêtèrent main-forte aux revendications révolutionnaires. Ainsi, l'histoire, engagée dans un processus d'accélération, opposa un démenti à l'image de la post-histoire désenchantée; elle détruisit également le paysage, dessiné à la post-moderne, d'une bureaucratie dépourvue de toute légitimité, figée comme une banquise sur un espace universel. C'est plutôt une récupération qui s'annonce au milieu de la secousse révolutionnaire - l'esprit de l'Occident récupère l'Est, non seulement à travers la civilisation technique, mais aussi à travers sa propre tradition démocratique.

Vus sous l'angle anticommuniste, les changements révolutionnaires à l'Est signifient la fin - glorieuse pour ceux qui pensent ainsi - de la «Guerre Civile mondiale» déclarée en 1917 par les Bolcheviques: ici aussi, on a une révolution retournée contre ses propres origines. L'expression «Guerre Civile mondiale» traduit l'expression de «lutte des classes internationale» passée du discours axé sur les sociétés à un discours sur le pouvoir digne de quelqu'un comme Hobbes. Carl Schmitt a plaqué sur cette figure de pensée un paysage d'arrière-plan relevant de la philosophie de l'Histoire: Selon cette façon de voir, la pensée issue de la philosophie de l'Histoire, elle-même arrivée au pouvoir avec l'avènement de la Révolution française, aurait dû, grâce à son potentiel utopiste, capable de subvertir la morale universaliste, former l'élément moteur d'une guerre civile fomentée par les élites intellectuelles pour se voir ensuite, après s'être retournée du dedans vers le dehors, projetée sur la scène internationale. A l'époque du conflit Est-Ouest naissant, cette thèse de base fut élaborée en théorie de la «Guerre Civile mondiale» 3. Conçue dans le but de démasquer le léninisme, cette manière de penser reste le corollaire de ce qu'elle démasque en tant qu'elle est son image inversée, comme dans un miroir. Or, même à travers les efforts de Ernst Nolte, un historien de formation, lequel proclame maintenant la thèse de la fin de la «Guerre Civile mondiale» (F.A.Z. du 17/02/90), le matériau historique se révèle réfractaire à toute manipulation idéologique. En effet, l'acte par lequel on identifie des partis adverses dans le cadre de cette «Guerre Civile mondiale» implique de situer des politiques aussi opposées que celles représentées par Mussolini et Hitler, Churchill et Roosevelt, Kennedy et Reagan, dans le même carcan anticommuniste. La figure intellectuelle de la «Guerre Civile mondiale» ne fait que figer une interprétation, issue de la phase critique de la guerre froide, en une description structurelle marquée par la polémique qui fut ensuite imposée à toute une époque.

Il reste donc l'interprétation libérale. Celle-ci, tout d'abord, se contente de prendre acte de ce que, avec le socialisme d'Etat, la dernière forme de totalitarisme en Europe a commencé à se désintégrer. Une époque s'achève qui avait débuté avec le fascisme. Avec l'État de droit démocratique, l 'économie de marché et la société pluraliste, ce sont des manières de penser libérales qui parviennent à s'imposer. Ainsi, la prévision hâtive d'une fin des idéologies semble s'accomplir (Daniel Bell et Ralf Dahrendorf dans Die Zeit du 29/12/89). Point n'est besoin d'adhérer à la théorie du totalitarisme: on peut très bien établir une différenciation historique structurelle entre domination autoritaire - fasciste, national-socialiste, stalinienne ou post-stalinienne -, et néanmoins reconnaître, à travers les démocraties de masse de type occidental, ce que les formes de pouvoir totalitaire ont en commun. Si, après le Portugal et l'Espagne, ce syndrome totalitaire se dissout aussi dans les pays européens soumis au socialisme d'Etat, et si, en même temps, la différenciation équilibrée à l'oeuvre dans une économie de marché se met en place à partir du système politique, la thèse selon laquelle un mouvement de modernisation se diffusera en Europe centrale et orientale n'est plus très éloignée. L'interprétation libérale n'est pas erronée, mais elle aperçoit la paille dans l'oeil du voisin et non la poutre dans le sien propre.

En effet, il existe des variantes triomphalistes de cette interprétation qui pourraient avoir été empruntées au chapitre premier du Manifeste du Parti communiste dans lequel Marx et Engels célèbrent avec enthousiasme le rôle révolutionnaire de la bourgeoisie: «Par le rapide perfectionnement des instruments de production et l'amélioration infinie des moyens de communication, la bourgeoisie entraîne dans le courant de la civilisation jusqu'aux nations les plus barbares. Le bon marché de ses produits reste la grosse artillerie qui bat en brèche toutes les murailles de Chine, et contraint à capituler les barbares les plus opiniâtrement hostiles aux étrangers. Elle force toutes les nations à adopter le style de production de la bourgeoisie --même si elles ne veulent pas y venir; elle les force à introduire chez elles la prétendue civilisation - c'est-à-dire à devenir bourgeoises. En un mot, elle forme un monde à son image (...) Et ce qui est vrai de la production matérielle ne l'est pas moins des productions de l'esprit. Les oeuvres intellectuelles d'une nation deviennent un bien commun. Le particularisme et la frontière nationale deviennent de plus en plus impossibles: de la multiplicité des littératures nationales et locales, naît une littérature mondiale. » 4

Le ton des réponses des capitalistes avides d'investissements, réponses fournies lors du dernier sondage de la Chambre du Commerce et de l'Industrie, et les commentaires émanant des milieux économiques à ce propos ne pourraient mieux être rendus que par ces phrases de Karl Marx. Seule, la notion restrictive d'une « prétendue » civilisation trahit encore une réserve de la part de Marx. Il ne s'agit pas, bien sûr, chez Marx, d'une réserve d'Allemand à l'égard d'une culture qui serait supérieure à la civilisation, mais d'un doute aux racines plus profondes et qui porte sur le fait de savoir si la civilisation dans sa totalité peut se laisser entraîner dans le tourbillon des forces qui actionnent ses systèmes inférieurs - en l'occurrence, dans le goulot d'aspiration d'un système économique fermé, dynamique et, comme nous nous exprimerions aujourd'hui, récurrent, dont l'aspect fonctionnel et l'auto-stabilisation dépendent de ce que toutes les informations importantes soient reçues et traitées exclusivement en termes de valeurs économiques. Marx voulait dire que toute civilisation qui se soumet aux impératifs de l'auto-production du capital, porte en elle les germes de sa destruction car elle s'aveugle devant ce qui importe vraiment, dès lors qu'elle ne peut pas l'exprimer autrement qu'en termes de prix et de coûts.

