Ce qui doit, nécessairement, s'écrire

Toudi mensuel n°32-33, novembre 2000

Je suis souvent frappé par l'accueil que me réservent les jeunes générations quand je suis invité à leur parler de Wallonie. Pour eux, c'est une heureuse surprise. Ils connaissent très mal leur Région. Certains s'irritent: pourquoi tarde-t-on à leur tenir un discours cohérent sur la question?

S'ils commencent à savoir qu'il y a un parlement, un gouvernement wallons, le domaine de la culture reste ignoré.

J'ai le sentiment qu'à chaque génération, le travail est à recommencer. Chaque génération a sa Wallonie.

Il n'empêche que dix-sept ans après la parution du Manifeste pour la culture wallonne, les choses ont évolué: expositions prestigieuses, connaissance du patrimoine, etc.

Sans doute les signataires du «manifeste» auraient-ils dû imaginer la création d'une institution stable, d'une Fondation, à l'instar de la Flandre; il y a eu des réunions, des velléités puis chacun est retourné à ses occupations.

Le groupe qui s'est constitué pour préparer la parution d'ouvrages sur la culture wallonne a fini par baisser les bras. Ouvrages destinés à l'enseignement, avions-nous pensé, mais nous étions très sceptiques quant à l'adhésion des politiques sur un tel projet. Le scepticisme a triomphé. Manque de confiance. Solitude de quelques hommes politiques conscients des problèmes que pose la Communauté Bruxelles-Wallonie, solitude, prudence, impotence. Hostilité ou ignorance de certains autres.

Il y a bien eu des rencontres fort prometteuses entre intellectuels bruxellois et wallons, notamment autour d'un groupe de La Revue Nouvelle, mais elles n'ont pas continué. La Wallonie est-elle invisible? aura traduit l'essentiel de nos débats.

Des ouvrages importants ont été publiés. La Wallonie de Hervé Hasquin, le tome I de L'Encyclopédie du mouvement wallon par l'Institut Jules Destrée qui organise régulièrement des colloques sur la Wallonie. C'est la revue TOUDI qui est le symbole permanent de cette problématique culturelle en Wallonie.

Tous ces outils, me semble-t-il, sont dans les mains d'une minorité. L'organisation d'un leadership - une idée de Michel Quévit - qui aurait irrigué les couches de la société avance très lentement.

Si la question de la culture wallonne reste encore aux yeux de beaucoup un sujet tabou, nous sommes néanmoins arrivés à une situation où les rapports de force sont tels qu'aucun clan n'a le pouvoir de nommer l'autre. Les concepts d'écrivain régionaliste, de «sensibilité» wallonne, de couleur locale ne sont plus pris au sérieux.

Je me surprends parfois à une certaine tolérance: que toutes les tendances cohabitent. Après tout, vous n'empêcherez jamais un écrivain de Wallonie de se déclarer «écrivain français» : qu'on se dise «écrivain francophone» ou «écrivain belge» ou encore «Wallon de Belgique»... c'est très bien. Mais attention au laxisme: le fait demeure que la prise de position «écrivain wallon» reste minoritaire et toujours à défendre.

Je ne m'inscris pas ici dans un article où j'aurais à prouver quoi que ce soit.

Je voudrais simplement, à grands traits, marquer quelques étapes d'un parcours qui m'a conduit pendant uranate ans et une vingtaine de pièces de théâtre à savoir simplement ceci: en définitive, qu'est-ce que cela veut dire être wallon.

Peut-être ces quelques réflexions éclaireront-elles nos fils apparemment sans pères.

Enfance

Dans un contexte où la question nationale belge reste mal connue, où les institutions fédérales ont pour beaucoup, une origine inconnue, il n'est pas vain de dire, en quelques mots, comment nous sommes «entrés en Wallonie». Il s'agit de déjouer pour les jeunes quelques pièges ethnicistes et de les aider à prendre conscience d'un sentiment d'appartenance à une communauté.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, résistants et militants wallons préparent l'avenir de la Wallonie: le Congrès wallon de 1945 sera le premier moment fort de ce combat clandestin.

