Comment sont morts les morts de Grâce-Berleur (I) et (II)

Toudi mensuel n°1, février 1997
Histoire de Belgique et de Wallonie

Note : ce texte avait été scindé en deux partie, la première paraissant dans le n° 1 de la revue Toudi mensuelle et la deuxième dans le numéro 2. Pour faciliter la lecture de ces archives, nous plaçons le texte entier dans les deux numéros dans la section "archives" et plus précisément dans Toudi mensuel

Note additionnelle de ce 7 janvier 2012 : les interrogatoires des témoins du drame ( Félicie Samson, M.Kaye, M.Godecal, M.Heusdens, Joseph Pollard), ainsi que les croquis d'autopsies des victimes réalisés par l'Institut de Pathologie de l'université de Liège font partie des archives d'Elie Troclet entreposées à l'Institut Supérieur d'Histoire Ouvrière, Economique et Sociale. L'essentiel en a été reproduit par M. Manuel Dolhet lors de la présentation de son mémoire en histoire à l'UCL intitulé Le dénouement de la question royale : juillet, août 1950 (Promoteur M.Dumoulin), en janvier 2001. Il faut également remettre en cause non pour sa sincérité mais pour son exactitude le témoignage du chef des gendarmes Oscar Millet dans La Libre Belgique du 2 janvier 2011 1

Le 11 mars 1950, une majorité de Belges répondit oui à la question ("Consultation populaire") de savoir si Léopold III devait reprendre ses prérogatives constitutionnelles. Le roi obtint une majorité de plus de 70 % en Flandre, mais fut battu dans l'arrondissement de Bruxelles et se vit opposer le refus des Wallons à près de 58% . Quelques mois plus tard, il revint cependant au pays, le 22 juillet. Aux attentats à l'explosif, succéda une grève générale qui prit un tour insurrectionnel, André Renard déclarant qu'il laisserait se noyer les mines et s'éteindre les hauts-fourneaux. Le 30 juillet la gendarmerie tuait à Grâce-Berleur. Le même jour, des personnalités importantes réunirent les éléments d'un éventuel gouvernement wallon provisoire. Par ailleurs, une marche sur Bruxelles se mettait en branle avec, en son sein, des éléments armés issus de la Résistance. Le très grave incident de Grâce-Berleur fut l'un des arguments utilisés par le gouvernement homogène PSC de Jean Duvieusart, majoritairement hostile au maintien de Léopold III, pour amener le monarque à annoncer son abdication différée et le transfert de ses pouvoirs à son fils devenu "Prince Royal". Le texte qu'on va lire analyse jusque dans les détails l'affaire de Grâce-Berleur. Il a été d'abord publié dans une brochure éditée par Wallonie Région d'Europe en 1990. Cette réédition a été revue par l'auteur et il y a ajouté certaines notes. Sa première diffusion a été trop restreinte et reste parfois inconnue, même de certains spécialistes. L'approche presque trop scrupuleuse de son auteur permet de juger de ce qui s'est passé: chaque détail, ici, prend figure de luminaire jetant sur cette affaire une lumière douloureuse et étonnante.

TOUDI

Le texte original publié à l'occasion du quarantième anniversaire des événements avait pour titre: Grâce-Berleur, le dernier combat de la campagne des dix jours. L'intitulé nous paraissait parfaitement adapté au climat des dernières journées du mois de juillet 1950 tellement elles nous semblaient imprégnées de cette profonde détermination qui fait l'esprit des révolutions. Une partie importante de la population se sentait spoliée par le retour du Roi, à tel point qu'elle considérait n'avoir plus rien à perdre: elle était prête à tous les engagements, à tous les sacrifices. Il n'y aurait pas de compromis: cela se passerait sans Léopold III, ou sans eux. En dernier recours, une marche armée sur Bruxelles avait été prévue pour le 1er août avec pour projet, aux dires de certains, une sécession de la Wallonie. Depuis l'atterrissage du monarque à Evere le 22 juillet jusqu'à l'annonce de son abdication différée, le soir du 31, dix jours de grèves, de manifestations de masse et de sabotages se succèdent : c'est la campagne des dix jours.