Oui, le principe générateur d'une expansion que Marx mettait à l'époque avec tant d'emphase sur un piédestal, ce n'est plus la « bourgeoisie » de 1848: ce principe ce n'est plus une classe sociale régnant au sein du cadre national, mais un système économique auquel s'est substitué une structure de classes aisément identifiable, rendue anonyme et agissant à l'échelle mondiale. Et nos sociétés qui ont gravi le « sommet économique » au sein de ce système, ne ressemblent plus à l'Angleterre de Manchester dont Engels avait décrit la pauvreté de manière si saisissante. Il se fait que ces sociétés ont trouvé depuis une réponse adéquate aux critiques terribles du Manifeste du Parti communiste et aux âpres luttes du mouvement ouvrier européen, grâce au compromis de l'État Social. Seulement, l'ironie de tout ceci réside dans le fait que ce soit chez Marx que l'on trouve les citations les plus pertinentes au moment où le capital pénètre en force sur les marchés dévastés du socialisme d'Etat. Et cela rend d'autant plus rêveur que les critiques de Marx ont été intégrées au coeur des structures elles-mêmes de sociétés du capitalisme avancé.

Ceci signifie-t-il que le « marxisme comme critique » 5 soit aussi parfaitement liquidé que le « socialisme réellement existant »? D'un point de vue anticommuniste, la tradition socialiste n'a, dès le départ, couvé que le malheur et ce, tant dans la théorie que dans la pratique. Du point de vue des libéraux, l'époque social-démocrate a réalisé tout ce qui était utilisable dans le socialisme. Les sources auxquelles la Gauche de l'Europe de l'Ouest a puisé son inspiration théorique et ses orientations normatives sont-elles épuisées avec la liquidation du socialisme d'Etat dans l'Europe de l'Est? Biermann, un homme déçu, dont les talents d'utopiste se muent en mélancolie, donne une réponse dialectique: « Donne-moi la bèche. Allons donc enfin les enterrer ces géants, petits cadavres. Même Jésus a dû passer trois jours sous la terre avant de réussir ce coup d'éclat: "Nebbich", la résurrection! »( Die Zeit du -02/03/90). Tentons la même chose avec un peu moins de dialectique!

II

La gauche non-communiste n'a aucun motif, en nos pays, de revêtir l'habit de pénitent, mais elle ne peut plus faire non plus comme si absolument rien ne s'était passé. Il n'y a pas besoin d'accepter de se laisser dire qu'elle aurait une dette provenant de ses contacts avec le communisme, dette liée à la banqueroute du socialisme d'Etat qu'elle a, du reste, toujours critiqué. Mais elle doit se poser la question de savoir combien de temps une Idée est en mesure de résister à la réalité.

L'expression de « socialisme réellement existant » dissimule dans le chef de ceux qui ont inventé ce pléonasme rébarbatif, l'obstination du Realpolitiker: alors, mieux vaut le moineau dans la main (« que dix sur le toit »: dicton allemand NDT). Suffit-il dès lors d'affirmer sans désemparer que l'oiseau sur le toit appartient à une autre espace - et qu'il viendra bien un jour se percher près de nous? Même les idéaux, répliquera l'autre partie, ont besoin d'une liaison au réel sinon ils perdent leurs forces d'orientation pour l'action. Ce qui est erroné dans cet échange, duquel l'idéaliste ne peut que sortir vaincu, c'est la prémisse: comme si le socialisme était une idée opposée abstraitement à la réalité, dont on pourrait montrer l'impuissance de son exigence (voire même les conséquences inhumaines liées à toute réalisation de cette exigence). Bien sûr, ce concept de socialisme va de pair avec l'intuition normative d'une coexistence pacifique permettant l'épanouissement individuel et l'autonomie, mais sans que cela ne se fasse au détriment de la solidarité et de la justice. Dans la tradition socialiste, cette intuition ne devrait cependant pas être soumise à une explication sous l'emprise d'une théorie normative. Elle ne devrait pas non plus être érigée en idéal par opposition à une réalité. L'intuition normative du socialisme devrait autant se développer que se corriger, au cours de l'analyse, et, par cette voie, trouver à se vérifier, au moins indirectement, grâce à la force qui nous permet d'accepter le réel tel qu'il est, trouver à se vérifier à travers le contenu empirique de la description théorique.

Sur la base de cette échelle des valeurs, une autocritique sans merci s'est développée, depuis les années 20, dans le discours marxiste occidental 6, autocritique qui n'a guère laissé de choses intactes dans la forme originelle de la théorie. Pendant que la Praxis énonçait ses sentences, la réalité aussi se fit valoir (et de même, tout l'horrible du XXe siècle), et cela à travers une argumentation probante. Je voudrais ici remettre en mémoire quelques éléments qui permirent de montrer à quel point Marx et ses successeurs n'ont pas été en mesure, malgré toutes les critiques adressées au socialisme dès le départ, de se libérer intellectuellement du contexte originel et du cadre étroit de la société industrielle naissante.

(a) L'analyse marxiste resta fixée sur des phénomènes enracinés dans le monde du travail. Le choix de ce modèle implique une idée directrice si stricte de la Praxis que le travail industriel et le développement des forces productives se voient attribuer a priori un rôle libérateur univoque. Les formes d'organisation de la production, qui se développent en même temps que la concentration de ces forces dans les usines, doivent d'abord constituer l'infrastructure qui va permettre la solidarité, la prise de conscience et l'activité révolutionnaire des producteurs. Or, étant donné le point de départ productiviste, l'attention de Marx se détourne autant des ambivalences liées à l'asservissement progressif de la nature que des forces d'intégration en amont et en aval du travail social.

