1945 : une année de transition
Le sujet de mon exposé est de se situer dans une époque chargée du poids de cinq années de lourdes épreuves, éclairé par l'espoir d'un monde meilleur.
Depuis 1944, l'histoire a marché d'un pas rapide ; avril, le début des bombardements pré-libératoires qui causeront des milliers de morts dans la population civile à Liège (pont du Val Benoît) à Namur, Louvain...
Les maquis développés en 1943 du fait du travail obligatoire en Allemagne se peuplent plus que jamais.
Le 6 juin, débarquement allié en Normandie avec simulacre plus au Nord. Et jour après jour, la difficile progression.
>Du 2 au 6 septembre, tout le territoire wallon et bruxellois est libéré en partie provisoirement car trois mois plus tard, sous un hiver rigoureux toute notre Ardenne du Nord au Sud est assaillie par les blindés de von Rundstedt flanqués de fantassins parfois en tenues couleur de neige. On bombarde, on tue, on fusille, à Bande ; on re-déporte. En outre pendant des mois à partir d'octobre 1944, les bombes volantes V1 et V2 sèment la terreur, détruisent et tuent surtout en région liégeoise.
La population de Rochefort s'abrite des semaines dans sa grotte.
En avril 1944, 65.000 Wallons sont encore prisonniers de guerre ; les services de la Croix-Rouge de colis et de courrier sont interrompus et en outre des milliers de déportés au travail obligatoire ne sont pas non plus rentrés, pas davantage que les victimes des camps de la mort dont beaucoup ne reviendront pas.
Mais il y a une vie publique qui reprend, une presse qui cesse d'être embryonnaire et clandestine. Le port d'Anvers étant presque intact, le ravitaillement de la Belgique est amélioré. Le 4 janvier 1945, le Soir annonce l'arrivée de 500 tonnes de sardines ! Signe de l'importance du problème. Sauf la rive gauche de l'Escaut et une partie de la Zélande, les Pays-Bas eux restent durement occupés et affamés.
L'actualité d'octobre 44 à octobre 45 a été dominée par quelques problèmes bien posés depuis des mois tant à Londres qu'en Belgique occupée :
- Les volontaires de guerre : ils seront plus de 53.000 inscrits et subissant l'épreuve médicale dès la mi-septembre 1944, jusqu'au 5 janvier 1945 ; certains pourront rejoindre la 1ère brigade dite Piron ; quelques-uns les commandos formés en Ecosse ou la Royal Navy. La plupart composeront les bataillons de fusillés qui après une formation élémentaire de six semaines seront engagés en Allemagne en arrière des troupes alliées (garde de dépôts, de camps de prisonniers etc...). D'autres formeront les brigades d'Irlande établies dans les baraquements inconfortables de tôle ondulée d'Ulster qui avaient servi au corps de débarquement américain. Beaucoup sont marqués par une volonté d'aller se battre même en Asie après la mort d'Hitler annoncée le 3 mai 1945 et la capitulation sans condition le 8 mai du Maréchal allemand Jodl tandis que le Japon poursuivra la guerre jusqu'en août après Hiroshima et Nagasaki !
- Les prisonniers de guerre : 65.000 le restèrent jusqu'au printemps 1945... parmi eux 5 % de Flamands pour la plupart officiers de carrière, tous les autres sont Wallons ou Bruxellois francophones. Nous l'avons dit : correspondance suspendue depuis des mois ; un de mes amis rentre de son « Stalag » au pays de Liège, il arrive impatient près de chez lui : quartier bombardé, maison détruite... après des heures d'angoisse, il retrouva sa famille sauve. Aussi songeons à toutes « ces veuves temporaires » éduquant seules leurs enfants, préparant les colis de vivres et de livres... Pas ou presque pas de courrier dans un sens ni dans l'autre pour les peu lettrés. A Louvain, les étudiants flamands ne nous croyaient pas quand nous disions qu'il y avait encore des prisonniers de guerre : 30, répondais-je rien que pour mon village de Horion-Hozemont ! De surcroît, j'évalue à 150.000 sur deux générations l'handicap en matière de natalité dû à cette absence aux dépens de la Wallonie.
- Le ravitaillement : pénurie grave de charbon, maintien des tickets d'alimentation, manifestation de femmes ; ce ne sera qu'au cours de 1945 que les choses se régulariseront.