Peu de choses ont été changées par rapport au texte original: aucun élément nouveau ne nous a été rapporté quant au massacre de Grâce-Berleur; aucun des lecteurs de la plaquette de 1990 dont certains avaient participé ou avaient été témoins des événements n'a fait de remarque ou contredit la relation que nous en avions faite.

On attend d'un historien qu'il cite ses sources, malheureusement nous ne pouvons être très explicite: malgré que les les faits semblent lointains, plusieurs personnes ont accepté de nous renseigner à la condition expresse que leur nom soit tu; nous nous retranchons donc, dans ce cas, derrière le secret professionnel des journalistes.

Nous disons plus bas dans le texte que l'exemplaire du dossier répressif archivé au Palais de justice de Liège avait été détruit. Or, par celui-ci, nous aurions pu apprendre énormément; en effet, il rassemblait tous les témoignages et rapports d'enquête nécessaires à l'instruction du procès à charge des gendarmes. Mais il en existait plusieurs copies qui devaient permettre aux différents avocats de préparer leur défense; par ailleurs, les témoins recevaient également un duplicata de leurs dépositions. Certains habitants de Grâce-Berleur, certains acteurs des faits, certains de leurs parents ont gardé ces pièces parmi leurs papiers de famille ; d'autre ont même tenté d'en rassembler le plus possible, détenant ainsi chacun un bribe de l'information. L'étude historique que vous allez lire est la première de cette ampleur a avoir été réalisée sur le sujet; en outre, elle a donné lieu à un grand battage médiatique qui a constitué un appel implicite aux témoignages. Petit à petit, aux cours des rencontres qui ont suivi, des documents ont été exhumés - notamment un rapport de balistique - qui mis bout à bout prenaient une signification, complétaient un puzzle. Nous pouvons affirmer que la relation de la manifestation sanglante repose sur plus de cent témoignages écrits de l'époque auxquels il faut ajouter les déclarations des survivants. La tentative de reconstitution des incidents de Grâce-Berleur qui va suivre se fonde donc sur le récit de témoins directs des événements. Il n'y a pas, loin s'en faut, unanimité des personnes présentes quant au déroulement des événements et, surtout, quant à la responsabilité des acteurs de cette tragédie. Toutefois, notre description, parce qu'elle repose sur un examen critique sévère et une confrontation aussi objective que possible des différentes versions des faits, est, à coup sûr, très proche de la réalité. Dans un souci de retenue, nous nous sommes contenté de reproduire les noms publiés dans les journaux de l'époque: il ne nous appartenait pas de lever l'anonymat entourant les autres...

Thierry Goossens

Nous tenons ici à exprimer notre gratitude à l'égard de Wallonnie Région d'Europe et tout particulièrement à Monsieur José Happart qui nous a permis de publier ici la majeure partie de cette étude qu'il avait éditée en 1990.

I) La manifestation sanglante.

Malgré la forte chaleur régnant en cette après-midi du 30 juillet 1950, de quatre à six cents personnes se sont massées sur la place des Martyrs de la Résistance: vers dix-sept heures, conformément à la décision prise, le 27 juillet, par le comité de grève de Grâce-Berleur, le député Simon Pâque et divers autres orateurs socialistes doivent informer la population de l'évolution de l'Affaire royale. Il y a là beaucoup d'hommes, mais aussi des femmes et des enfants.

Le discours de Simon Paque et l'arrivée des gendarmes

Juché sur un tas de sable abandonné devant une maison en construction, Simon Paque se prépare à prendre la parole. Mais le "téléphone arabe" a fonctionné au-delà de toute espérance: tous veulent être tenus au courant des décisions prises à Bruxelles. L'assistance est trop nombreuse et personne ne voit l'orateur... On le convie donc à gagner le balcon du café "la Boule Rouge". A ses côtés, un jeune avocat, René Thonon, président du Comité d'Action commune locale de Grâce-Berleur, le secrétaire de ce même Comité, Antoine Loensbergh, ainsi que Corneille Tousset, représentant local de la FGTB et délégué syndical du Bonnier.

