Citoyenneté des mots pour la dire

Toudi annuel n°6, 1992

 

Jean-Marie Klinkenberg

Jean-Marie Klinkenberg

Nos dernières élections ont débouché sur un bel exercice de culpabilité collective. La presse : "Les hommes politiques doivent ré apprendre un langage transparent pour le citoyen."  Lesdits politiques, battant leur coulpe : "Oui, l'électeur veut qu'on lui parle de l'immigration, pas du 107 quater." Tous en choeur,avec le bon peuple : "Il faut enfin s'attaquer aux vrais problèmes!"

 

La construction des problèmes

C'est vrai que quelque chose cloche dans la communication entre acteurs sociaux. Et d'abord dans les mots eux-mêmes. Comparons "immigré" et sa traduction allemande "travailleur-hôte". Avec cette expression, le visage dans lequel beaucoup de mes amis ne se reconnaissent pas connaît un sacré lifting : le parasite redevient travailleur,et l'importun redevient un hôte. Parler de "nouvelle citoyenneté" (comme il y a eu naguère un "nouveau roman", et comme il y a des "nouveaux pères" et des "nouveaux pauvres"), est une manière de mettre ce problème de communication en évidence.

Peut-ètre faut-il, toutefois, souligner que ces questions de langage ne sont pas seulement des problèmes de communication.

La hâte qu'a le corps social à voir traiter les "vrais problèmes" a en effet quelque chose de suspect. Qu'est-ce qu'un "vrai problème" ? La refonte de notre système politique - car en choisissant d'utiliser ironiquement l'expression byzantine "107 quater", c'est en fait ça qu'on vise - ce ne serait pas un vrai problème? Et pourquoi l'immigration serait-elle nécessairement plus un "vrai problème" que la pauvreté galopante, que le règne désormais sans partage d'un seul Etat sur la planète entière, que le maintien chez nous d'industries d'armement, que l'internationalisation de l'économie, que le retour en force de l'irrationnel dans nos cultures?

Les problèmes, c'est le langage qui les fait problèmes. Car la force du langage n'est pas seulement d'obscurcir, de clarifier ou de transmettre. C'est aussi de construire. Construire les problèmes, les hommes politiques, et nous-mêmes. Une crise, par exemple, est créée par ce qui la dit : son apparition est un acte politique, non la reconnaissance d'un fait. Les hommes aussi sont des signes : de la compétence, ou du malheur, ou de l'avenir. Signes qui, comme les problèmes, peuvent se démonétiser.

La vraie question à poser, pour agir sans omettre de réfléchir, est donc la suivante : comment construit-on un problème? Comment fabrique-t-on de l'immigré, de l'ennemi, du leader?

Toutes ces questions procèdent d'une pensée que l'on pourrait appeler "déconstructionniste", telle qu'on la trouve,par exemple, dans Pièces et règles du jeu politique de Murray Edelman 1. Cette pensée conteste que nous vivions dans un monde où le citoyen informé pourrait protéger efficacement  l'intérêt général ou le sien propre. Une telle idée postule en effet qu'il y aurait d'une part un monde des faits objectifs, où les événements seraient dotés d'une signification stable, et de l'autre un monde humain fait d'individus réagissant rationnellement à ce qu'ils savent. Illusions que l'histoire s'est toujours chargée de démentir: ce qui la meut est rarement l'esprit critique, mais toujours la certitude morale.

C'est ici que prend place le processus de construction. Un problème social n'est pas un phénomène vérifiable, mais un dispositif servant des intérêts particuliers. Certains "problèmes" font la une - de la menace soviétique à la toxicomanie -, parce qu'ils servent le pouvoir en place en renforçant son contrôle sur les comportements du citoyen. A l'inverse, ériger en problème la peine de mort ou une vraie politique du logement n'est pas pensable, car cela remettrait en question la répartition du pouvoir.

Le véritable rôle de la construction est de justifier des pratiques. Car dans la pensée déconstructionniste, il n'y a pas de problème en soi : rien que des solutions. Des solutions qui apparaissent en effet toujours en premier, et psychologiquement et chronologiquement. On le voit : c'est peu de dire que la politique est un spectacle. Car dans la dramaturgie, même les personnages sont écrits.

Les démonstrations des déconstructionnistes ont parfois quelque chose d'angoissant. Par exemple lorsqu'elles montrent pourquoi l'homme politique le plus motivé est condamné au conformisme, à l'ambigüité, à l'inauthenticité; par quel jeu structural il est amené à ressembler à son opposant. Leur relativisme laisse inquiets, sans assurance sur ce qu'est le réel.

Mais toute lucidité est angoisse. Y compris celle qui nous apprend à lire nos propres discours. Si elle les décape de leurs justifications pseudo-rationnelles, elle nous laisse en revanche notre pleine responsabilité devant l'essentiel : le choix et la construction de nos systèmes de valeur.

Langage et citoyenneté

C'est en ce point qu'il faut revenir au rôle du langage dans ce processus de construction.