La Wallonie est loin d'être gangrenée par le nazisme: le relais rexiste a peu fonctionné.

Nous survivons dans la guerre. Occultation. Attentats. Des avions tombent par-ci, par-là. On glane, on vole, on mendie. On fait son pain quand on peut, on file sa laine.

L'influence des Américains commencera à la Libération, mais la société de consommation, ce sera pour plus tard.

Dans ce climat de guerre, de résistance au nazisme, en attendant les «Trente glorieuses», nous vivons en Wallonie, dans les classes laborieuses, avec un ensemble de codes, de rituels, de comportements, ensemble contradictoire, qui emprunte à la religion, à la lutte des classes, à l'idéologie dominante. Se mélangent culture du pauvre, culture prolétarienne, culture populaire. L'homme est pris en charge de la naissance à la mort.

Cette culture de dominés n'a droit à aucune reconnaissance, phénomène qui n'est pas propre à la Wallonie.

Contrairement à ce qui se passe plus tard, il n'y a guère de divorce, dans cette période 1940-1946, entre l'école primaire, la famille et la société.

À aucun moment - mais c'est sans doute très personnel - je n'ai subi une quelconque réflexion sur ma façon de parler (accents, belgicismes etc.). Mes parents parlent le français avec moi; entre eux le wallon. Ce poids du «beau parler» français n'existe pas. Le mythe de l'auteur français: absent. Avec le recul, je suis sûr d'avoir appris l'orthographe à partir des dictées extraites d'auteurs wallons. Je pense à Jean Tousseul, par exemple. Il y a des mots qui m'intriguent, me plaisent. Je les copie dans un cahier. Giboulées, glas... C'est beau, on aime tout simplement de belles phrases qu'on, garde aussi comme un trésor dans un cahier.

L'éducation familiale tient du dressage. Le père ouvrier siffle, sur le seuil les doigts en bouche: l'enfant-chien doit accourir. Parfois, le père enlève sa ceinture, menace. Il ne frappe pas. Un jour, je dis un gros mot à ma mère: mon père me colle au mur. «Ne le tuez pas» dit ma mère. Un soir, puni, l'enfant va dans le coin, à genoux, sur une règle ou un tisonnier, des sabots en main, bras levés.

Mais l'enfant retrouve son corps dans la nature. À l'entrée des sources, des ruisseaux, des rivières. Une culture de l'eau. Pêcher, nager, barboter. L'enfant court dans les bois, dans les neiges. Les étés sont lourds. La guerre plonge nos mains dans la terre en quête d'épis précieux, de pommes de terre, de betteraves sucrières. Les «innocents» courent en liberté. Sauvagerie du corps. Les hommes boivent. Aux enterrements, on se saoule. En cas de victoire électorale. On raconte des blagues, des blagues, sans fin. On rit beaucoup. L'enfant doit apprendre à respecter les outils, ne pas les laisser traîner, gare à la rouille! Ils ont une place, là, au mur. La révolution industrielle a développé une culture de l'outil, du bricolage, du savoir technique.

Les parents sont athées. Mais l'enfant suivra le catéchisme pendant deux ans. «Là, il n'apprendra pas le mal.» Après la communion, il fera ce qu'il voudra. On se «rhabille» à Pâques.

Aucune éducation sexuelle. Peu de rapports sexuels. Le garçon sait qu'il doit attendre: finir ses études, faire son service militaire, trouver un emploi. Si, entre-temps, il lui arrivait de «faire un enfant», il doit épouser la mère. Sinon, il sera montré du doigt.

L'enfant cherche dans les talus, dans les marais les plantes médicinales; il y a des arbres aussi qui soignent: tilleul, cerisier.

Beaucoup d'oiseaux dans les maisons ouvrières. Qu'on attrape avec des pièges. Ou à la tenderie.