René Thonon présente l'orateur et la harangue commence. Pendant ce temps, un coup de téléphone anonyme dénonce le rassemblement à la brigade de gendarmerie de Hollogne-aux-Pierres: onze gendarmes commandés par un maréchal logis-chef prennent place dans une camionnette

Dix-sept heures trente: le député vient de terminer son discours lorsque le véhicule de la brigade s'arrête devant l'actuelle pharmacie Discry, à l'embouchure de la rue des Alliés. Simon Paque exhorte ses auditeurs au calme: Voici les gendarmes, mais j'ai néanmoins fini mon discours; restez calmes et rentrez chez vous.

Les hommes descendent de la fourgonnette et, sur ordre de leur chef, prennent la formation en "tirailleurs": ils se déploient de front sur la largeur de la route, chacun tenant son arme à pleine main. Un des gendarmes est envoyé en arrière afin de prêter éventuellement secours au chauffeur resté seul auprès de son véhicule: dix hommes font face à l'attroupement. Leur armement individuel se compose d'une mitraillette "Sten" (calibre 9 mm. parabellum de fabrication britannique) ou d'un fusil à répétition "Lee-Enfield" (calibre 303, également de fabrication anglaise), ainsi que d'un pistolet "Browning" type GP de calibre 9 mm. parabellum semi-automatique. En exécution des ordres donnés la veille par le lieutenant de la brigade, les armes sont chargées, mais aucune balle n'est engagée dans le canon.

A l'arrivée du peloton, une bonne partie des manifestants se retire; le reste est refoulé sans trop de problèmes sur les trottoirs. Le terrain est ainsi à peu près dégagé quand la situation s'envenime.

Simon Paque se portait à la recherche du chef des gendarmes; celui-ci, de son côté, désirait interroger l'orateur: ils se rencontrent au milieu de la rue. Le député, saisi par le bras, est entraîné vers la camionnette. petit à petit, l'assistance forme cercle autour du groupe. Arthur Samson, coiffeur, militant socialiste convaincu et bourgmestre de Grâce-Berleur, qui a probablement assisté au meeting depuis le début, se fraye un chemin et s'approche de Simon Paque: Vous n'allez quand même pas emmener notre député! La foule se faisant menaçante, plusieurs responsables locaux dont le bourgmestre, tentent de l'apaiser, lui rappelant que Simon Paque, couvert par l'immunité parlementaire, ne peut être retenu que quelques minutes. Sans doute ne sont-ils pas entendus car la tension s'exacerbe. Arthur Samson est arrêté à son tour: c'en est trop...

L'étau se resserre autour des gendarmes, on les injurie. Se sentant en danger, le chef dégoupille une grenade de dissuasion en bakélite et la lance derrière lui. Promptement récupérée par un vieux garde-chasse et réexpédiée par-dessus le mur de la plaine des sports, elle n'explose pas. Mais le cri fuse de toutes parts: Des grenades! Les réactions de la foule sont de deux types: pour la plupart, panique et fuite en tous sens: on se bouscule, chacun essaye de sauver sa peau; pour les autres, indignation et fureur: les briques d'une maison en construction servent de projectiles, on se rue sur les gendarmes. Les témoignages concordent: le jet de la grenade a tout déclenché.

La riposte de la maréchaussée ne se fait pas attendre: elle se dégage à coups de crosses, les armes tenues par le canon. Une vieille dame est menacée: un spectateur se jette devant elle et reçoit le coup à sa place. A ce moment, un ami de Simon Paque l'agrippe par le bras et le met à l'abri dans un garage des environs. Il y reste jusqu'à la fin des hostilités, comme le certifieront plusieurs personnes réfugiées dans ce local tout au long de l'échauffourée.

Le drame

Albert Houbrechts, 36 ans, mineur, bâti comme roc, prend à partie le chef des gendarmes. Quelle en est la raison? L'opinion unanime le décrit comme un géant paisible, tout à l'opposé d'un esprit belliqueux. Saisit-il la mitraillette pour se défendre des coups de crosses, ou, comme d'aucuns l'affirment, parce qu'il voit le chef charger son arme et veut l'empêcher de tirer?

