Chapitre I : Objectifs et contraintes d'une politique économique des pouvoirs publics

Dogme néolibéral et réalité économique
Toudi mensuel n°4-5, juin-juillet 1997

Dans une économie de marché, les pouvoirs publics sont généralement confrontés à quatre objectifs:

       - contenir l'inflation,

       - assurer l'équilibre de la balance extérieure,

       - maintenir ou développer l'emploi,

       - favoriser la croissance économique.

       Ces objectifs sont imposés soit pour maintenir la stabilité de la monnaie (inflation et balance extérieure), soit pour assurer le développement économique et social faute duquel un Gouvernement est jugé incompétent ou inactif.

 

                  inflation                   balance extérieure

 

                  emploi                     croissance

 

       On a parfois pris l'habitude, dans les années 80, de parler d'un "carré magique": La magie, comme le dit un économiste 1 étant de pouvoir poursuivre les quatre objectifs simultanément avec succès.

       La situation économique ou sociale rend primordial tantôt tel objectif, tantôt tel autre, le plus souvent d'ailleurs pour faire face à une dégradation rapide plutôt qu'à une volonté d'amélioration. En réagissant vigoureusement dans un sens, on provoque souvent un effet inverse sur l'un au moins des autres objectifs. Tout dépend de la structure économique et sociale ainsi que des tendances structurelles de ces grandeurs.

       L'expérience montre qu'il est souvent possible de réussir sur trois des objectifs mais en sacrifiant le quatrième. Les économistes disent alors qu'il s'agit de la "variable d'ajustement". Pour comprendre cette situation, il faut examiner les contraintes qui lient ces quatre objectifs: c'est l'objet de la plupart des articles. Mais avant cela, il est sans doute utile de rappeler quelques définitions.

Inflation

       L'inflation est une hausse généralisée des prix de la plupart des produits. On estime qu'un taux d'inflation de 3% par an, ou plus, devient inquiétant, qu'à partir de 6 ou 7 % c'est grave et qu'il faut prendre des mesures draconiennes quand le taux d'inflation est "à deux chiffres". Cependant tout est à apprécier par rapport à ses causes et à l'inflation qui se manifeste ailleurs. Une inflation se traduit nécessairement par une perte de valeur de la monnaie. Si tous les prix augmentent, cela revient à considérer que la monnaie a perdu de la valeur: il en faut une plus grande quantité pour acheter chaque bien ou service.

       Jusqu'au début des années 70, on ne se préoccupait guère de l'inflation qui est restée un problème mineur dans la période de forte croissance de 1945 à 1972. Entre 1973 et 1977 la plupart des pays industrialisés ont connu une forte poussée d'inflation. La lutte contre l'inflation est devenue l'objectif prioritaire, voire unique des Gouvernements mais surtout des Banques centrales et des organismes internationaux comme le FMI et l'OCDE.

       Aujourd'hui encore, alors que toute menace d'inflation a disparu, ils appliquent encore des mesures restrictives et sont naturellement réticents et même rétifs à toute politique de stimulation de l'activité économique, tant leur crainte de l'inflation reste forte.

Balance extérieure

       La crainte de tout pays est une balance extérieure déficitaire; si un déficit extérieur perdure, la confiance dans la monnaie diminue, la spéculation amplifie la méfiance et le cours de change diminue. Les importations deviennent plus chères, ce qui peut induire ou amplifier une inflation.

       Les USA sont les seuls qui puissent avoir un déficit extérieur important et quasi permanent sans effet sur leur monnaie parce que le dollar est la seule monnaie internationale et sert de monnaie de réserve pour la plupart des banques centrales. Les excédents de dollars sont absorbés par les banques centrales dont les réserves doivent régulièrement augmenter en raison de la croissance du commerce international.

       Stabilité monétaire (ou lutte contre l'inflation) et équilibre de la balance extérieure sont deux objectifs complémentaires et qui peuvent être atteints par le même type de mesures.

Croissance

       La croissance économique tient d'abord à la croissance de la demande globale de biens et de services. Elle se compose de la demande des ménages, des investissements des entreprises, de la demande des pouvoirs publics, en particulier de leurs investissements, et de la demande extérieure (exportations).

       Suivant la faiblesse de l'une ou l'autre des composantes de la demande globale, l'Etat peut tenter de stimuler la demande globale. C'est ce qu'on appelle généralement une politique keynésienne. Keynes a en effet observé et montré qu'une économie pouvait se trouver en équilibre dans le sous-emploi des facteurs de production: sous-utilisation des équipements et chômage. Dès lors une politique dite de relance de l'activité économique se justifie.

       Les mesures générales de relance sont d'autant moins efficaces que l'économie est plus ouverte, c'est-à-dire qu'elle exporte une grande part de sa production et importe une grande part de sa consommation et que le progrès technologique est rapide. Dans le premiers cas, les effets de relance attendus se portent pour une part à l'extérieur et dans le second cas, la stimulation des investissements des entreprises aboutit à des rationalisations et des restructurations qui détruisent l'emploi tout en augmentant généralement les capacités de production. Un pays à économie ouverte ne peut pratiquer une politique de relance que de manière sélective, modérée et progressive en agissant sur la demande qui peut être satisfaite par les entreprises locales. Le logement, la réhabilitation urbaine, la rénovation rurale, l'amélioration de l'environnement en sont des exemples.

       Par contre, au niveau de l'Union européenne, qui exporte vers l'extérieur de 15 à 20% maximum de sa production une politique de relance générale peut avoir un sens et une efficacité.