La nourriture est une des plus frustes d'Europe occidentale. Présence massive de la pomme de terre. La mère wallonne impose une certaine rationalité: manger ses pommes de terre, ses légumes, sa viande. Si l'enfant boude, on lui repassera l'assiette quelques heures plus tard. La pâte est sucrée: macaroni à la cassonade. Rarement salée. Ce sont les Italiens, les Grecs, les Chinois qui vont transformer nos habitudes alimentaires. Légumes nouveaux. Aubergines. Courgettes. Riz. Brochettes. Il y la pâtisserie wallonne: les crêpes, les galette au Nouvel An, les cougnous à la Noël.

On ne parle pas de politique avec les enfants. Le dimanche, le père aide la mère à faire la lessive.

L'enfant est protégé des tâches quotidienbnes. Il étudie et il doit réussir.

S'il a un examen de passage, un, «Vous m'entendez bien n'est-ce pas?», l'enfant recalé ira à l'usine! Sans discuter. La fille? À Sarma (grande surface de l'époque où la fille sera vendeuse).

On fait ses humanités. Exceptionnellement, l'université. Ce n'est pas pour nous.

Il y a une morale partagée collectivement dans la communauté: n'importe qui peut réprimander un enfant pris en flagrant délit de vol, vandalisme.

L'argent est rare.

L'enfant collecte sou par sou. C'est aux fêtes qu'il reçoit quelques dons de la famille. Très jeune, vers 6-7 ans, au milieu du cercle familial, il lit sa lettre de bons voeux, une très belle lettre avec un bouquet de fleurs et l'écriture on ne peut plus calligraphiée.

On lit le soleil, on lit la lune, on lit la rosée, le vol haut ou bas de certains oiseaux, on lit la direction du vent. Quand je dis «on», ce sont mes parents. Nous sommes la dernière génération à avoir entendu les commentaires, les prévisions (demain, il va pleuvoir, il va geler etc.). Mais avec nouons, disparaît ce savoir. Nous sommes devenus sourds et muets devant la nature. Par contre, nous avons beaucoup détruit. Ou laissé faire.

J'ai vécu avec les morts. Le soir, à la veillée en hiver les anciens évoquent les morts.Vivants et morts sont réunis devant le poêle de Louvain. Le deuil se prolonge. En attendant de disparaître. On suivait le mort au rythme du corbillard tiré par les chevaux

Il y a avait la grève. Les faiseuses d'ange. IL y a avait la fête. Il y avait les adultes qui parlaient aux enfants. Les enfants qui «plaçaient» leurs vieux parents à l'hospice (maison de la honte) étaient montrés du doigt. Il y avait le jardin. Il y avait les trottoirs d'été où tout le monde sortait à la soirée, dans le vol des chauves-souris, des hannetons. C'était avant la télévision. Il y avait... Il faudrait un ouvrage pour décrire et analyser «tout cela» qui n'a pas droit à un nom...

Tout ce que j'avais vécu - intensément -, je ne l'ai pas retrouvé pendant mes années d'études secondaires à l'athénée. J'imagine que j'étais entré dans un monde supérieur. Ce que j'avais vécu dans le prolétariat wallon, appartenait à un sous-monde. On n'étudie pas «cela» dans une société de classes. C'étaient des années pour rien. Pour «du rire». Les choses sérieuses commençaient.

Un sous-peuple

Plus tard, j'apprendrai que des écrivains comme Jean Tousseul, Hubert Krains et quelques autres avaient parlé de ce monde-là. Dans des romans, voire des «contes» Ah! Les «conteurs» wallons! Mais je n'ai pas étudié ces auteurs-là, ces auteurs du peuple, comme on dit.

Je suis à l'Athénée et - je l'ai analysé dans mes conférences à la chaire de poétique à l'université de Louvain-la-neuve - j'ai le sentiment d'être un enfant regardé, un «cas», qui occupe la place d'un autre.

Je ne suis rien.

Je viens de rien.

Je n'appartiens pas à un peuple.

Je suis mal habillé.

Mal nourri.