Les deux hommes s'affrontent sur le trottoir du café La Boule Rouge: ils se servent à tour de rôle de l'appui de fenêtre pour garder l'équilibre. Houbrechts tente d'arracher la mitraillette; le gendarme, empêtré dans la sangle, veut l'armer. Par derrière, un manifestant lui rabat le casque sur les yeux, fait tomber ses lunettes. Houbrechts - ou une autre personne - saisit le sous-officier à la gorge. Celui-ci, comprenant qu'il n'arrivera pas à ses fins, lâche la "Sten" d'une main pour dégainer son pistolet. Un troisième individu intervient, dans le seul but de dévier le tir: en effet, il lui aurait été facile d'arracher le pistolet tenu à une seule main.

Un autre gendarme, jugeant son chef menacé, frappe les agresseurs à coups de crosse. L'homme qui retenait le pistolet recule. L'officier est enfin libre: il tire quasi à bout portant dans le ventre d'Albert Houbrechts, il redresse légèrement son arme et lâche un deuxième coup qui fracture la mâchoire et pénètre dans le cerveau de son adversaire.

Pour se dégager complètement, le maréchal des logis-chef presse à nouveau la détente de son "Browning" dont le canon est, à ses dires, dirigé vers le haut; étrangement, ce geste fera encore un mort et deux blessés dont l'un succombera par la suite.

Joseph Thomas, 22 ans, ouvrier électricien et délégué syndical FGTB, est venu assister à la fin du meeting pendant que sa jeune épouse allaite leur premier né âgé de deux mois. Une balle l'atteint dans le dos, sectionne la moelle épinière et occasionne des dégâts pulmonaires importants. Il est touché par derrière, selon une trajectoire de bas en haut, alors qu'il s'éloignait et n'avait rien de menaçant: Comment invoquer la légitime défense? Reste l'hypothèse d'une balle perdue, peu défendable étant donné la courte distance entre le gendarme, censé tirer en l'air, et la victime... Plus grave encore, c'est un homme à terre qu'on aurait abattu alors qu'il fuyait. En effet, plusieurs témoins l'ont vu s'éloigner à quatre pattes à un moment où il ne pouvait déjà être touché (la balle ayant instantanément paralysé les membres inférieurs). Quoique plausible au point de vue de la balistique cette dernière affirmation demeure cependant invérifiable.

Henri Vervaeren a 26 ans, il est camionneur et célibataire. Tout étant fermé suite à la grève générale, il va sur la place pour passer le temps tandis que son jeune frère de quatorze ans joue aux prés. Un projectile le transperce de part en part: il traverse le bras droit, perfore le thorax;, déchire le cœur et ressort par le flanc gauche. Le chef a tiré selon une trajectoire horizontale... Henri Vervaeren glisse le long du mur et tombe assis: il mourra dans cette position.

A ce même moment, Fernand Golinval, machiniste, reçoit une balle dans l'épaule gauche, la blessure est sans gravité, mais nécessite plusieurs jours d'hospitalisation.

L'action s'est déroulée dans un intervalle de temps très court: les victimes se sont effondrées à quelques mètres les unes des autres, à proximité de la vitrine du café La Boule Rouge. A peine libre de ses mouvements, le chef avait tiré cinq coups "en l'air"... et fait mouche par trois fois, ce qui est en soi une belle performance!

Cette subite explosion de violence ne fait qu'augmenter la confusion. Affolés, les gendarmes tirent en tous sens; le crépitement rageur des "Sten" provoque le repli désordonné des derniers spectateurs. Fort heureusement, les mitraillettes restent braquées vers le ciel ou le sol: Arthur Samson sera blessé à la jambe par les éclats d'une balle qui a ricoché, mais à ce moment personne ne sera tué.

Sans transition, un silence irréel envahit la place désertée: plus un coup de feu, plus un cri. C'est alors qu'une dernière victime va tomber dans l'incompréhension générale.

