Août 1993
Il y a d'abord, dans ma rue, ce cri du coeur :
- Eh, fais pas chier!
Le cri qu'un jeune homme adresse à la petite radio qu'il a emmenée sur le pas de sa porte, là où sont déjà les copains, et qu'il vient de brancher. Il soupçonne sa mère, ça lui ressemblerait assez, ou sa petite soeur, c'est de son âge, d'avoir chipoté aux boutons. L'appareil est pourtant réglé sur la fréquence habituelle.
- J'y comprends plus rien.
- Il se passe quelque chose, je te dis.
Ils ne songent pas tout de suite à la mort d'un homme; l'heure est étrange.
- La barbe!
L'heure est étrange mais c'est déjà par excès de conformisme. Parmi les poncifs qui commencent à déferler sur les ondes, un des plus tenaces sera celui qui assimile la musique classique à de la musique triste.
Comme si le jazz ou les mélodies traditionnelles étaient incapables de véhiculer l'émotion. Comme si la solennité avait toujours été absente des musiques de film. Pendant une semaine, programmer de la musique ne sera plus un métier.
***
Mardi. J'entre dans un café, je parcours les journaux qui traînent sur une table, j'écoute surtout ce qui se dit. N'importe quoi, vraiment. Mais ce n'importe quoi pourrait tenir en un slogan: "Tous pourris, sauf le roi". L'extrême-droite marque des points.
On réclame le silence au moment des nouvelles. Tous les visages sont tournés vers l'écran, à l'exception de celui de cette vieille qui ne regarde que son verre, de celui de la serveuse et du mien.
C. me dit qu'il lui arrive d'avoir, au milieu de son travail, de furieuses envies de danser. "Parfois, c'est à peine si on ose respirer. Puis les gens deviennent agressifs".
Elle ne s'est pas tout à fait remise de la violence avec laquelle des clients ont exigé un drapeau belge en berne dans l'établissement.
- Qu'as-tu fait?
- Rien. J'ai dit que c'était à la patronne de prendre la décision.
- Et la patronne n'en a pas voulu!
- Est-ce que je sais? Elle ne rentre de vacances que le 10.
- Tu es pire que je ne l'imaginais.
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Je me souviens du 21 juillet de cette année. On dira : c'est encore une scène de bistrot, c'est vrai. J'en sais quelque chose. Mais la Wallonie ne peut que s'y reconnaître.
La fête nationale est l'occasion pour le roi d'anoblir quelques un de ses "chers compatriotes". Sur le plateau du journal télévisé, ce soir-là, un baron tout frais du jour. Les consommateurs n'y auraient sans doute guère fait attention, s'il n'y avait eu le ton de sa voix. Un français sans âme, une articulation artificielle, une suffisance qui provoque immédiatement quelques quolibets.
Le présentateur :
- Précisons qu'être anobli ne rapporte rien. On pourrait même dire que cela coûte. La constitution d'un blason , par exemple, à laquelle vous êtes tenu...
Le baron du jour :
- C'est exact. Mais que voulez-vous? Noblesse oblige!
Dans le café c'est une explosion d'hilarité. Dominique s'amuse si fort qu'il remet une tournée.
- Laisse tomber, Dominique, On sait que tu ne roules pas sur l'or.
- Que voulez-vous? Noblesse oblige!
Toutes les commandes, cette soirée-là, se feront au son de ces "noblesse oblige!" à peine caricaturaux.
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Cela, c'était hier.Mais ce n'est plus l'heure des réjouissances. L'austérité du moment est encore aggravée par certaines pénuries. Des marchands de journaux se font injurier parce qu'ils ont vendu tous leurs exemplaires d'une édition spéciale; et la demande en drapeaux belges est si forte qu'on ne satisfait plus la demande qu'en vendant le tissu en bandes : une noire, une jaune, une rouge, que les patriotes sincères et les fanatiques assembleront eux-mêmes.
C'est le temps de la débrouille. Ceux qui n'ont pu se procurer le drapeau le volent (et le climat de dévotion est tel qu'on ne créditera jamais les républicains de ces vols) ou cousent, ce qui me vaudra cette scène : Fabienne prise de fou rire devant une fenêtre arborant un drapeau fait maison. L'ordre des couleurs n'a pas été respecté. Le rouge est au milieu.
Nous comprenons à peine ce qu'elle dit.
"Sacrilège", hoquête-t-elle. "Qu'on les fusille!"
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Qui a rendu hommage à la mémoire du roi?
Cette femme sur la place des Palais, qui fait depuis des heures la file avec ses enfants? Une de ses filles perd connaissance,les ambulanciers l'emmènent.
- Savez-vous dans quel hôpital votre fille se trouve?
- Non.
- Mais vous restez ici?
- Je veux saluer mon roi une dernière fois, c'est important pour moi.
Toutes celles, tous ceux, comme ces militaires, qui pleurent parce que celui qu'ils viennent de perdre était leur père, leur "véritable" père?