(b) Au surplus, l'analyse fut soumise à une compréhension holistique de la société: une totalité, originairement morale, est déchirée et mutilée par la division en classes et, à l'époque contemporaine, soumise, de plus, à la violence d'un capitalisme axé sur les seules valeurs quantitatives. L'utopie du monde du travail qui s'origine dans la conceptualisation élémentaire de Hegel, inspire la manière de comprendre la critique de l'économie politique effectuée dans un souci scientifique. C'est pourquoi l'auto-reproduction du capital dans son ensemble peut être décrite comme un fétichisme qui, dès qu'il sera détruit, deviendra son substrat, s'en tiendra dès lors aux faits, s'ouvrant à l'administration rationnelle. Ce faisant, la théorie marxiste se rend aveugle aux aléas incontournables d'une économie de marché se différenciant, dont les fonctions de commandement ne peuvent être remplacées par une planification administrative sans mettre en danger le niveau de différenciation auquel parviennent les sociétés modernes.

(c) L'analyse marxiste ne put se dégager d'une conception trop terre-à-terre des conflits et des acteurs sociaux dans la mesure où elle prenait en compte les classes sociales ou les sujets généraux de l'Histoire en les considérant comme les fondements du processus de production de la société. Des sociétés complexes échappent à cette approche qui ne peut établir aucun rapport linéaire entre, d'une part, des structures sociales en surface, subculturelles et régionales et, d'autre part, les structures profondes et abstraites d'une économie se différenciant systématiquement (et, de manière complémentaire, freinée par l'intervention de l'administration étatique). De la même erreur, découle une théorie de l'Etat qui, en dépit de toutes les prothèses qu'on veut bien lui appliquer n'est pas à sauver.

(d) Plus lourde de conséquences encore que les déficits déjà signalés fut la manière réductrice et fonctionnaliste de comprendre l'Etat de droit démocratique que Marx vit se réaliser dans la Troisième République qu'il appela dédaigneusement la « démocratie vulgaire ». Puisque Marx considérait la République démocratique comme la dernière forme d'Etat de la société bourgeoise, sur le terrain de laquelle il y aurait lieu de «livrer définitivement la lutte des classes», il n'envisagea plus les institutions de cet Etat de droit que d'une manière purement instrumentale. Évidemment, on voit bien dans la Critique du programme de Gotha que Marx considérait la société communiste comme la seule réalisation possible de la démocratie. On voit dans cette « Critique », comme dans celle de la philosophie du droit de Hegel, que la liberté n'existe qu'à partir du moment où « l'État, d'organisme placé au-dessus de la société, se transforme en instrument subordonné à celle-ci ». Mais Marx ne dit pas un seul mot de la mise en oeuvre de la liberté: sa fantaisie institutionnelle ne dépasse pas la notion de « dictature du prolétariat » considérée comme une « période transitoire ». L'illusion saint-simonienne d'une « administration des choses » réduit le besoin qu'on peut prévoir d'un dénouement des conflits, à régler démocratiquement, aux bons soins de l'auto-organisation d'un peuple à la Rousseau.

(e) Finalement, l'analyse marxiste continua de se cantonner dans la voie de la stratégie théorétique de Hegel, stratégie qui aurait dû opérer l'unification entre la volonté d'un accomplissement non-faillibiliste de la tradition philosophique et la revendication d'une pensée nouvelle. Le fait d' « historiciser » la pensée de l'Etre ne fait cependant que déplacer la pensée de la téléologie de l'Etre vers une téléologie de l'Histoire. Le caractère normatif caché qui sous-tend les hypothèses de la philosophie de l'Histoire se maintient également sous la forme d'un naturalisme des conceptions évolutionnistes du progrès. Ceci n'a pas seulement de conséquences fâcheuses en ce qui concerne les principes normatifs de la théorie qui ne sont pas encore élucidés. D'une part, une telle théorie dissimule (indépendamment de ses contenus spécifiques), la part de contingence à l'intérieur de laquelle une Praxis guidée par la théorie se meut inévitablement. Etant donné qu'elle passe sous silence la conscience des dangers courus par ceux qui auront à subir les conséquences de l'action politique, elle favorise au plus un dangereux avant-gardisme. D'autre part, une pareille considération de la totalité s'estime en mesure d'émettre des affirmations de caractère clinique sur la nature aliénée ou réussie des formes de vie dans leur ensemble. De là s'explique la tendance à concevoir le socialisme comme une manière historiquement privilégiée de morale concrète, sans tenir compte du fait qu'une théorie ne peut, tout au plus, que désigner les conditions nécessaires au développement d'une existence émancipée, sur l'organisation de laquelle les parties concernées doivent encore se mettre d'accord.

(f) Lorsqu'on passe en revue les erreurs et les déficits plus ou moins marqués de la tradition théorique de Marx et de Engels jusqu'à Kautsky, on comprend mieux comment le marxisme a pu dégénérer, à travers sa codification par Staline, en une idéologie légitimatrice d'une Praxis purement et simplement inhumaine - en une idéologie légitimatrice d'une « vaste expérience de vivisection effectuée sur l'homme vivant » (Biermann). Il va de soi que le passage au marxisme soviétique, effectué en théorie et esquissé dans la pratique, ne se laisse nullement justifier par la doctrine de Marx 7, mais les faiblesses de la théorie que nous avons discutées de (a) à (e), comptent quand même parmi les conditions (ni suffisantes, ni nécessaires, faut-il le dire), qui peuvent amener à des abus, voire à une complète perversion de l'intention marxiste originelle.

Au contraire, le réformisme social-démocratique, bénéficiant du travail important d'austro-marxistes comme Karl Renner et Otto Bauer, s'est émancipé relativement tôt de ses préjugés à l'égard des aléas du système de l'économie de marché et s'est émancipé également d'une conception dogmatique de la structure des classes et de la lutte des classes, d'une prise de position erronée à l'égard du contenu normatif de l'Etat de droit démocratique et s'est émancipé enfin d'une hypothèse évolutionniste implicite. D'un autre côté, ce qui anima la pratique politique au jour le jour resta marqué par le modèle productiviste du monde du travail. Après la deuxième guerre mondiale, les partis devenus pragmatiques, réformistes et déconnectés de toute théorie, réussirent le plus indiscutablement du monde à ancrer le compromis réalisé par l'État Social dans les structures mêmes de la société. L'importance de ces réalisations a toujours été sous-estimée par la gauche radicale.