Je ne vais pas aux sports d'hiver.

Je parle mal.

Degré zéro de l'existence sociale. On efface tout et on recommence.

La classe dominante défend son «bon goût». Aujourd'hui, on comprend mieux les arcanes de la distinction à la lumière ded travaux de Pierre Bourdieu qui a littéralement déniaisé toute une génération.

Tu entres dans le grand monde par la petite porte, tu baisses l'échine. On va te faire une petite place. Tu seras montré, regardé. Et ne viens pas parler de culture populaire. Ciel! Tiens-toi droit. Apprends le bon goût.

Tu sais le latin , toi. Phénomène étrange, j'apprends le latin, oui, mais... pour bien parler le français. La civilisation latine est instrumentalisée comme béquille: pour dominer cette langue supérieure qu'est le français, servons-nous du latin. Car tout à coup je tombe dans la culture, la langue du pays voisin à qui l'on semble devoir tout. À propos du latin et pour en terminer - j'ai étudié le latin pendant dix ans - heureusement que j'ai eu quelques professeurs qui m'ont initié à la romanité, sinon je serais passé complètement à côté.

Deuxième choc. En Wallonie, il n'y a jamais eu d'écrivains. Nous sommes à présent dans la culture cultivée (exit la culture populaire).

Plisnier, Simenon, le Prince de Ligne, les surréalistes, Krains, Thiry, etc.

Rien.

Ne parlons pas de la musique, des beaux-arts...

Nous sommes donc dans la culture belge.

En Wallonie donc, il n'y a pas d'écrivains. Par contre, nous étudions les écrivains flamands, même les plus compromis. On va visiter les grottes de Han. On se rafraîchit en autocar - une petite pause - à la cascade de Coo. Le Palais des princes-évêques à Liège? Connais pas. Sainte-Waudru, à Mons, qui contient des sculptures étonnantes dont La charité de Jacques Dubreucq. Jamais entendu parler. L'homme, pour être homme, doit vivre au milieu de ses oeuvres, dit Hannah Arendt. Pas en Wallonie: nous sommes plus «malins» que les autres.

Culture belge (suite): on va en Flandre voir aussi la nature. Zoo d'Anvers fascinant pour les jeunes. La mer: un autre ciel, d'autres nuages. Mais là, nous allons visiter les oeuvres des hommes: Bruges, les églises, certains peintres. Quant à Bruxelles: on se limite aux Palais des Beaux-Arts arts ou au Cinquantenaire.

La littérature française occupe le terrain.

Donc, nous n'avons pas été capables d'écrire un poème, un roman? Peuple pauvre.

Nul. Sous-peuple.

Peuple disqualifié.

Donc, qui parle mal. Qui ne pense pas.

Ah! Cet accent! (Une des aliénations les plus sensibles qui affectaient certains de nos intellectuels: prendre un accent de «fransquillon», la bouche nettoyée de toute scorie.) Nous lisons les précieuses grammaires. Les «Dites, ne dites pas.» Il faut croire que cette insécurité linguistique (terme consacré) a marqué profondément les adolescents.

(Quand je pense que je passais tous les jours devant l'église Saint-Loup à Namur et que jamais un professeur ne nous a dit: c'est sur les marches de cette église que Baudelaire a eu une attaque, en compagnie de Rops, un grand artiste namurois. Pas un mot.)

Il faut croire que nous étions donc marqués. En effet, il se fait que j'avais, à douze ans, eu la chance de fréquenter à Moustier-sur-Sambre, une sorte d'érudit qui m'avait ouvert sa bibliothèque. Il m'avait donné une assurance intellectuelle rare pour un enfant de cet âge. Néanmoins, pris au piège de l'insécurité dispensée dans l'enseignement secondaire avec son rapport d'émancipation et de perversion via la culture française, je me souviens avoir feuilleté et refeuilleté un pauvre petit dictionnaire pour m'assurer que je devais connaître tous les mots, même et surtout les moins usités! Je me souvenais avoir fait de Gide et de certaines de ses vieilleries un véritable modèle.