- La chute du gouvernement Pierlot : en février, ce gouvernement de l'exil est remplacé par celui que constitue A. Van Acker en gardant la plupart des membres du précédent dont trois communistes. Les difficultés de ravitaillement ne sont pas étrangères à sa chute mais il y avait aussi une distance entre un gouvernement de l'exil rentré de Londres et conduit par un bourgeois ardennais d'allure traditionnelle et un homme du peuple brugeois.
- La réforme monétaire : il fallut remplacer tout en évitant l'inflation, la monnaie d'occupation. On plafonne à 90 milliards les francs belges en circulation après le dépôt forcé d'une part de l'argent liquide et la déclaration de ce qu'étaient ses avoirs en mai 1940.
- Le pacte de sécurité sociale et l'arrêté - loi du 28 décembre 1944 : rapidement mis en place tout le système de l'INAMI, des indemnités de chômage etc... est le fruit de négociations clandestines des interlocuteurs sociaux, patrons, travailleurs et classes moyennes sous l'occupation.
- La « Kollaboration » : des milliers de suspects ont été arrêtés parfois hâtivement par la Résistance et les Conseils de guerre fonctionnent dans tout le pays. Il y aura en Flandre plus de 30.000 condamnations contradictoires (donc sans compter ceux qui se sont échappés par exemple vers l'Amérique du Sud) et un peu plus de 18.000 pour les Wallons et les francophones de Bruxelles. Contrairement à ce qu'on a prétendu, l'on fut plus sévère pour les francophones avec 699 condamnations à mort, soit 3,8 % mais 548 pour les Flamands soit 1,8 % ! Or bientôt, les Flamands comme après 1914-1918 poseront le problème de l'amnistie. La loi du 27 juillet 1945 annoncera la condamnation à la détention perpétuelle de Robert Poulet intellectuel qui dirigea quatre ans durant le « Nouveau Journal » collaborateur et il l'échappa belle grâce à sa bonne conduite en 1914-1918.
- Le désarmement de la Résistance : le problème est difficile car déjà la guerre froide entre est et ouest s'annonce en France, en Italie. Chez nous vu le poids communiste dans le mouvement de Résistance « Front de l'Indépendance », une sensibilisation différente marque l'armée régulière de la résistance. La guerre civile sévit en Grèce entre communistes et droitiers et W. Churchill et son ministre des affaires étrangères A. Eden vont sur place pour calmer le jeu à Athènes. Quant à nous, alors que j'étais dans les tribunes du public, le premier ministre fut interpellé à la chambre des communes à Londres sur le désarmement de la Résistance en fin novembre 1944 en Belgique.
- La question royale : elle n'a cessé de diviser au cours de plus de quatre années d'occupation surtout depuis le mariage religieux en 1941 avant le mariage civil du Roi Léopold III. Retour ou non ? Remontée sur le trône ou non ? Le roi est libéré en Autriche près de Salzsbourg par la 7ème armée américaine et confié aux bons soins d'une délégation du XVIème bataillon de Fusillés. Solution provisoire : la Suisse. Immédiatement « les droites » c'est-à-dire « le parti catholique » affirment unanimement leur indéfectible attachement à la dynastie et considèrent comme hors de toute discussion d'écarter Léopold III ; le principe constitutionnel est selon « les droites »que du fait de sa libération, le Roi reprend de plein droit l'exercice de ces pouvoirs. Le 26 juillet, au cours d'un débat particulièrement émouvant, M. Spaak appela « aux puissances du sentiment et de la raison qui fut la bonne puisqu'elle nous a mené dans le camp des vainqueurs » (Le Soir, 27/07/05). Il a pu dire « Si la Belgique vit, c'est parce qu'elle a désobéi au Roi » et « Sire, votre fils est notre Roi ». Certes M. Spaak pouvait être couleuvre mais le fait qu'en 1936, il ait comme ministre des Affaires étrangères couvert la politique de neutralité du Roi et bien hésité en 1940 avant de rejoindre Londres, contrairement au ministre M.-H. Jaspar ne pouvait que donner plus de poids à son raisonnement.