Mais la social-démocratie a été elle-même surprise par l'aspect de toute façon aléatoire du pouvoir de l'État. Elle croyait pouvoir se servir de ce pouvoir comme d'un instrument neutre afin de hâter l'avènement d'une universalié social-étatique des Droits de l'Homme. Ce n'est pas l'État Social qui s'avéra illusoire, mais l'espoir de mettre en place des formes d'existence émancipées par le biais d'instruments administratifs. D'ailleurs, au sein même de leur travail consistant à réaliser la paix sociale grâce à des interventions étatiques, les partis se voient de plus en plus eux-mêmes absorbés par un appareil d'État en pleine expansion. Cette étatisation des partis est parallèle à une mutation de la formation d'une volonté démocratique en un système politique qui, dans les grandes lignes, finit par se programmer lui-même - ce que les citoyens de la RDA, libérés de la Stasi et de la domination d'un Parti unique, viennent d'être en mesure d'observer à leur grand étonnement lors de la toute récente campagne électorale organisée par des managers -électoraux venus de l'Ouest. La démocratie de masse à l'occidentale repose sur un système de légitimation manoeuvré.

Ainsi, la social-démocratie paie ses succès doublement. Elle abandonne la démocratie radicale et apprend à vivre avec les conséquences, qui n'étaient pas espérées d'un point de vue normatif, de la croissance capitaliste - en ce compris les risques inhérents au marché de l'emploi, spécifiques au système, lesquels risques sont limités grâce à la politique sociale mais ne sont pas éliminés. C'est à ce prix qu'il a été permis, en Europe occidentale, à une gauche non-communiste de subsister, une gauche elle-même située à gauche de la social-démocratie: elle apparaît sous différentes formes et entretient la mémoire de ce que le socialisme a représenté, jadis, beaucoup plus que la « politique sociale d'État ». Cependant, comme l'illustre le programme du socialisme de l'autogestion, auquel on reste attaché, cette gauche a quelque peine à rompre avec le concept holistique de la société et avec la conception d'un processus productif menant de l'économie de marché à la démocratie. C'est de ce côté que le rapport classique entre la théorie et la pratique est le plus resté ce qu'il était. Et cela d'autant plus gravement que la théorie s'est enlisée dans l'orthodoxie et la pratique dans le sectarisme.

A l'image de la Praxis politique, la tradition théorique a déjà depuis longtemps été rejointe par le phénomène de la différenciation institutionnelle. A côté des autres disciplines universitaires, d'une manière plus ou moins marginale, la tradition théorique marxiste est devenue partie intégrante de celles-ci. Cette « académisation » du marxisme a mené à d'inévitables révisions et à des confrontations fructueuses avec d'autres hypothèses. Le débat du plus haut intérêt autour des pôles « Marx » et « Max Weber » a déjà marqué la discussion sociologique à l'époque de la république de Weimar. Depuis lors, l'autocritique du marxisme occidental s'est déroulée en grande partie au sein des universités et a donné naissance à un pluralisme qu'a permis une argumentation scientifique. Des thèmes de recherche aussi intéressants que contradictoires - le travail de P. Bourdieu, C. Castoriadis ou A. Touraine, celui de J. Elster, A. Giddens, C. Offe ou U. Preuss révèlent bien, encore aujourd'hui, le caractère intellectuellement stimulant de la tradition marxienne. Cette tradition est dotée d'un regard en quelque sorte stéréoscopique qui ne se contente pas de se fixer à la surface des processus de modernisation ni de se diriger vers l'envers du miroir de la raison instrumentale. Ce regard stéréoscopique est sensible à toutes les ambivalences des processus de rationalisation qui rendent la société plus différenciée comme ne la sillonnant. Les sillons déchirent la terre, couverture naturelle, et rendent en même temps le sol plus meuble. Beaucoup ont relu les leçons de Marx et chacun à sa manière a appris de lui la façon dont la dialectique de la raison peut se traduire en un programme de recherches. Les réserves critiques que j'ai énumérées sous les points (a) à (e) forment la seule base à partir de laquelle on peut encore spéculer de manière pertinente à partir de la tradition marxienne.

Si ceci permet de brosser à grands traits la situation dans laquelle la gauche non-communiste a pu se percevoir elle-même au moment où Gorbatchev présida au début de la liquidation du « socialisme réellement existant » - comment les événements dramatiques de l'automne dernier ont-ils modifié cette situation? La gauche doit-elle se replier sur une position éthique et ne réviser le socialisme qu'en tant que doctrine? Ernst Nolte voit même dans le « socialisme idéal » une sorte de « concept-limite » indispensable, une idée directrice et « correctrice », si l'on veut, non sans ajouter aussitôt: « Celui qui désire que se réalise ce concept-limite fait courir le risque d'une rechute dans le "socialisme réel" de sinistre mémoire et cela quand bien même il en viendrait à se battre à coup d'arguments dignes d'éloge contre le stalinisme. » (Frankfurter Allgemeine Zeitung du 19/02/90). Si l'on s'avisait de suivre ce conseil amical, le socialisme, démuni de toute charge subversive, ne serait -plus qu'une doctrine à la destinée purement privée et éthique, ménageant à la morale une place au-delà de la Praxis. Il y a encore plus conséquent que cette- manipulation du concept de socialisme, c'est son abandon. Doit-on dire avec Biermann: « Le socialisme n'est plus un but »?