Bref, devant la terre brûlée wallonne, l'enfant grimpe sur l'échelle sociale. Un des «mieux doués». Au cours de l'ascension, aguerri à la grimpette, l'adolescent se surprend à dire: je serai écrivain. Dans ce terrain miné par l'idéologie française de la langue, la situation pour un jeune homme en mal d'écrire s'annonce particulièrement tortueuse. Il écrit donc des poèmes, des nouvelles. Un ou deux romans. De 1951 à 1958: sept années de tâtonnements.

Les singularités du jeune écrivain s'estompent dans les brumes d'un universel francophone qui tient davantage de la duperie.

Littératures

Néanmoins, si l'histoire de la Wallonie nous est inconnue (la résistance, toute récente, par exemple), si tout nous pousse au dénigrement de soi, la situation du monde produit en France un homme qui va avoir l'immense mérite de nous inculquer la dignité, le souci de défendre les dominés. C'est Sartre.

Un autre manque peu banal: dans le champ littéraire francophone belge d'après-guerre, où est l'existentialisme? Où est le théâtre de l'absurde? (Heureux que Claude Étienne, à Bruxelles nous ait fait découvrir Adamov et Beckett). Heureux que quelques jeunes intellectuels interrogent l'existentialisme, notamment à l'ULB.

Sartre donc. Certes, nous ne manquions pas d'écrivains qui n'avaient pas attendu Sartre pour s'engager, mais nous les ignorions.

Que retenir de cette période qui traverse la fin des humanités, le passage à l'armée, les années d'université? Sur quoi, sur qui s'appuyer quand on a plus ou moins vingt ans et qu'on veut écrire?

J'ai assisté à quelques soirées à «la Maison des écrivains belges» chaussée de Wavre à Bruxelles. Réunions mondaines assez creuses. Une sorte d'auto-encensement. On y proposait des exercices. Pour la fois prochaine, vous écrivez un poème sur le thème de l'armoire...

J'ai rencontré Robert Goffin, une sorte de géant sympathique, ouvert aux jeunes, féru de jazz. Il a lu, je crois, Soif de la Terre. Il m'a dit «Continuez!» À la revue Audace le mot de passe: «Travaillez, travaillez!». Oui mais dans quel sens? Il me semble que cela voulait dire: faites plus court.

Heureusement, la vie estudiantine à l'ULB est riche. On invite les écrivains à la Cité: Breton, Butor, Amrouche, Sartre et quelques autres.

À quelques uns nous formons un petit club littéraire je m'initie à Artaud.

Nous invitons Robert Goffin qui s'exprime au passé simple pendant une heure.

Les chars soviétiques violent Budapest. Entre le thème de l'armoire, Budapest, «Continuez!» et «travaillez!» et tout le reste, je ne vois plus clair.

Je n'écris plus. Arrêtons les dégâts.

Un hiver d'hier, puis un été plus ancien

Il faudrait se consacrer à je ne sais quelle littérature qui fasse l'impasse de nos vies, de notre histoire, qui n'évoque pas les problèmes brûlants du jour. Privé de racines, impossible de trouver un élan, un souffle. Impossible de puiser aux sources vives de son être. La main se sent soumise à une pâle copie de la littérature du pays voisin. Dans une langue timorée, artificielle. L'appel du lundisme persistait. Transplanter notre réalité dans un vécu de carton-pâte vaguement français ou autre. Donc, se déguiser soi-même sous de vagues oripeaux dits universels. Faire de nous des copieurs, des souffleurs.

Dans cette mascarade, difficile d'aller à l'universel par ses propres moyens, si tant est qu'il faille écrire, s'arrêter, la plume en l'air, pour vérifier «Oh! oui, ici, je suis dans l'universel!» Ça sent son «sub specie aeternitatis». Ca sent son petit cadavre.