Cette femme (elle a connu l'amour, elle a mis des enfants au monde) qui déclare que ce qu'elle vit, dans cette attente et cette dévotion, est le moment le plus fort de son existence?
Cette autre, aux revenus modestes, qui profite de la réduction offerte par chemins de fer à ceux qui désirent s'incliner devant la dépouille du roi, pour rendre une visite surprise à ses petits-enfants?
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La télévision a renouvelé, à plusieurs reprises, son invitation au baron du 21/7/93.
Chaque fois qu'il parle de sire (l'ancien et le nouveau), car il lui arrive de parler en style direct, il incline dévotement la tête, comme s'il était en sa présence.
Je me dis que la véritable tristesse des rois est là, dans l'impossibilité de pouvoir distinguer l'attachement de la respectabilité légale.
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Il y a tous ceux que d'ordinaire on n'entend guère, et qui n'ont aujourd'hui pas assez de mots, et de temps d'antenne, pour célébrer Baudouin.
Il y a ceux qui aiment se faire entendre, et qui se murent dans le silence. Par exemple, on n'aura pas entendu cette fois-ci la gendarmerie, toujours prête à se manifester lors de grands rassemblements, déclarer :'"Ils étaient 500.000 selon les organisateurs. 200.000 selon les forces de l'ordre."
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Baudouin et sa conscience. Il ne voulait pas signer - comme signe un notaire : en actant - ce à quoi il répugnait? Peu de choses, vraiment, l'ont embarrassé. D'autres en ont fait le compte: lois antisociales, non-respect de la volonté des Fouronnais etc. Par contre, c'est tout à fait librement, malgré les avis négatifs les plus pressants, qu'il est allé s'incliner devant Hiro-Hito. Ah, qu'il est doux de recevoir Mobutu puis de le rejeter! D'embrasser Franco puis de parler démocratie avec Juan Carlos!
Le sourire des rois vient sans doute de ceci : ils ne sont jamais tenus pour responsables de ce qui peut déplaire.
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Jusqu'à la littérature, qui, pour ce qu'on en sait, touchait peu le roi, qui a été réquisitionnée pour renforcer l'hommage.
Shakespeare fut le plus souvent cité. Première étape : la vie de Baudouin a été une tragédie. Deuxième étape : qui dit tragédie dit Shakespeare. Baudouin est donc un personnage shakespearien. Oh, moi, je veux bien! Mais j'aimerais qu'on m'explique mieux sa libido dominandi (volonté de puissance) sa veulerie, qu'on me dise de qui était le sang qu'il avait sur les mains, d'où lui venait cette jalousie qui le rendit fou ou... Qu'on relise Shakespeare (le comble de la bassesse littéraire fut atteint par celui qui déclara que le roi aurait eu une réelle dimension shakespearienne s'il n'avait régné sur un pays aussi mesquin!).
Autre surprise : Baudouin avait quelque chose de voltairien! (Anne-Marie, voyons : on ne fait pas rire ses camarades en pleine période deuil).
Non, décidément : ni Voltaire, ni Shakespeare. Qui alors? laissons donc le mot de la fin aux lecteurs qui, spontanément, pendant quinze jours, ont rempli les colonnes des différents journaux. Accents patriotards, hagiographie nationaliste et, quand il s'agit de poèmes, vers de mirlitons... Déroulède, bien sûr.
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Comment on fabrique un roi? A Albert, dont médisaient allègrement de nombreux industriels et ministres du commerce extérieur qui ont eu l'occasion de l'accompagner, il est reconnu une compétence époustouflante. Mieux : du jour au lendemain, sa culture est devenue universelle. la famille royale possédait donc son Pic de la Mirandole, et on nous l'avait caché? Pourquoi? Bon sang, pourquoi? Secret d'Etat? Mais alors, il n'est pas impossible qu'elle en cache d'autres?
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La crypte royale qui n'était ouverte qu'exceptionnellement, sera désormais accessible régulièrement. Une amie, qui enseigne la religion catholique, me dit qu'elle l'aurait bien parié."L'Eglise belge espère toujours qu'il se produise un miracle"; puis, se reprenant :'"En tout cas, elle fait tout pour qu'on le pense".
Nous descendons la rue de la Montagne. Elle dit encore :
Je suis heureuse que cela se soit passé pendant les vacances, je n'aurais voulu enseigner ma foi par ces temps-ci.
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Une dame, au rez-de-chaussée de l'immeuble, va mettre aux vieux papiers un sac rempli de périodiques. Il contient une bonne partie de ce qui a pu se vendre ces dernières semaines : les numéros ordinaires, les suppléments, les hors-séries. Elle voit mon regard. Elle paraît gênée, puis sourit franchement
- Je me suis laissé avoir comme une gamine.
Elle me parle de ses petits-enfants, de ce qu'ils collectionnent, de ce qu'ils ont punaisé sur les murs de leur chambre.
Thierry HAUMONT