On doit être d'accord avec Biermann si on prend le terme « but » dans son acception romantique ou spéculative, dans le sens des Manuscrits de 1844 selon lesquels l'abolition de la propriété privée des moyens de production est «la solution à l'énigme de l'Histoire » à savoir l'instauration de conditions- de vie solidaire dans lesquelles l'homme n'est plus aliéné du produit de son travail ni de son prochain ni de lui-même. L'abolition de la propriété privée, c'est, pour le socialisme romantique, la complète émancipation des sens et des facultés de l'Homme - la vraie résurrection de la nature et la naturalisation de l'humanité, la solution à la contradiction entre la réification et l'auto-activité, entre la liberté et la nécessité, entre l'individu et l'espace. Il n'a pas fallu attendre la mise en cause de la pense erronée de la totalité mise en avant par la philosophie de la réconciliation absolue ni certainement Soljénitsine: les racines du système gisaient déjà à même le sol, ces racines que le socialisme romantique avait fait pousser dans le contexte de la première industrialisation. L'idée d'une libre association des producteurs avait été marquée, dès le départ, par les images pleines de nostalgie venant de la collectivisation dans l'économie domestique, familiale ou de voisinage, ou encore corporative, collectivisation prenant place dans le contexte d'une société d'artisans et de paysans, laquelle société éclata sous le choc de la société de concurrence s'insinuant partout, processus de destruction qui fut ressenti comme une perte pour l'humanité. Depuis le début, la nostalgie née de la suppression de ces communautés solidaires fut associée au « socialisme »: dans les conditions nouvelles de travail et les nouveaux rapports sociaux imposés par l'industrialisation naissante, il y avait un sens à vouloir sauver les forces intégratrices d'un monde qui s'effondrait. La tête de Janus du socialisme, sur les contenus normatifs duquel Marx a gardé ensuite le silence, fait référence à un passé idéalisé mais, dans la même mesure, garde les yeux tournés vers un avenir dominé par le travail industriel.

Dans cette acception concrète, le socialisme ne représente certes plus un but et il n'a jamais représenté un objectif réaliste. Face à des sociétés complexes, nous devons soumettre les connotations normatives que véhicule ce durcissement conceptuel du XIXe siècle à une abstraction radicale. C'est justement quand l'on s'en tient à la critique de dominations engendrées naturellement et dépourvues de légitimation et à la critique d'un pouvoir dissimulé que la reconnaissance des conditions d'un agir communicationnel se fraye un chemin jusqu'au coeur de nos préoccupations, ces conditions grâce auxquelles peut s'établir une confiance légitime dans les institutions d'une société auto-organisée de citoyens libres et égaux. Bien entendu, la solidarité- ne peut concrètement être vécue que dans le contexte de formes de vie acquises par tradition, transmises de façon critique et qui, dans cette mesure, font toujours l'objet d'un choix et sont de toutes manières spécifiques. Mais, dans le cadre d'une société intégrée politiquement sur de grands espaces, avec, surtout, à l'horizon, un réseau mondial de communications, la vie en commun solidaire ne peut, en fonction de son idée même, se réaliser que d'une manière abstraite, en l'occurrence sous la forme d'une attente intersubjective établie de bon droit. Chacun devrait attendre des processus institutionnalisés de la formation d'une opinion et d'une volonté démocratique, qui n'excluent rien de leurs préoccupations, que ces modes de communication publique puissent exiger, pour eux-mêmes, la formulation d'une présupposition concernant la rationalité et la formulation d'une présupposition concernant l'efficacité. Présupposer la rationalité se fonde sur la signification normative de procédures démocratiques ayant à garantir que toutes les questions de société importantes soient thématisées, traitées de manière motivée et pertinente et -puissent déboucher sur la solution des problèmes, lesquelles solutions - tout en respectant de façon égale l'intégrité de chacun et de chaque forme d'existence - respectent de façon équilibrée l'intérêt de tous. Présupposer l'efficacité touche à la question fondamentale du matérialisme, c'est-à-dire la question de savoir dans quel sens une société, différenciée de par le système qui la régit, qui n'a ni « sommet » ni « centre », est encore en mesure de s'organiser elle-même, même si le « elle-même » de cette organisation ne peut plus être représenté sous la forme d'un macro-sujet, c'est-à-dire dans les « Classes » d'une théorie des classes ou dans le « Peuple » d'une souveraineté du peuple.

L'astuce en quoi consiste une présentation abstraite des relations solidaires tient à ce que l'on peut alors dégager les symétries de reconnaissances mutuelles présupposées dans toute action communicationnelle - reconnaissances mutuelles qui seules rendent possibles l'autonomie et l'individuation des sujets sociaux - de la morale concrète des relations de l'interaction naturelle, et les généraliser en formes réflexives de compréhension et de compromis ainsi qu'en assurer l'existence au moyen d'une institutionnalisation sur base du Droit. Le « elle-même » de ces sociétés s'organisant elles-mêmes se dissout alors dans les formes d'une opinion et d'une volonté discursives de telle manière que les résultats faillibles qu'on obtiendra puissent être présumés rationnels. Une pareille souveraineté populaire, élaborée intersubjectivement et rendue anonyme se retranche derrière les procédures démocratiques et derrière les conditions de communication, de haut niveau- nécessaires à son opérationnalité 8 . Elle a son lieu utopique au sein de l'interaction entre une formation de la volonté populaire telle qu'elle s'institutionnalise dans les limites d'un Etat de droit et les espaces publics mobilisés par la culture. Or, des sociétés complexes seront-elles jamais en mesure de s'envelopper de la substance d'une pareille souveraineté populaire réalisée d'une manière qui fait tellement appel aux procédures, ou bien le réseau des mondes vécus divisés intersubjectivement et structurés par la communication sera-t-il détruit, au point que l'économie, devenue autonome en fonction du système qu'elle forme et, avec elle, l'administration étatique qui s'auto-programme, se perdront à l'horizon des mondes vécus et ne pourront plus être récupérées, même sous la forme d'une régulation, aussi indirecte soit-elle? Voila une question à laquelle on ne peut répondre de manière satisfaisante et qui doit donc être transformée en question politique concrète. C'était du reste la question essentielle du matérialisme historique qui ne développa pas sa théorie à propos du rapport entre base et superstructure dans les termes ontologiques d'une affirmation concernant l'Etre social lui-même, mais comme une piste pouvant mener à un sceau qu'il y avait lieu de briser si -les formes des rapports humains avaient à se libérer de l'espace de possession- diabolique qui faisait des rapports entre la base et la superstructure une microstructure aliénée se durcissant en des formes violentes.

