Cinéma wallon et réalité particulière

Toudi mensuel n°49-50, septembre-octobre 2002

Cinéma wallon

La Révolution d'octobre reconstituée en 1927 par Eisenstein

La Révolution d'octobre, images (1927) d'Eisenstein vues comme actualités (voir note 5)

Ce qui caractérise le cinéma n'est pas seulement la manière dont l'homme se présente à l'appareil de prise de vues, c'est aussi la façon dont il se représente, grâce à cet appareil, le monde qui l'entoure.

 

WALTER BENJAMIN, OeuvresT III, p.303, Folio/Essais, Paris 2000.

 

Les évolutions successives [du cinéma] appellent comme premier cadre de référence, comme principe explicatif majeur et constant, l'origine nationale des films et les modes nationaux d'organisation de l'industrie cinématographique dont ils sont issus.

JEAN-MICHEL FRODON : La projection nationale, Cinéma et Nation p.13, Ed. Odile Jacob, Pais 1998

 

Ces deux citations délimitent le cadre du court texte suivant, il ne s'agit nullement d'évoquer l'histoire de la création cinématographique en Wallonie depuis l'invention des frères Lumière jusqu'aux prix reçus à Cannes par les frères Dardenne. Il ne s'agit pas non plus d'évoquer l'engagement non négligeable du gouvernement wallon ou du secteur public pour développer le cinéma en Wallonie en tant qu'industrie ou vecteur économique, l'exemple le plus marquant étant Wallimage. Il s'agira plutôt de mettre en avant ce qui singularise le cinéma wallon ou en tout cas lui donne son style particulier qui renforce la représentation qu'un espace public, qu'une société civile se donne d'elle-même pour elle-même mais aussi pour l'autre.

La Régionalisation/Communautarisation permet l'émergence d'un cinéma propre

Lorsque l'on emploie le terme de cinéma, on évoque tant une activité industrielle qu'une forme de création artistique. Dans la ligne de l'essai de Frodon, le premier point est lié à la puissance industrielle des pays et à l'existence d'un marché intérieur suffisamment vaste 1.

La production cinématographique reposa ainsi, jusqu'en 1945, de manière logique sur quelques grandes cités : Paris, Berlin, Moscou, Los Angeles et, dans une moindre mesure, Rome et Tokyo. De cette bande originelle des quatre, seul le cinéma français résiste encore vaille que vaille à Hollywood. Depuis une vingtaine d'années, l'orient s'est affirmé en tant que pôle de production cinématographique avec Beijing, Hong Kong, Taipeh, Séoul, Téhéran, Tokyo renforçant son rôle déjà ancien, l'Inde (Bombay-Calcutta), attendant encore l'internationalisation de sa production, déjà la première en quantité. Le second aspect explique quant à lui l'existence de la création cinématographique, même en nombre limité, dans quasi tous les pays de la planète. Cette création étant issue de sociétés articulées pour la plupart d'entre elles au sein d'Etat-Nation, elle contribua par là très souvent à la stabilisation d'un cadre de référence, d'un imaginaire, collectif  à celles-ci. Cette création se retrouvant ainsi tout aussi imprégnée de l'idée nationale que l'était la production.

Bien que puissance économique de poids, la Belgique, nation inaboutie, ne put développer  une véritable industrie cinématographique en raison d'un marché intérieur trop restreint, qui plus est comprenant deux langues, deux sociétés et imaginaires bien distincts, l'une de ses deux langues étant par ailleurs celle d'une grande nation de cinéma. Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que, même si ce fait est peu reconnu, c'est l'instauration, en 1970, des Communautés et des Régions qui a fait que le cinéma produit dans le cadre belge ne repose plus uniquement sur quelques individualités créatrices tels Alfred Machin, Henri Storck, Paul Meyer, André Delvaux ou de francs-tireurs comme Marcel Marien et autres surréalistes... Ces nouvelles entités politiques ayant investis dans le cinéma que ce soit au titre de leur politique culturelle, audiovisuelle, économique ou de formation et d'enseignement. La théorie de Frodon explique aussi la difficulté d'un cinéma véritablement  « belge » , même en rendant la plus abstraite ou désincarnée possible la représentation qui est faite du réel, l'obstacle de la langue reste là, les films ayant tenté cette approche furent tournés en français, voire en anglais, ils restèrent de ce fait étranger à l'espace public, à l'imaginaire, d'au moins une des trois Régions 2