Le mort "de trop", l'hystérie policière

Pierre Cerepana, un pensionné mineur d'origine hongroise, regagne sa demeure en compagnie de son beau-frère. Les deux hommes, qui n'ont pas assisté au meeting, ignorent tout de sa sanglante issue. Survenant par hasard, ils sont intrigués par le calme et la cohue qui règnent sur la place du Pérou; mus par un réflexe de curiosité, ils s'arrêtent à l'entrée de la rue Jean Jaurès. Assis sur la selle de sa bicyclette, un pied sur le trottoir, Cerepana observe la foule qui s'égaille dans toutes les directions. Soudain, son compagnon s'écrie: Attention, il y a un gendarme qui vise! L'ancien mineur n'a pas le temps de réagir: une détonation sèche claque; frappé en pleine tête, le malheureux s'écroule comme une masse face à l'entrée de la piscine communale. Les témoignages concordent: l'arme est un fusil (le coup de feu a résonné de façon caractéristique); depuis la devanture du café La Boule Rouge, un gendarme isolé - et donc aucunement menacé - a épaulé son "Lee-Enfield" dans la direction de Cerepana. Une première fois, le percuteur a frappé à vide. Ce n'est qu'au terme d'un deuxième essai et après avoir visé que le gendarme a atteint sa cible... distante de cent quarante mètres! On traîne la victime dans un garage proche où s'est réfugié le vicaire de la commune. Le moribond reçoit l'extrême-onction avant d'être conduit à son domicile; il expire quelque temps après. Il était âgé de quarante-cinq ans.

Simon Paque se décide à quitter sa cachette et se coule à travers les jardins afin de joindre par téléphone la permanence socialiste de Liège: On tire à Grâce-Berleur! Le sénateur Hubert Rassart est à l'autre bout du fil. Il gagne immédiatement les lieux au volant de sa voiture de sport. De son côté, Simon paque se rend aux gendarmes; il sera conduit avec Arthur Samson au poste de Hollogne-aux-Pierres.

Tout au long des événements, certains membres des forces de l'ordre font montre d'un manque de sang-froid troublant. Un journaliste du Monde du Travail (le seul présent), Léon Léonard brandit sa carte de presse. On le menace: Viens ici, journaliste, on va t'arranger ton affaire. Une mitraillette est braquée vers lui: il a juste le temps de faire demi tour et de se mettre à courir avant que ne crépite une rafale certainement destinée à l'intimider (à cette distance, il était en effet impossible de manquer son homme). Le même tireur prend à partie un badaud qui assistait à la scène et le manque de peu.

Quiconque tente de secourir les agonisants est impitoyablement repoussé. Il faut prendre beaucoup de risques pour transporter Joseph Thomas dans le garage où il recevra les premiers soins. Malgré sa blessure pulmonaire, les gendarmes ne permettront jamais que l'on entrouvre le volet pour aider le jeune homme à respirer.

Le comportement de la maréchaussée frôle parfois la plus choquante inhumanité. Des passants s'inquiètent de l'état des deux derniers manifestants restés sur le pavé et proposent de s'en occuper; ils ont rabroués: C'est inutile, il a capitulé et même On va te faire la même chose. Un spectateur apeuré qui s'était terré dans une ruelle est débusqué et menacé de mort: Je vais te tuer comme un chien.

La place dégagée, les curieux qui regardent par les fenêtres sont braqués depuis la rue. Ils doivent fermer les volets sous peine d'essuyer un coup de feu. ¨Pourquoi cette hargne? Le sentiment le plus répandu est que les gendarmes désiraient récupérer le douilles en l'absence de témoins.

Un grand nombre de participants déclareront avoir vu des gendarmes frappés de folie. L'attitude hystérique de l'un d'eux frappe l'ensemble de l'assistance: le casque rabattu sur la nuque, Un grand mince aux cheveux noirs court en tous sens, tire des rafles qui le secouent spasmodiquement et profère des menaces de mort à l'encontre des observateurs. Aujourd'hui encore, Léon Léonard se demande s'il ne faut pas attribuer ces agissements à l'emprise de l'alcool. Selon nous, il faut plutôt en chercher l'origine dans le manque de sommeil de troupes sur le qui-vive depuis plusieurs jours: les interventions se sont multipliées, leur violence est allée croissant et l'autorité des gendarmes n'a cessé d'être moquée et bafouée.