III

Pour ce qui est de la compréhension de cette intention, les changements révolutionnaires qui se déroulent sous nos yeux contiennent une leçon claire: des sociétés complexes ne peuvent se reproduire si elles violent la logique de l'autorégulation d'une économie par le marché. Des sociétés modernes opèrent une différenciation au sein du système économique régulé par l'argent sur le même plan que le système administratif - quels que soient les rapports complémentaires des différentes fonctions entre elles 9. A moins qu'il ne se produise quelque chose de tout à fait inattendu en Union Soviétique, nous n'attendrons plus de savoir si les conditions de production du socialisme d'Etat auraient pu s'adapter à cette nouvelle manière de fonctionner des sociétés modernes par une « troisième voie », celle de la démocratisation. Mais même l'adaptation aux contraintes du marché mondial ne signifie bien entendu nullement un retour aux conditions de productions sur lesquelles le mouvement socialiste s'était donné comme but de l'emporter. Ceci serait sous-estimer les modifications des formes des sociétés capitalistes, surtout depuis la fin de la deuxième guerre mondiale.

Aujourd'hui, le compromis de l'État Social, qui s'est ancré dans les structures- de la société, forme la base à partir de laquelle, sous nos latitudes, toute politique doit se définir. Cela s'exprime dans un consensus quant aux -finalités socio-politiques que C. Offe a commenté de ces mots ironiques: « Plus l'image du socialisme réellement existant apparaît triste et sans issue, plus nous sommes devenus des " communistes " dans la mesure où nous ne nous laissons pas distraire de notre crainte quant aux affaires publiques ni de notre sainte frousse à l'égard d'éventuels développements erronés et catastrophiques. » (Die Zeit du 08/12/89). En effet, il ne faut pas s'imaginer qu'un seul des problèmes spécifiques du système qui nous concerne soit résolu par la chute du Mur. L'insensibilité du système de l'économie de marché à l'égard de ses externalités, qui sont à charge de l'environnement social et naturel, continue chez nous à ouvrir les voies d'une croissance économique en crise, avec les disparités et marginalisations bien connues à l'intérieur du système, avec ses rebuts économiques, pour ne pas dire ses dégénérescences, donc, avec des conditions de vie barbares, les aliénations culturelles et les famines catastrophiques dans le tiers monde et, last but not least, les risques, à l'échelle mondiale, que comporte un équilibre naturel au bord de la rupture. Le « domptage » social et écologique de l'économie de marché, voilà la formule passe-partout grâce à laquelle l'objectif social-démocrate visant à « dompter » socialement le capitalisme s'est diffusé au point que personne ne puisse s'y opposer. Même la version dynamique de la transformation écologique et sociale de la société industrielle est approuvé bien au-delà des cercles « Verts » et sociaux-démocrates. C'est sur cette base que le débat s'ébauche aujourd'hui. L'enjeu consiste en une utilisation opérationnelle, la- fixation d'une limite de temps et les moyens de réaliser des buts communs, sur lesquels, du moins, on insiste avec force rhétoriques. Il existe aussi un consensus sur le mode de politique à mener pour acquérir, de l'extérieur, une maîtrise des mécanismes de l'autorégulation d'un système dont les accidents ne peuvent être éliminés grâce à une intervention directe. C'est à propos de cette question que la controverse sur les formes de la propriété a perdu sa dimension dogmatique.

Le déplacement de la lutte à propos des objectifs de la politique de la société vers une approche pragmatique de ces objectifs, le déplacement vers le choix des hommes politiques les plus compétents et vers la réalisation desdits objectifs n'enlèvent pas du tout à ce combat son caractère fondamental. Il y a toujours un conflit aigu entre ceux qui préparent des sanctions à l'égard de toute exigence allant au-delà du statu-quo (car ils partent des impératifs immanents au système), et ceux qui désirent garder le nom de socialisme jusqu'à ce que le défaut originel du capitalisme - faire supporter par les chômeurs les coûts sociaux des déséquilibres du système - soit maîtrisé 10, que l'égalité concrète de la femme soit réalisée et qu'il soit mis fin aux mécanismes qui engendrent la destruction du monde vécu et de la nature. Du point de vue de ce réformisme radical, le système économique apparaît moins comme l'espace sacré du Temple que comme un terrain d'essai. Même l'État Social, qui tient compte du caractère particulier du produit que constitue la force de travail, vient de la tentative qui vise à voir quelle est la charge maximale que le système -économique est capable de supporter et ce, au bénéfice des besoins sociaux à l'égard desquels la rationalité des décisions économiques industrielles reste insensible.

Le projet d'Etat Social a acquis entre-temps ses réflexes spécifiques, les effets secondaires dus à l'établissement de droits sociaux et la bureaucratisation ont ôté à l'instrument soi-disant neutre du pouvoir de l'administration, à travers laquelle la société voulait se maîtriser elle-même en toute innocence 11. Maintenant, c'est l'État interventionniste lui-même qui doit être « dompté socialement ». La combinaison alliant pouvoir et fixation intelligente, pour soi-même, des restrictions, qui caractérise la politique de freinage et de régulation indirecte de la croissance capitaliste, doit encore s'étendre au-delà de l'administration planificatrice. Une solution à ce problème ne peut être trouvée que dans la modification des rapports entre, d'une part, les espaces publics, et, d'autre part, les terrains d'actions dont la régulation s'effectue via l'argent et le pouvoir administratif. Le potentiel de réflexion nécessaire se trouve dans la souveraineté communicationnellement diluée qui se fait entendre sur les thèmes, les fondements et les propositions de solutions aux problèmes d'une communication publique dérivant au fil de l'eau mais qui doit prendre solidement forme dans des prises de décisions réalisées par les institutions démocratiques, parce que la responsabilité d'une décision aux conséquences pratiques nombreuses exige un répondant institutionnel clairement identifiable. Le pouvoir issu de l'activité communicationnelle peut influer sur les prémisses des mécanismes de la mise en valeur et de la prise de décision de l'administration publique, sans pour autant que ce pouvoir ait l'intention de s'en emparer, afin de faire admettre ses exigences normatives dans la seule langue que peut comprendre la forteresse encerclée: cette forteresse gère le stock de raisons dont use le pouvoir administratif de manière instrumentale mais, dans la mesure où elle répond à un État de droit, elle ne peut ignorer le point de vue normatif.