Un Hollandais et un Ostendais fondent le cinéma wallon

La nature «  illusionniste »  de la représentation du réel par le cinéma a, selon Walter Benjamin, pour conséquence  que «  les appareils, sur le (tournage) ont pénétré si profondément la réalité elle-même que, pour la dépouiller de ce corps étranger que constitue en elle les appareils, il faut recourir à un ensemble de procédés techniques particuliers : choix de l'angle de prise de vue et montage (...). Dépouillée de ce qu'y ajoutent les appareils, la réalité est ici la plus artificielle que l'on puisse imaginer et, au pays de la technique, le spectacle de la réalité immédiate s'est transformée en fleur bleue introuvable » 3. Parallèlement, chacun peut légitiment revendiquer d'être filmé. « N'importe quel passant a sa chance de devenir figurant dans un film. Il se peut même qu'il figure ainsi dans une oeuvre d'art » 4 et Benjamin de citer comme illustration de ce dernier fait un film de Vertov  et  Borinage de Joris Ivens et Henri Storck. Toute création cinématographique reposera donc quelque part entre une représentation autant que possible du réel « brut »  ou la  non-incarnation voire l'abstraction de celui-ci, les oeuvres majeures étant celles qui réussissent un tel équilibre entre ces deux pôles.

La Wallonie étant profondément marquée par l'industrialisation, ses créateurs ou ceux qui vont la représenter vont accorder une attention, un ancrage singulier dans ce genre de réel et ce tant en littérature, qu'au théâtre que dans les arts picturaux et le cinéma. L'acte fondateur du cinéma wallon fut posé par un Hollandais et un Ostendais avec  Borinage , toutefois bien que représenté à l'écran, ce peuple était encore muet, la bonne parole «  communiste » - accompagnant les images captées par Storck et Ivens. Un fait survenu lors du tournage aurait plu à Benjamin, la reconstitution d'une manifestation orchestrée par Storck et Ivens vit l'arrivée de quelques gendarmes qui croyaient qu'il s'agissait là d'une véritable manifestation des mineurs en grève, ceux-ci se retrouvant ainsi figurants du film 5 ...

La Wallonie se voit au cinéma puis s'y entend

Le jalon fondamental suivant est  Déjà s'envole la fleur maigre de Paul Meyer. Cette oeuvre qui atteint avec justesse l' équilibre entre réel  et fiction constitue une véritable charnière, car comme la grève de l'hiver 60-61 qui la suivra de quelques mois, elle représente en quelque sorte les dernières heures d'une certaine Wallonie industrielle mais elle montre aussi la mosaïque de peuples que cette dernière est devenue. Les Wallons n'y sont plus muets mais ils sont encore sans voix propre, le film ayant été postsynchronisé à Paris, pour les diverses nationalités présentes dans le film, il fut fait appel à des italiens, grecs, polonais, etc. de Paris, les borains furent doublés par des français, ce qui leur donnaient parfois un curieux accent de titi parisien...

Cette voix propre, elle va surgir au début des années 70. Depuis le début des années 60, le cinéma s'internationalise et apparaît comme l'arme principale permettant la mise à nu de la société, le « novo cinéma »  éclate au Brésil, l'Italie est scrutée par une troisième génération de cinéastes tels Bellochio et Bertolucci, qui viennent s'ajouter aux toujours actifs Pasolini, Petri, Risi, Rosi, le cinéma allemand scrute le douloureux passé national emmené par l'immense Fassbinder, le Japon  se prend dans la figure Les contes cruels de la jeunesse d'Oshima, la quiétude des alpages suisses est dérangée par des cinéastes comme Alain  Tanner et If de Lindsay Anderson et les premiers films de Ken Loach ou ceux de Bill Douglas secouent la Grande-Bretagne, le Québec filme sa « révolution tranquille » avec Gilles Carle, etc. C'est dans ce bouillonnement international, mais aussi en liaison le substrat social wallon, que va apparaître, de manière continue jusqu'à aujourd'hui, un flot de créateurs qui souvent explorent indifféremment et, parfois simultanément, la fiction et le documentaire tels, et ce de manière non exhaustive, Jean-Jacques Andrien, Luc et Jean-Pierre Dardenne, Manu Bonmariage, Thierry Michel, Benoît Mariage, Benoît Dervaux. Cet ancrage, cet enracinement dans un « cinéma du réel », outre les lieux filmés, sera renforcé par le recours à des acteurs et actrices de Wallonie qu'ils soient professionnels ou pas.

