Chapitre XI : Un cinéma wallon populaire en Wallonie ? (suite de l'interview de Luc Dardenne)

2 décembre, 2013

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- Certains vous reprochent de ne pas faire des films qui plaisent à la population, des films populaires.

L.D. - Nos films rencontrent quand même un public large en Belgique (entre 150000 et 200000 spectateurs en salles) et aussi à l'étranger. Ils sortent dans tous les pays du monde (où il y a des salles). Nous aimerions que le public en salles soit plus nombreux mais en même temps nous sommes conscients de ce que nous faisons.

Les films des Dardenne ne seraient pas populaires ?

- Pourquoi ne faites-vous pas des films comme les films flamands qui ont un public flamand ?

L.D. - Oui, mais avec tout le respect que j'ai pour certains films qu'ils font et que nous coproduisons aussi, c'est dommage qu'ils n'aient que le public flamand et c'est un peu le drame de certains cinéastes flamands qui voudraient aussi avoir un public hors de Flandre. Oui, il y a des films qui font 500.000 entrées en Flandre puis vont un peu du côté de Liège, Charleroi, Namur et du côté de Paris, mais cela n'a pas beaucoup de succès hors de Flandre. Il y a beaucoup de films flamands qui ne sortent pas des frontières de la Flandre.

- Certains disent aussi qu'il est dommage qu'il n'y ait pas un cinéma populaire en Wallonie.

L.D. - Je croyais que cela viendrait avec Poelvoorde, qu'il y aurait un cinéma populaire en Wallonie qui ferait autour de 500.000 entrées, mais il faudrait qu'il ait aussi ses cinéastes. Benoît Mariage qui a fait Les convoyeurs attendent avec Benoît Poelvoorde est peut-être un de ces cinéastes. J'entends ici par cinéma populaire un cinéma qui, alliant l'intelligence à la distraction, rencontrerait un très large public.

http://www.benoitpoelvoorde.net


« Je ne suis pas pour que tout le monde filme n'importe qui et n'importe quoi » (Aki Kaurismäki)

- J'ai encore une question de François André qui cite ici une réponse que fait Aki Kaurismäki à la question sur ses films qui sont finlandais et qui déclare en substance : « Mes films sont finlandais, oui, je ne suis pas pour que tout le monde fasse des films sur n'importe qui et n'importe quoi. Les cinéastes devraient se contenter de documenter les pays et les cultures qu'ils connaissent en bien ou en mal. » Que penses-tu de cette réponse ?

L.D. - Même si le cinéma est l'art le plus mondial et le plus international, je pense que tu ne peux pas prétendre filmer une réalité précise comme quelqu'un qui habite cette réalité précise. Tu peux aller la filmer évidemment, mais tu n'exprimeras pas les mêmes choses. Si moi je dois filmer Paris ou bien une étable, dans un coin rural et que je n'ai aucun rapport avec Paris ou la ruralité, cela ne marchera pas. Si je dois faire un film sur le rapport d'un fermier avec son bétail, sa vie dans la ferme, comment il marche, comment est la brouette, ce n'est pas mon univers, je vais pouvoir le filmer, mais je ne ferai pas le même film que par exemple le réalisateur français Samuel Collardey qui a fait L'Apprenti en 2008, magnifique documentaire du cinéma paysan. Ou comme Jean-Jacques Andrien lorsqu'il filme ses paysages. Ici je parle de L'Apprenti, qui suppose par exemple que celui qui tourne le film sait comment on passe son dimanche dans un village rural. Je sais comment on passe son dimanche dans un village de la banlieue de Liège, dans un village rural je ne sais pas. Je ne vais pas pouvoir évoquer, voir, filmer les images et les sons qu'eux ont perçus. Le cinéaste iranien Asghar Farhadi a réalisé Une Séparation, moi, je n'aurais absolument pas pu faire cela. Ce n'est pas seulement les couleurs, les habits, les paysages, les rues, les maisons mais aussi les corps, leurs postures, leurs regards liés à certains codes, les non-dits dans une famille iranienne, la classe moyenne religieuse. Seule la cinéaste Haifaa Al Mansour d'Arabie Saoudite pouvait faire le film Wadjda, et c'est très bien comme cela.

- Les Italiens ont filmé l'Italie...

L.D. - Ils ont réinventé le cinéma en filmant en Italie : le néoréalisme. Prenons un autre exemple : la nouvelle vague. Elle est impossible sans Paris. La nouvelle vague est inséparable de l'urbain. Un cinéaste belge n'aurait pas pu être un cinéaste de la nouvelle vague. André Delvaux n'était pas de la nouvelle vague quand il a fait L'Homme au crâne rasé.

Peut-on filmer l'étreinte ?

- On dit que vous n'aimez pas filmer une scène d'amour ?

L.D. - Il y en a une dans Le silence de Lorna, si par scène d'amour tu parles de scènes où les personnages font l'amour. C'est difficile de parler de cela parce que c'est intime, c'est en relation avec l'intimité de la personne filmée, de celle qui filme et de celle qui voit le film. Généralement quand on en parle trop bien, cela veut dire que l'on n'en parle pas et si l'on n'en parle pas bien, on n'arrive pas à articuler une pensée . C'est quelque chose d'intime et le visible de cette intimité, celui que filme la caméra, me semble empêcher la relation à cet intime. En filmant le visible, évidemment tu ouvres vers ce qui est exclu par ce visible, c'est-à-dire ce que l'on pourrait appeler un invisible ou un suprasensible, mais je ne sais pas... quand je vois deux corps qui font l'amour au cinéma, je vois souvent une machine qui fonctionne, sexuellement, avec les mouvements et les sons appropriés, mais comme spectateur je ne vis pas autre chose qu'un regard sur le fonctionnement de cette machine. Que ce soit le parti pris du cinéma pornographique, cela me semble évident, mais, pour un autre film, je me demande ce que l'on filme en fait.