Les sociétés modernes satisfont à leur besoin de régulation au départ de trois ressources: l'argent, le pouvoir et la solidarité. Un réformisme radical ne se manifeste plus par l'articulation de revendications concrètes fondamentales, mais il se reconnaît à son intention de créer des procédures tendant à favoriser une nouvelle séparation des pouvoirs. Le pouvoir socialement intégrateur de la solidarité doit être en mesure de se faire valoir, au travers d'un éventail d'espaces publics et d'institutions démocratiques, contre les autres pouvoirs: l'argent et le pouvoir administratif. Ce qu'il y a de « socialiste » dans tout cela, c'est l'espoir que les structures qui exigent la reconnaissance mutuelle, telles que nous les connaissons à travers la vie quotidienne, se transmettent, par le biais des contraintes propres à la communication d'un processus de volonté et d'opinion démocratiques qui n'excluent rien de leurs préoccupations, aux relations sociales que mettent en place le Droit et l'administration. Les domaines d'opinions spécialisés dans la transmission des valeurs traditionnelles et des savoirs culturels, dans l'intégration des groupes et la socialisation des adolescents, ont toujours dépendu de la solidarité. La formation d'une opinion et d'une volonté générale et démocratique radicale, qui devrait influer sur la délimitation et les échanges entre les domaines d'existence structurés de maniäre communicationnelle d'une part, l'Etat et l'économie d'autre part, doit puiser à la même source de l'agir communicationnel.

L'avenir éventuel des concepts d'une démocratie radicale 12 dépendra bien sûr de la manière dont nous percevons les problèmes et les définissons et dépendra du point de savoir quel type de vision sociale sur ceux-ci l'emportera sur le plan politique. Lorsque sur le théâtre des combats des sociétés développées, ne se manifestent, en tant que problèmes urgents, que les incidents qui contrarient les impératifs, inhérents au système, de la stabilisation de l'économie et de d'administration, lorsque ces problématiques gouvernent les esprits sous la forme de descriptions systémiques, les revendications quant à un monde vécu, formulées dans une langue normative, n'apparaissent plus que sous la forme de variables dépendantes. Des questions politiques et juridiques- se verraient privées de leur substance normative. Cette lutte pour une-"«a-moralisation» des conflits publics bat son plein. Aujourd'hui, cette lutte ne reflète pas seulement la manière technocratique de comprendre la politique et la société; là où la complexité sociale devient impénétrable c'est le comportement opportuniste et conformiste qui semble offrir des- possibilités d'orientation. En réalité, pourtant, les grands problèmes auxquels sont confrontés les sociétés développées ont peu de chances d'être résolus s'ils ne sont pas perçus d'une manière qui soit sensible au point de vue normatif et ont peu de chance d'être résolus sans moralisation des thèmes publics de discussion.

A l'arrière-plan des positions d'intérêts opposant travail et capital, le conflit traditionnel de la répartition dans la société industrielle se structurait de telle façon que chaque partie ait à sa disposition un arsenal de menaces. Comme ultime recours, il restait encore à la partie structurellement défavorisée, la grève, donc la sécession organisée de la force de travail et, partant, l'interruption du processus de production. Aujourd'hui, il en va autrement. Dans les conflits de répartition institutionnalisés au sein des sociétés d'abondance, une large majorité de ceux qui possèdent un emploi se voient opposés à une minorité formée de groupes marginaux hétéroclites mélangés comme dans un sac de billes et qui ne disposent d'aucune possibilité de sanctionner la société. Les marginaux et les non-privilégiés possèdent tout au plus la voix de l'électeur protestataire pour faire valoir leurs intérêts -s'ils ne sont pas résignés et ne gèrent pas leur malheur de façon destructive à travers la maladie, la criminalité ou la révolte aveugle. Sans la majorité des citoyens, qui se demandent et à qui l'on demande s'ils veulent vraiment vivre dans une société divisée dans laquelle ils doivent se voiler la face devant les sans-abri, les mendiants, les ghettos et les régions laissées pour compte, il manque à la solution d'un tel problème l'impulsion essentielle, ne serait-ce que pour pousser à une thématisation officielle aux effets élargis. Une dynamique d'autocorrection ne peut démarrer sans la moralisation, sans universalisation des intérêts s'accomplissant dans un cadre normatif.

Ce modèle asymétrique ne réapparaît pas seulement dans les conflits qui se développent à cause des réfugiés demandeurs d'asile politique et des minorités au sein d'une société pluri-culturelle. Cette même asymétrie détermine les rapports qu'entretiennent les sociétés industrielles développes avec les pays en voie de développement et avec l'environnement naturel. Les continents sous-développés peuvent, tout au plus, brandir la menace de vagues d'immigration, la menace du jeu de hasard du chantage atomique ou celle de la -destruction d'équilibres écologiques dans le monde entier, tandis que les possibilités de sanctions de la nature, elles, ne se perçoivent qu'au travers du doux tic-tac de bombes à retardement. Ce modèle d'impuissance permet que la pression, à longue échéance, des problèmes qui s'accumulent, reste latente et que la solution aux problèmes soit toujours remise à plus tard. Jusqu'à ce qu'il soit éventuellement trop tard! La gravité de ces problèmes ne peut se percevoir que grâce à une moralisation des thèmes de discussion, par une universalisation des intérêts, effectuée de manière plus ou moins discursive dans les espaces publics non issus des cultures politiques libérales. Eh oui! nous sommes prêts à payer pour que soit désaffectée la centrale nucléaire déglinguée de Greifswald, dès que nous percevons le danger que celle-ci représente pour la collectivité. La prise de conscience de l'entrecroisement des intérêts des uns et des autres y concourt. De plus, la perspective morale ou éthique aiguise le regard en ce qui concerne les relations larges qui nous sont d'autant plus discrètement sensibles de par leur fragilité, qui relient le sort de l'un avec celui de l'autre pour faire du plus étranger un membre de la famille.

D'un autre côté, les problèmes d'envergure qui se présentent aujourd'hui ne sont pas sans rappeler le conflit classique de la répartition. Tout comme ce conflit, ces problèmes en appellent à un traitement politique paradoxal qui, à la fois, freine et guérit. Cette politique semble, comme le faisait remarquer M.H. Enzensberger, dramatiser la révolution actuelle. Un changement subreptice de mentalité s'est produit dans la masse de la population avant même que le socialisme d'État n'ait vu s'effondrer sa légitimité. Après ce glissement de terrain, le système demeure, comme à l'état de ruine, appelant à sa démolition puis à sa reconstruction selon d'autres règles. En guise de charge pour -l'avenir léguée par cette révolution, apparaît une politique de désarmement où l'on change son fusil d'épaule et où l'on en appelle au secours.