Quelques événements vont me faire sortir du silence. Une grève générale: guerre sociale. La guerre encore, somme toute. Des visages, des voix, des mots. Des marches la nuit. Des marches le jour. Des corps. Des attentats. Des coups de matraque. Des coups de feu. Quelques morts. Un peuple.

Création d'une troupe de théâtre. Et là encore, je ne perçois pas la nécessité d'écrire. Formidable aveuglement que produit à l'époque cette machinerie belgicaine.

Et il faut que ce soit un jeune ouvrier qui me dise: «Qu'est-ce que tu attends? Ecris

Et la grève électrise le puzzle. Tout se met en place. Trouve sa place. Volonté d'écrire retrouvée, bribes d'Artaud, découverte de Brecht, du marxisme. Engagement de Sartre. J'entre en Wallonie.

Elle n'existe pas? Pas encore. Qu'à cela ne tienne! Inventons-la. Le reste suivra.

Tout sera difficile. Car l'enjeu est de taille. Imposer le fédéralisme. Imposer les réformes de structure. On dévore Marx. Difficile d'approcher le matérialisme historique avec une formation philosophique très faible, des notions d'économie floues. La notion même de fédéralisme? Aucune connaissance historique et théorique du fédéralisme. Qu'a-t-on fait de nous?

On va lire, nuit et jour. Seul, en groupe. Des formations par-ci, le sourire bienveillant d'Ernest Mandel sur mon ignorance, mais il ne désarme pas. Le mouvement flamand? Rien ou à peine. Le mouvement wallon? C'est quoi?

Il faut nous coltiner à des notions ardues: bureaucratie, réformisme, aliénation, intellectuel organique, poujadisme, valeur d'échange de la marchandise ...thèmes qui traversent les sept pièces qui vont suivre jusqu'en 1974. Le cadre de ces pièces reste imprécis. Encore difficile de situer un «Monsieur Lang» à la Louvière. Ce sera Golden City...

Peu importe, l'essentiel est puisé dans un environnement wallon: des travailleurs en grève, un pensionné qui meurt, un ouvrier veut un enfant dans un village en ruines, des intellectuels de gauche en déroute, une femme qui perd son identité, des petits commerçants aux abois, des hommes qui perdent la parole, la violence urbaine, etc.

Je suis publié à Paris. Joué au festival d'Avignon. Tout va bien. Et cependant, en 1975, survient un deuxième événement. Encore le monde ouvrier. Ici, un homme seul, mon père, qui est mort en 1953 de la silicose. Et dont je suis en train de perdre la mémoire. Le thème de l'amnésie se pointe. Fat retour, enfin, cette culture populaire wallonne - appelons-la ainsi - qui me revient, bribes par bribes.

Je pose le problème de la langue. Celle du peuple. En faire une langue littéraire. Notre langue enfin, parlée en Wallonie. Éviter le naturalisme, débusquer les ferments d'idéologie dominante dans la classe ouvrière. Inventer des fictions fortes. Nous, Wallons, sommes trop timorés face à la fiction.

En même temps, si j'ai été merveilleusement accueilli par la France, de 1970 à 1975 (Éditions, festivals, B.Dort etc.) quelque chose me gêne dans cette situation d'écrivain belge à Paris. J'y vois une sorte d'immaturité de notre pays qui ne défend pas sa littérature nationale à l'époque. La situation du théâtre me préoccupe particulièrement: il nous manque en Wallonie, des centres dramatiques, un éditeur, générant des conservatoires de metteurs en scène et d'acteurs... Beaucoup sont conscients de cette situation, se sont déjà battus, ont échoué, attendent de repartir.

Bref? Conversation en Wallonie s'accompagne d'un retour vers Bruxelles. Un éditeur souriant m'accueille, Jacques Antoine. Je lui mets sur la table un manuscrit; «Tenez, c'est pour vous, publiez-le.» Il a dû se dire: il ne manque pas de culot. «Oui, dit-il, bien sûr», et nous sommes allés boire un verre dans son beau quartier de la grand-place.