Des renforts interviennent. Les témoignages divergent quant au moment exact de leur arrivée, mais le plus probable est que la fusillade a déjà pris fin. Hubert Rassart pénètre sur l'esplanade du Pérou peu de temps après. Il interpelle le sous-lieutenant dirigeant le deuxième convoi, lui montre sa plaque de parlementaire: on le laisse passer. L'officier lui déclare que le chef du premier peloton a été agressé: on l'a étranglé au sol, on a tenté de lui arracher sa mitraillette et ensuite son révolver; c'est alors que le coup est parti presque par accident et que la fusillade a commencé sous l'effet de la panique: les subordonnés ont tué quand ils ont vu que leur chef, en danger, avait ouvert le feu. Celui-ci, en outre, était en droit d'invoquer la légitime défense: il pouvait en effet craindre pour sa vie.

"Tort des victimes" (H.Rassart). Récit d'une Parlementaire

Hubert Rassart se forge l'opinion qu'une partie des torts se trouve du côté des victimes et des organisateurs du rassemblement. En effet, si le meeting s'était déroulé dans le stade communal situé au centre de la place, la manifestation ne serait pas tombée sous le coup de l'arrêté du Commissaire d'arrondissement. C'est en ce sens qu'il déclare à Max Buset, président du parti socialiste: Faisons des funérailles grandioses et n'allons pas plus loin: nos hommes sont en partie responsables du massacre.

Le sénateur Rassart est suivi de près sur les lieux par deux parlementaires socialistes, Léon-Eli Troclet, ancien ministre, et madame Fontaine-Borguet. Voici le récit qu'elle a laissé de cette soirée. Il sera repris dans une intervention qu'elle fera à la Chambre au mois d'août pour demander l'indemnisation des familles des victimes - au même titre que les veuves de guerre - et l'ouverture d'une enquête en vue d'établir la responsabilité des différents acteurs de la tragédie. Le principal intérêt de cette narration réside dans son ton, typique de l'atmosphère d'alors et imprégné par la profonde tristesse des soirs de bataille.

A Grâce-Berleur, le dimanche à six heures du soir, dès le meeting de M.Paque terminé, les gendarmes sont venus commettre des assassinats sur le rassemblement paisible des grévistes.?Nous sommes arrivés sur les lieux... quelques minutes après la tuerie.?Pendant ,notre parcours en, voiture, dans la commune, la population généralement si calme, si réservée, nous interpellait, nous suppliait de ne plus avancer, car les gendarmes, disait-on, étaient devenus fous, ils tiraient à tort et à travers. Nous avons du reste remarqué plusieurs blessés, ayant reçu des coups de crosse sur la tête.?A notre arrivée, place des Martyrs de la Résistance (nom prédestiné sans doute), les gendarmes empêchent notre voiture d'avancer. Monsieur Troclet et moi-même exhibons nos libre-parcours. M. le Ministre est autorisé à franchir le cordon de gendarmes. Pour moi, ce n'est pas le cas, ils ne croient pas que les femmes peuvent être députés en Belgique! Ils nous reçoivent, du reste, mitraillette au poing.?En face du café La Boule Rouge , sur le trottoir, nous apercevons deux cadavres baignant dans leur sang... nous avons vu couler le sang de la classe ouvrière... les gendarmes regardaient cela sans frémir.?Il faut rendre hommage à Mesdames Hagelstein-Salman et Vanlessen-Matriche pour le courage et le dévouement dont elles ont fait preuve en des circonstances aussi pénibles. Elles se sont portés au secours des victimes... et grâce à leur insistance auprès des gendarmes qui ne voulaient rien entendre, on a pu porter les premiers soins au blessé Thomas, qui se mourrait. Les gendarmes refusaient qu'on lève le volet du garage où le blessé avait été transporté, afin qu'il puisse recevoir un peu d'air frais.?C'est trois-quarts d'heure après le drame qu'il a pu être transporté dans une clinique, où il est mort quelques jours plus tard (...)?Sur le terrain du combat, s'il faut ainsi le dénommer, que voyons-nous? Deux des victimes, et rien que des gendarmes et des traces de douilles... cinquante à soixante coups de feu ont dû être tirés.?Les grévistes ne se sont même pas défendus, car on ne voit aucune trace de pierre, de bouteille, de brique ou tout autre engin de défense ... seules des poitrines d'ouvriers contre les mitraillettes des gendarmes! C'est vrai, à ce point, qu'il faudra que les membres du Parquet aillent assez loin pour trouver les pierres à poser sur les petits bouts de papier blanc placés à l'endroit où les douilles ont été relevées (au moment où les photos sont prises par le Parquet).?L'attitude des gendarmes, en notre présence, est d'abord provocatrice, ensuite presque polie... au point que le lieutenant de gendarmerie me prie à un moment de me placer derrière le cordon de gendarmerie. A ma question à savoir Si je n'y vais pas, que me ferez-vous?, il hésite longuement, puis répond Rien - alors répliquai-je: Je reste où je suis.?Pendant les opérations du Parquet deux heures plus tard, les gendarmes coupables observaient curieusement les allées et venues de la magistrature. Sur les lieux se trouvait le frère Houbrechts qui, lors de la découverte du corps de son frère, tient les propos suivants devant nous: Ainsi, frère, ils t'ont tué. Est-ce pour cela que notre frère a reçu les plus grandes décorations américaines de la Résistance et que moi-même je suis allé derrière les barbelés en Allemagne, pendant cinq ans! Se tournant vers les gendarmes, il leur dit: Retirez vos décorations, vous n'êtes plus dignes de les porter, vous avez tiré sur vos frères! Il ajouta: Ils me le payeront, je te vengerai, frère.