Dans le domaine auquel cette métaphore est empruntée, quelque chose d'analogue s'était déroulé durant les années 80 en RFA. Le stationnement des missiles de moyenne portée, ressenti comme coercitif, fut la goutte d'eau qui fit déborder le vase, convaincant une majorité de la population de l'absurdité d'une spirale autodestructrice de l'armement. Avec le sommet de Reykjavik (je ne veux pas suggérer qu'il y aurait là un rapport de cause à effet parfaitement linéaire), on assista à un tournant vers la politique de désarmement. Cependant, une modification s'était produite chez nous, enlevant sa légitimité à certaines orientations et valeurs culturelles et cela, non seulement de manière sous-jacente, comme dans les retraites de la sphère privée du socialisme d'Etat mais tout à fait publiquement avec même, en toile de fond, les plus grandes manifestations de masse que la RFA ait jamais vécues. Cet exemple illustre le processus circulaire par lequel une modification latente des valeurs se relie, à travers des événements contemporains, à des procédures de communications publiques et à des changements dans les données de base de la formation d'une- volonté publique fondée démocratiquement, se relie, enfin, à de nouvelles politiques de désarmement et à des modifications dans la politique de défense qui, à leur tour, font sentir leurs effets propres sur les orientations des valeurs modifiées.

Les défis du XXIe siècle exigeront, selon leur mode et leur ampleur, des réponses de la part des sociétés occidentales qui ne peuvent sans doute pas être trouvées ni rendues opérationnelles sans une formation de l'opinion et de la volonté publique au sein d'une démocratie radicale universalisant les intérêts. Dans cette sphère publique, la gauche socialiste trouvera sa place et jouera son rôle. Elle peut constituer le ferment nécessaire à des formes de communication politiques qui empêchent le cadre de l'Etat de droit démocratique de s'anémier. La gauche non-communiste n'a aucune raison de sombrer dans la- dépression. Il est bien possible que certains intellectuels en RDA doivent s'adapter à une situation dans laquelle la gauche de l'Europe de l'Ouest se trouve depuis des décennies - s'obliger à modifier les idées socialistes dans le sens d'une autocritique réformiste radicale d'une société capitaliste qui, sous la forme de la démocratie de masse, qui est en même temps État Social et État de droit, aura autant développé ses faiblesses que ses points forts. Après la banqueroute du socialisme d'Etat, cette critique sera l'unique trou- d'aiguille au travers de quoi tout cela devra passer. Ce socialisme-là ne disparaîtra qu'en même temps que l'objet de sa critique - un jour, peut-être quand la société ainsi soumise à la critique aura modifié sa nature au point d'être en mesure de percevoir et de prendre au sérieux tout ce qui ne se laisse pas s'exprimer en termes de prix et de coûts. L'espoir d'émancipation des hommes par rapport à leur immaturité (dont ils sont eux-mêmes responsables), et par rapport aux conditions d'existence qui écrasent n'a rien perdu de sa force. Mais cet espoir s'est assagi à cause de la conscience faillibiliste et à cause de l'expérience, dont nous sommes redevables à l'Histoire, que beaucoup serait déjà acquis si un équilibre du supportable pouvait se perpétuer au bénéfice des moins favorisés - et, surtout, si cet équilibre pouvait se réaliser dans les continents dévastés.

(*) Die nacholende Revolution und linker Revisiondebarf. Was heisst Sozialismus heute? (La Révolution d'après-coup et la nécessité pour la gauche de se réviser. Qu'est-ce que le socialisme aujourd'hui? Suhrkamp, Francfort, mai 1990.)

(**) Ce mot n'est pas traduisible, il désigne une attitude de morale politique, tendant à reconnaître les éléments d'un passé ressenti comme une faute ou, du moins, comme une charge collective et individuelle, et ce dans le but de- pouvoir adopter un comportement serein dans la politique globale et au jour le jour.

  1. 1. 1) Concernant les rapports entre l'éthique, l'utopie et la critique de l'utopie, cf. l'article, éclairant, de K.-0. Apel relatif à W. Voopkamp (éd.), Utopieforschung, Francfort s/Main, 1985, tome I, p. 325-355.?
  2. 2. K. Griewank,Der neuzeitliche Revolutionsbegriff, Francfort s/Main,-1973.
  3. 3. H. Kesting, Geschichtsphilosophie und Weltbürgerkrieg, Heidelberg, 1959.
  4. 4. K. Marx et Fr. Engels, Oeuvres complètes, tome IV, Berlin 1959, p. 466.
  5. 5. Ceci est le titre d'une dissertation, dans laquelle je prends comme thème le marxisme pour la première fois de manière systématique in: J. Habermas, Theorie und Praxis, édition augmentée, Francfort s/Main, 1971, p. 228-230- (Théorie et Pratique, Paris Payot, 1975 pour la traduction française).?
  6. 6. M. Jay en donne un aperçu, in Marxism and Totality, Berkeley, 1984.?
  7. 7. H. Marcuse, Die Gesellschaftslehre des sowjetischen Marxismus. Schriften (Oeuvres), tome VI, Francfort s/Main, 1989.
  8. 8. J. Habermas, Volkssouveränität als Verfahren, in « Forum für Philosophie » - (éd.), Die Ideen von 1789, Francfort s/Main, p. 7-36.?
  9. 9. Ce n'est nullement une concession due à une « Realpolitik », comme le pensent certains de mes critiques de gauche, mais la suite logique d'une approche théorique de la société qui surmonte les conceptions holistiques.?
  10. 10. En ce qui concerne la notion d'une garantie des ressources vitales qui ne seraient plus centrées sur le salaire, voir maintenant Vobruba (éd.), Strukturwandel der Sozialpolitik, Francfort s/Main, 1990.
  11. 11. J. Habermas, Die Kritik des Wohlfahrtstaates, in Idem, Die Neue Unübersichtlichkeit, Francfort s/Main, 1985, p. 141-166.?
  12. 12. U. Rödel, G. Frankenberg et H. Dubiel, Die Demokratische Frage, Francfort-s/Main, 1989.