C'est entendu, le langage n'est pas la réalité : on ne mange pas le mot pain.

Mais le langage donne prise sur la réalité. Ou mieux : assure la maîtrise des réalités. Les gouvernements l'ont souvent compris, qui ont substitué les contributions (supposées raisonnées et volontaires) aux impôts (subits), qui ont remplacé la conscription par le service militaire, ou mieux par le service national,  qui ont transformé leur Ministère de la guerre, dont la dénomination avouait trop crûment la fonction en un moins offensif Ministère de la défense.

Ces exemples montrent par avance les ambigüités de tout travail sur la terminologie des relations publiques.

D'un côté l'emploi d'un certain langage permettrait de rapprocher le citoyen des institutions qui déterminent sa vie, institutions tant privées que publiques.

On ne dira jamais assez que c'est l'intimidation langagière qui rend complexe la vente par correspondance, qui aboutit à l'endettement des ménages, qui fait de l'administration fiscale un monstre, qui rend nos institutions byzantines.Clarifier les rapports entre gens et institutions, en clarifiant le langage qui sert à les construire me paraît une urgence. Plus important en tout cas que les lamentations sur la qualité de la langue ou de l'orthographe de nos petits écoliers - problème construit s'il en est - et même que les problèmes du choix de la langue dans l'affichage public. C'est qu'un langage clair abat les cloisons. Il suscite le risque de démocratie, car il offre la possibilité d'un contrôle direct sur les choses. La véritable écologie du langage est là : autoriser le traitement direct par le citoyen de tout ce qui le touche.

Mais d'un autre côté, travailler sur la terminologie des relations publiques, ce peut aussi être une manière d'éviter de toucher aux choses. Il est plus facile d'inventer un mot ou un slogan que de changer des habitudes. Même si les mots aident à changer les habitudes. Or le siècle de la publicité s'y entend à ces inventions qui ne coûtent pas et ses plus grandes inventions en matière de camouflage, c'est sur le terrain des mots qu'on les trouve : ne dites pas "mise à  la porte", mais "restructuration";ne dites pas "sacrifice" mais "redéploiement"; ne dites pas "guerre", mais "opération de police"; pas "on a été battu" mais "nous connaissons un léger tassement".

Communauté, région et coetera...

Toutes ces ambigüités sont bien reflétées par le langage qui sert à dire, et donc à construire, les nouvelles institutions belges.

On constate en effet que les francophones belges, et singulièrement les Wallons, ne disposent aujourd'hui pour parler d'eux-mêmes que d'une terminologie institutionnelle très peu faite pour les rapprocher de leur réalité.

Aucune terminologie n'est innocente. Et celle qu'on leur offre présente, à l'analyse, trois traits négatifs. Ces traits sont : abstraction, polysémie,et sujétion.

Abstraction : des termes comme exécutif, assemblée recouvrent noralement un très grand nombre de réalités. Ils sont si généraux qu'ils ne peuvent pas signifier grand-chose aux yeux du citoyen, ils ne désignent que très abstraitement les instances qui les gouvernent ou qui légifèrent à son sujet.

Polysémie. Nombre de termes officiels utilisés ont déjà un sens dans le langage courant. Ajouter, de manière volontariste, un sens nouveau à ces mots n'aide pas nécessairement à identifier la chose qu'ils désignent.

C'est le cas de communauté : on sait ce qu'est une communauté religieuse, on a appris à connaître les Communautés europénnes; mais ce mot vient, chez nous, désigner  ce que la géopolitique appelle déjà groupe linguistique, nation, ou tribu. C'est encore la cas de  région : je sais ce qu'est la région spadoise, la région namuroise; à  l'école, j'ai appris ce qu'était la région calcareuse...  Ici, le mot vient désigner un Etat. Un Bruxellois peut certes représenter l'endroit où il vit de différentes manières : comme une ville, comme un district fédéral (celui de Washington est joli), mais il est sûr que le mot de région ne l'aidera pas particulièrement à distinguer et à hiérarchiser ses différentes appartenances.

Sujétion. Toute la terminologie en usage fait apparaître une conception très nette des relations entre Etat central et entités fédérées : ces relations ne sont pas de complémentarité, mais de sujétion. Songeons à dotation, qui désigne une somme donnée d'en haut, non une somme à laquelle on a naturellement droit (ce que son corrolaire, régionalisation, indique avec plus de netteté encore).

Cette terminologie officielle est celle qu'on trouve dans la Constitution belge. Elle témoigne en tout cas de ce que cette Constitution a été rédigée par des personnes qui, de manière consciente ou non, réprouvaient fondamentalement le principe fédéral d'une union volontaire d'entités libres. Ils n'y croyaient pas, et leur excès d'imagination terminologique dénonce bien les contorsions auxquelles ils se sont soumis, d'assez mauvais gré au reste.