Quels que soient les propos tenus par le frère éploré, les gendarmes ne bronchent pas. Le Procureur du Roi est ému, nous sommes tous touchés jusqu'aux larmes, mais les gendarmes restent figés, insensibles.

Au point que Madame Samson leur dit: Jetez vos fusils, mes enfants, venez avec nous, ne mettez plus vos fusils contre vos frères, contre les ouvriers!

Moi-même, je dois leur demander doucement: Ne vous reste-t-il pas un peu de sens humain, juste assez pour ne pas dévisager Monsieur Houbrechts et vous éloigner quelque peu car nous avions bien de la peine à maintenir le calme chez ce frère désespéré et surexcité.?Nous avons, sous les yeux, un des assassins des victimes et il ne pense même pas à se mettre hors de portée de notre vue! Gendarme insensible, inhumain!

A neuf heures, les corps sont transportés en ambulance pour l'autopsie, le Procureur du Roi s'incline, avec nous, devant les victimes. Il ira même jusqu'au domicile de Cerepana pour y accomplir des devoirs de civilité.

Comment nous expliquons cette fusillade

Avec le recul, nous expliquons de la façon suivante le geste meurtrier des gendarmes: harassés par un service particulièrement éprouvant et ininterrompu depuis plusieurs jours, en proie aux quolibets et aux injures des manifestants, défiés ouvertement et ridiculisés par ces mêmes habitants de Grâce-Berleur qui, la veille, ont réussi en dépit des interdictions et des battages, à planter leurs drapeaux en plein centre de Liège, les gendarmes ont progressivement atteint les limites de la résistance physique et nerveuse. L'irritation suscitée par les injures et surtout la hantise de se voir infliger un nouvel affront ont poussé le maréchal des logis-chef à commettre une série de graves erreurs. le lancer de la grenade est une lourde faute, tant sur le plan, tactique que psychologique: loin de calmer l'agitation provoquée par l'arrestation de Simon paque, ce geste libère la colère accumulée et déclenche la catastrophe. Face à la ruée de la foule, certains gendarmes - parmi lesquels des novices mal préparés à la situation - cèdent à la panique et basculent dans la folie sanguinaire. Un quart d'heure plus tard, le calme revenu, quelques représentants de l'ordre n'ont toujours pas recouvré la raison et continuent à agir avec une inutile brutalité.

Ces événements sont incompréhensibles si l'on fait abstraction du climat insurrectionnel dans lequel s'inscrit la Question royale; en cette fin du mois de juillet, les passions culminent; le pays est près de sombrer dans la révolte, voire dans la révolution... En outre, en 1950, la formation de la maréchaussée n'est pas aussi poussée qu'elle l'est aujourd'hui et, de surcroît, une autre échelle des valeurs inspire ses méthodes: en conformité avec les conceptions de l'époque, les moyens importent peu tant qu'ils sont destinés au maintien de l'ordre public.