Ce qui fait qu'un franc-tireur comme Jean-Jacques Rousseau, rencontre improbable entre Ed Wood, Kenneth Anger, Jean-Pierre Mocky et les surréalistes hennuyers, a toute sa place dans un cinéma wallon comme représentation de l'ici. En effet, seules les personnes vivant en Wallonie peuvent reconnaître et se reconnaître dans ce qu'ils voient sur l'écran, et elles seules peuvent effectuer simultanément ce double mouvement de projection 6. Tout spectateur hors de cet espace public pourra « seulement »  se reconnaître dans les situations ou les personnages. Bien sur ce cinéma du réel se  retrouve aussi ailleurs, en France, il y eu Jean Rouch, il y a encore et toujours Raymond Depardon, à leur façon Robert Guédiguian et Jean-François Stévenin, mais aussi une nouvelle génération avec Yves Caumon, Alain Guiraudie, les frères Larrieu et d'une certaine manière Damien Odoul et son formidable premier film Le Souffle .

Juste pour le plaisir, citons la trilogie prolétarienne du finlandais Aki Kaurismäki devenue depuis une pentalogie 7 , d'autres créateurs pourraient encore venir s'ajouter mais cette prégnance du réel n'atteint jamais une telle " dominance " que dans le cinéma de Wallonie.  Ainsi, une histoire comme Rosetta pourrait être re-filmée à Bailleul, Glasgow ou Helsinki, mais elle ne sera jamais la même car l'espace public de ces lieux est constitué et articulé différemment, ce à quoi s'ajoute, et ce de manière non négligeable, la subjectivité du réalisateur, ce qui fait que Bruno Dumont, Ken Loach et Aki Kaurismäki ne sont pas Luc et Jean-Pierre Dardenne (et inversement). Néanmoins, c'est cet ancrage même qui permet une certaine universalité, et ce beaucoup plus qu'un cinéma «  désincarné », et qui suscitera plus « facilement » une réelle empathie ou identification de la part d'un spectateur extérieur au réel représenté dont il se sentira à la fois différent et proche. Je me souviens de la réaction de nombreux spectateurs français qui se demandaient après la vision de C'est arrivé près de chez vous se demandant où l'on parlait le français de cette manière là...  Comme quoi la globalisation peut avoir ces avantages, comme par exemple visionner  Les convoyeurs attendent à Tallinn en version originale sous-titrée en finnois, les Estoniens présents ayant, dans mes souvenirs, beaucoup rit durant le film....

 



  1. 1. Benjamin évoquait le public des acheteurs qui forment le marché, public que le créateur «ne peut pas plus se  représenter que ne peut le faire un quelconque produit fabriqué en usine» voir op cit, p. 295.
  2. 2. Des tentatives récentes où les deux principales langues nationales étaient présentes se sont avérées un échec tant sur le fond que sur la forme , et ce même si elles étaient le fait de deux cinéastes reconnus, il s'agissait d'Alain Berliner (Le Mur) et Dominique Derrudere   le summum de la Belgitude étant sans doute atteint si un film l'est de toutes !
  3. 3. Walter Benjamin, op. cit., p. 299.
  4. 4.  Ibidem.
  5. 5. Dans un même ordre d'idée,  la prise du palais d'hiver par les bolcheviques en octobre 1917 n'a pas été filmée mais reconstituée quelques années plus tard par S.M. Eisenstein dans Octobre , ces images vont être tellement être utilisées qu'elles ont fini par être présentées comme de «  vraies »  images d'actualité...
  6. 6. Cette projection pouvant tout aussi prendre la forme d'un rejet ou d'une négation, quelque chose  comme  « Ah ! non !, on n'est vraiment pas comme ça ! », en quelque sorte une identification « négative »  vis-à-vis de la représentation proposée.
  7. 7. Des ombres au paradis, Ariel , La Fille aux allumettes, étant rejoints par Au loin s'en vont les nuages et son dernier film présenté à Cannes en mai 2002 à savoir L'Homme sans passé.