Tout d'abord,ces entités fédérées se voyaient, au moment même où on les créait, refuser tout statut d'Etat. Nulle part ailleurs un Etat fédéré n'est appelé région. Ce mot suggère des limites floues, ce qui est incompatible avec la représentation que l'on se fait aujourd'hui d'un Etat. Bien mieux : on refusait à ces entités d'être authentiquement dirigées : un exécutif est, rappelons-le, autre chose qu'un gouvernement, puisqu'il comprend l'administration. Enfin, la terminologie adoptée, avec ses asymétries, révélait des fantasmes historiques assez louches : pourquoi n'a-t-on pas voulu d'une "Communauté allemande", puisqu'il y avait bien une "Communauté française"? Et si l'on a voulu éviter de renvoyer au non d'un Etat existant, pourquoi n'avoir pas opté pour une "Communauté francophone" à côté d'une "Communauté germanophone"?

Un effet pervers particulier de cette terminologie est de dissocier radicalement "Wallonie" et "région wallonne". Distinction bien douteuse,et grosse de dérives : fait-on de la "France" et de la "République Française" (pour ne pas rappeler ici le souvenir de l'"Etat Français"), deux choses différentes? distingue-t-on "Belgique" et "Royaume de Belgique"? La dissociation entre "Wallonie" et "région wallonne" aboutit parfois à la schizophrénie. Par exemple,la presse ne parle jamais de la rigueur budgétaire de "la Wallonie" : si cette rigueur est mise en évidence, c'est celle de la "région wallonne". Par contre, si des grèves éclatent sur le sol wallon, ce sera "la Wallonie qui s'arrête". Pourquoi ne pourrait-ce être "la Wallonie" qui soit bien gérée?

A réalités nouvelles, mots nouveaux

La terminologie officielle est donc porteuse d'hypothèques pesant gravement sur une prise de conscience des citoyens.Car elle ne leur permet pas de communiquer efficacement entre eux à leur propre sujet.Et surtout,elle creuse le fossé entre eux et l'Etat : comment pourrait-on se sentir proche d'un Ministre-Président-de-l'exécutif-de-la-Communauté-française-de-Belgique?

Il faut donc abandonner au plus tôt cette terminologie.

Si l'on en convient, trois questions se posent : peut-on l'abandonner? Par quoi la remplacer? Et qui en a le pouvoir?Répondons à ces trois questions.

Peut-on abandonner la terminologie officielle? Certes, cette terminologie est celle de la Constitution. Et on peut rêver de la changer à la faveur d'une prochaine révision. Mais outre que cette ambition est peu réaliste, elle n'a pas de pertinence ici : la Constitution ne traite nulle part des termes que l'Etat devrait obligatoirement utiliser pour s'adresser au citoyen. Aucune loi ne le prévoit non plus.Toute liberté existe donc en cette matière. Les Flamands l'ont bien compris, qui parlent de vlaamse regering - gouvernement flamand - et non d'exécutif, de premier ministre flamand. Ces termes que la Constitution ne prévoit pas sont immédiatement compris de tous, et la presse de langue française l'utilise d'ailleurs fréquemment. Alors qu'elle ne parle jamais de "gouvernement francophone", et presque jamais de "gouvernement wallon" (ou alors avec des guillemets, ou d'autres marques d'ironie encore).

Par quoi remplacer la terminologie officielle ? Ce qui précède montre assez dans quelle direction il faut aller : précision, clarté, autonomistation. On ne parlerait ainsi plus de Ministre-Président, mais de premier ministre. On ne parlerait plus de siège, mais de capitale, plus d'exécutif, mais de gouvernement, plus d'assemblée, mais de Parlement, plus de région mais d'Etat. Et évidemment, on ne parlerait plus de région wallonne, mais simplement de Wallonie.

Qui a le pouvoir (ou  le devoir) d'utiliser une nouvelle terminologie ? La responsabilité en incombe en premier lieu aux gouvernements et principalement au gouvernement wallon, qui dirige un Etat ressemblant plus que la "Communauté" à l'idée qu'un citoyen moyen se fait d'un Etat. Dans leurs communiqués, leurs conférences de presse, les documents qu'ils destinent au grand public, ils doivent cesser de s'adresser à leurs partenaires et aux citoyens dont ils ont la charge dans une terminologie aliénante et de parler d'eux-mêmes dans un langage qui porte la trace du mépris dans lequel ils sont nés. Elle incombe en second lieu aux autres faiseurs d'opinion : journalistes de la presse écrite ou parlée, rédacteurs de brochures, de guides, créateurs de manuels scolaires.

Il faut sans doute une nouvelle citoyenneté. Mais si ce mot ne doit pas être un simple slogan, il faudra des regards neufs sur notre vieux monde, et donc des langages nouveaux.

Voir les dernières nouvelles du 1er mars 2010: Le nouveau débat sur l'identité wallonne

  1. 1.  Murray Edelman, Pièces et règles du jeu politique, trad. de l'anglais par C.Cler, Le Seuil, coll. La Couleur des idées,Paris 1991.