- Le mouvement wallon : intellectuellement et sentimentalement, il est l'héritier de l'abbé Mahieu, de sa Concentration wallonne et de la pratique des milliers de Wallons et de Français qui, dans l'entre-deux-guerres se retrouvaient chaque 18 juin devant l'aigle blessé à Waterloo. Grâce à la Wallonie libre clandestine, précisément née en ce lieu le 18 juin 1940 et à ceux qui ont organisé la naissance du Conseil économique wallon (1947), c'est bien à l'avance que fut projeté un Congrès national wallon ; j'en suis le témoin pour avoir comme président de la Fédération wallonne des étudiants de Louvain et dirigeant du Mouvement wallon catholique (future Rénovation wallonne ) participé à des réunions clandestines avec notamment à Liège les frères Van Belle et Englebert Renier, président de la Chambre de Commerce de Liège et à Bruxelles avec Maurice et Aimée Bologne-Lemaire, M. Rogissart etc... C'est au fil de longs mois que Fernand Scheurs, secrétaire général, préparera son rapport.
- L'ambiance : on avait beau se détendre par les bonnes histoires brocardant l'occupant, le quotidien avait été dur : dans son entourage, l'on constatait des « disparitions » parmi lesquels des condamnés à mort dont les lettres d'adieu circulaient sous le manteau ou dans la presse clandestine, le manque d'informations des prisonniers de guerre, les... pris par les résistants civils et armés, voire les otages le long de voies de chemins de fer, les pénuries de ravitaillement et les queues interminables si l'on apprenait une arrivée de harengs, la crainte tout simplement d'une arrestation pour avoir écouté à la radio : « Ici Londres » le froid, les retards interminables de trains ou le manque d'autos ». C'est en tram et en train que l'on sera 1500 à se rendre le 20 et le 21 octobre en Outre-Meuse à Liège au Congrès national wallon !
- La liberté de presse : le Gaulois fondé et dirigé par ... Simon « pour la défense de la Wallonie et de la civilisation française » qui parut comme quotidien du 5 avril au 22 août et fut ensuite quelques mois hebdomadaire avait lui, un langage francophile clair sans se dire rattachiste. En voici un exemple : « il faut nous tourner vers la France dans une association extrêmement étroite » (08-01-1945). Tôt le Gaulois a dénoncé des déséquilibres : le 12/01/45, le député liégeois F.Van Balle y proteste car les trois généraux de Corps d'armée (3 étoiles) sont tous flamands tandis qu'en outre sur onze généraux à 2 étoiles, huit sont flamands.
A propos de nombre de ces problèmes, la majorité des Flamands d'une part et des Wallons et Bruxellois francophones de l'autre ont eu des comportements divergents.
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les volontaires de guerre ? : majorité de francophones bien que la Flandre était plus peuplée.
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Les prisonniers de guerre presque inconnus en Flandre. Il en va de même pour les autres statuts de reconnaissance nationale : Résistance civile, armée, par la presse clandestine, déportation, etc...
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La collaboration : les chiffres comparatifs sont impressionnants1.
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La question royale ? divergence essentielle.
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Même l'ambiance diffère. C'est souvent inconsciemment que Wallons et Flamands ont réagi différemment. Un heureux hasard a fait que le soir du 2ème jour du Congrès dans le train roulant vers Bruxelles, j'étais dans la même voiture que Charles Plisnier... quelle ambiance ! Un succès égal à celui qu'eut recueilli de Gaulle et c'était une voix d'un homme comme il l'avait dit haut et clair, venu de Paris ! Il faudrait tirer au clair dans quelle mesure le vote au soir du premier jour fut sentimental ; s'il avait été raisonné, il n'y eut pas eu le lendemain de vote raisonnable. En outre, le public des participants était conduit par la militance wallonne. Rien d'étonnant si l'on considère la composition sociologique de l'assemblée : en majorité des élus et des enseignants et peu de « cathos » même s'il y avait Rénovation wallonne que nous avions créé en mai par mutation du Mouvement wallon catholique. Pour la plupart les catholiques présents étaient dans la mouvance pluraliste de l'éphémère Union démocratique belge et non dans celle du PSC naissant à l'exception du provincaliste écologiste ... le député Marcel Philipport. L'une et l'autre figure aussi de la démocratie chrétienne qui avaient été dirigeants jocistes.
Voilà ce que j'ai à dire comme acteur wallon et témoin attentif des années noires et des deux journées de conscientisation en bord de Meuse.
- 1. voir notre ouvrage : Témoins à charge, édition Artel, 1990, basé sur les statistiques du procureur général Gillissen.