Dans ce deuxième mouvement, qui suivait la grève de 60-61, les choses bougent beaucoup. Retour sur l'enfance, avec l'oubli du père, retour sur la culture populaire de Wallonie, retour sur Bruxelles.

Le titre de la pièce (que je dois encore à un curieux hasard, décidément!), l'histoire qui apparaît par flash-back (évocation de l'affaire royale par Alice, la mère de Jonathan), tout se mélange avec le politique (occupation de l'usine Empyrex, enseignement de classe, aliénation du prolétariat dans la non-reconnaissance...). L'enjeu est précisément de faire reconnaître le travailleur wallon dans un champ littéraire qui ne jure que par la réalité française.

Évidemment, ce travail de création puise sa force dans la volonté des Wallons d'arracher des compétences au pouvoir central unitaire pour se constituer en entité fédérée, puise sa force dans le référendum, le militantisme des formations politiques nouvelles qui revendiquent le fédéralisme, le mouvement syndical renardiste, le Mouvement Populaire Wallon (MPW).

Ce peuple, voyons-le de plus près. Tout ce qui était absent, oublié, dérisoire, couleur locale, folklorique, régionaliste, mettons-le sur la sellette. Pour y trouver sa grandeur, sa faiblesse. Rions-en à la limite, pourquoi pas? Ce peuple qui a permis en son temps, avec son sang, de faire de la Belgique une des trois première puissances économiques mondiales. Travail théâtral intense qui puise dans la révolution industrielle, la grève générale, la culture allemande, produits qui ne sont pas nécessairement français. Qu'on arrête de faire de nous les produits miraculés de la culture française. En remettant à sa juste et belle place l'apport français, nous sortons d'un fameux complexe, nous gagnons une in-sécurité linguistique, une assurance qui va nous permettre d'aller au plus profond de ce réservoir de sensations qui se traduisent, notamment, en métaphores fortes («vives» dit P.Ricoeur), celles-là même qui traduisent au plus près la vie, libre et sauvage, enrégimentée de plus en plus dans le système industriel.

Le troisième tournant part de la surprise du metteur en scène Philippe Sireuil: il a appris par hasard, qu'il y avait eu, en 1950, un assassinat politique dont on ne parle presque pas: celui de Julien Lahaut. Il ne comprend pas que dans ce pays, on fasse l'impasse sur de tels événements, notamment dans les ouvrages les plus officiels. Il me commande une pièce.

C'est pour moi la découverte de cette amnésie dont je parlerai souvent par la suite.

Pas de passé, pas de de futur Et le présent est opaque, illisible.

Oser gommer cyniquement dans les ouvrages officiels belges un événement tel que l'assassinat de Lahaut en dit long sur l'amnésie tant de la culture populaire que de la culture cultivée, tant du mouvement ouvrier que de la lutte pour le fédéralisme. Et c'est ainsi que la question nationale belge apparaît comme un complot de politiciens! Beaucoup d'intellectuels ignorent - et souvent très sincèrement - les étapes importantes qui ont conduit à la transformation de l'État. C'est navrant.

Une société ne vit pas sur le soleil qui se lève et se couche. Ne vit pas sur le temps qui passe et où il ne se passerait rien. Elle vit comme une communauté historique.

Une telle situation postule évidemment un traitement esthétique de l'amnésie. Comment construire une pièce de théâtre? Comment vivent ceux qui n'ont pas droit à l'histoire? C'est sans doute les personnages de Walter et de Christiana dans L'homme qui avait le soleil dans sa poche qui drainent les effets les plus significatifs de cet aveuglement. Il fallait donc inventer nos propres modèles pour traiter notre question nationale. Il fallait se détourner de modèles qui faisaient écran. Ne pas écrire de loin, de l'autre côté de la barrière. Ne pas écrire comme si cette réalité n'avait pas droit au soleil et nous parvenait comme une ombre.

La main, l'oeil, l'oreille ont été pris par les glaces d'une saison, ancienne: il faut les dégeler, les ouvrir lentement au soleil.