       On oublie souvent qu'une politique de restriction de la demande par des mesures inverses de celles de la relance a pour effet direct de contracter la croissance, jusqu'à la rendre nulle ou même négative. Une croissance négative est évidemment un déclin de l'activité économique.

       On constate l'antagonisme entre politique anti-inflationniste et politique de relance de l'activité. Une maîtrise de l'inflation a pour objectif et pour effet de réduire la croissance économique. Toute politique de relance risque d'avoir un caractère inflationniste si elle est poussée trop loin, c'est-à-dire au-delà de la saturation des équipements productifs.

       Si la croissance dépend principalement de la demande, elle dépend aussi de l'offre, de la capacité des entreprises à se développer pour répondre à la demande. On entre ici dans une problématique complexe qui fait intervenir les coûts relatifs de production entre différents pays, la stratégie des sociétés multinationales, les taux de change des monnaies et forcément les politiques suivies par les autres pays.

Emploi

       Dans une économie de marché, sans intervention des pouvoirs publics, l'emploi est un résultat; il n'est jamais un objectif. Les entreprises, privées ou publiques, n'embauchent jamais que le nombre de travailleurs dont elles ont besoin et pas plus.

       Si la population active, l'ensemble des personnes qui souhaitent avoir un emploi, augmente il y aura nécessairement du chômage si les postes de travail n'augmentent pas dans les entreprises privées et/ou dans le secteur public. L'emploi dans les entreprises dépend d'une part de la croissance et du taux d'activité des équipements et d'autre part des accroissements de productivité. Si le taux de croissance est plus faible que l'accroissement de la productivité, il s'ensuivra nécessairement une diminution de l'emploi.

       L'économie classique en considérant le travail comme une marchandise estime qu'une économie tend nécessairement vers le plein emploi. En effet, s'il existe du chômage, les salaires auront tendance à baisser, ce qui incitera les entreprises à embaucher. Keynes a bien montré qu'une économie pouvait se trouver en équilibre de sous emploi, donc avec du chômage.

       Certains économistes estiment que le chômage est pour partie "keynésien", lorsque les capacités de production ne sont pas entièrement utilisées et pour partie "classique", lorsque les salaires se situent à des niveaux trop élevés et ne baissent pas en raison de rigidités, liées à l'existence d'organisations syndicales, aux réglementations fixant les salaires (par exemple l'indexation, le salaire minimum, les préavis de licenciement, etc).

       On se trouve donc en présence de deux approches différentes:

       - l'approche classique et plus récemment néoclassique pour laquelle le marché seul peut améliorer l'emploi: il faut donc éliminer les rigidités à la baisse des salaires et déréglementer le plus possible;

       - l'approche dérivée de Keynes pour laquelle les interventions de l'Etat sont nécessaires pour encadrer les marchés et réguler la demande: tantôt la stimuler et tantôt la freiner.

       L'emploi est le résultat d'un ensemble complexe. De toute manière, il n'existe pas de politique de l'emploi; il ne peut exister que des stimulants à la croissance et peut-être des stimulants à l'embauche. La seule politique ayant un effet direct sur l'emploi est la fixation de la durée légale du travail hebdomadaire et accessoirement des vacances et de l'âge de la retraite.

       Politique monétaire et inflation, équilibre de la balance extérieure, politique de croissance, emploi sont les quatre thèmes qu'il faut étudier et analyser dans leur complexité et dans les relations entre eux. Cette approche est faite dans le contexte économique et politique des dernières années (1993-1997) caractérisé par trois éléments majeurs:

- un taux de chômage important et permanent depuis plus de vingt ans (depuis 1975), touchant particulièrement les jeunes et les plus bas niveaux de qualification;

- une dette publique battant tous les records des pays industrialisés: 130% du PIB (produit intérieur brut);

- les critères de convergence imposés par le Traité de Maastricht pour entrer dans la monnaie unique, l'Euro.

       La science économique donne à penser que les lois qu'elle dégage ou les relations qu'elle établit entre un certain nombre de grandeurs sont indépendantes des opérateurs comme c'est le cas en chimie ou en physique. Or, les opérateurs sont des personnes qui prennent des décisions. Ces personnes vivent dans une société déterminée qui a ses valeurs et ses règles communément admises. Celles-ci constituent un élément de cohérence d'une part et un des déterminants des comportements d'autre part.

       Les courants théoriques et idéologiques ont une influence sur les opérateurs essentiels que sont les chefs d'entreprises et les décideurs politiques. Le pouvoir économique et le pouvoir politique, concernés par le moyen terme et pas seulement par l'immédiat, ont besoin de règles de conduite. En outre, dans une économie de marché, pouvoir économique et pouvoir politique s'appuient nécessairement l'un sur l'autre; dès lors théories et idéologies se confrontent, s'accordent ou s'affrontent.

       Les théoriciens de la science économique ignorent cette dimension pourtant importante.

       A cet égard, le rôle joué par les Universités ou par des institutions comme le prix Nobel est plus important qu'on ne le croit souvent, non seulement parce qu'elles sont considérées comme des lieux sacrés de vérité, mais aussi parce que les maîtres à penser jouent aussi un rôle de conseillers directs du pouvoir économique et du pouvoir politique.

(mai 1997)

 


  1. 1.  A. Kervyn de Lettenhove, Bulletin de l'IRES, Louvain n°70, 1981.