II) L'enterrement des victimes

Dans la nuit du 31 juillet au 1er août, après une médiation des représentants des prisonniers politiques et des anciens résistants, le roi s'efface, annonce qu'il accepte de déléguer les pouvoirs royaux au prince héritier et ajoute qu'il abdiquera au terme d'un an si l'apaisement se réalise autour de la personne de ce prince.

Derrière les drapeaux rouges et le drapeau wallon

Malgré l'abdication différée du roi et la reprise du travail qui en résulte dans tout le pays, Liège continue la grève en signe de deuil. Le 1er août, les corps des victimes sont transférés au café La Boule Rouge transformé en chapelle ardente. La chambre mortuaire et ses abords sont inondés de fleurs: les différents groupements et partis politiques ont tenu à exprimer leur sympathie aux familles si durement touchées.

Le lendemain, de cent à cent vingt mille personnes de toutes les classes sociales assistent aux funérailles. De nombreuses personnalités politiques participent à cette manifestation de masse: Van Acker, Huysmans, Rey, Buisseret, Buset, Troclet, Merlot, Renard, Dehousse, de Brouckère, Vandervelde (Vve), les Van Belle, Rassart, Gailly, Schreurs, des représentants de la SFIO française... la presse nationale et internationale couvre largement l'événement: le bain de sang et ses suites auront un retentissement mondial.

En tête, précédant une mer d'étendards, flotte le drapeau wallon; suit une fanfare qui entraîne dans sa foulée les enfants des écoles officielles. Des camions transportent une infinité de gerbes et de bouquets. Le corbillard de Cerepana, encadré par une délégation de pensionnés, ouvre la marche; la dépouille d'Houbrechts est escortée par un double cordon de "gueules noires"; des représentants de la Jeune garde Socialiste entourent les restes de Vervaeren. Des mineurs en tenue de travail accompagnent la procession funèbre.

Les hommes politiques prennent la suite du cortège: le gouverneur et les députés permanents marchent devant le bourgmestre, les membres de l'Action commune locale et Simon Paque. Derrière eux défilent les mandataires nationaux et communaux ainsi que les envoyés des différents corps de métier. Enfin la formidable marée des anonymes s'ébranle dans un silence impressionnant: la tête du cortège atteint déjà le cimetière alors que les derniers rangs ne sont pas encore mis en route. Du plus haut toit, un clairon sonne "Aux champs". Les tombes disparaissent sous les fleurs. On inhume les bières dans le caveau communal. A tour de rôle, Arthur Sanson, Simon paque et Max Buset prennent la parole: le président du parti socialiste promet un soutien financier aux familles des victimes.

La lettre d'un prêtre

Dans son édition du lendemain Le Soir relate la cérémonie en ces termes: Le peuple liégeois a fait aux trois ouvriers tués dimanche par de gendarmes à Grâce-Berleur, des funérailles qui compteront parmi les plus grandioses et les plus impressionnantes de toute la Cité ardente. Grandioses par l'ampleur et la multitude des hommages, impressionnantes par la piété et la tristesse des dizaines de milliers de personnes qui formaient tout au long du parcours la plus émouvante des haies d'honneurs.

Le six août, en fin d'après-midi, Joseph Thomas succombe à sa blessure: s'il avait survécu, ses membres inférieurs paralysés l'auraient condamné à une existence peu enviable.

Voici la lettre émouvante qu'un vicaire assurant son sacerdoce à la clinique de l'Espérance à Montegnée envoya à son épouse: Vendredi passé, j'ai eu l'occasion de voir votre mari au dispensaire de l'Espérance. Je savais qu'il avait refusé de parler avec Monsieur l'Aumônier; et malgré son refus, je sentais intérieurement cette nécessité de le voir pour lui exprimer toute la sympathie d'un cœur de prêtre qui voulait communier à sa souffrance...

Nos regards se sont rencontrés et j'ai compris immédiatement tout ce qui se passait dans son esprit depuis ces cinq jours de souffrances et de réflexion anxieuse

Son cœur a parlé sans détours. Le ton sincère de ses affirmations m'a fait découvrir en quelques minutes que j'avais affaire à un homme droit, honnête et en même temps idéaliste. Je n'oublierai jamais ce qu'il m'a dit.

Votre mari doit être de la même trempe que son père qui a conquis par sa droiture l'estime, aussi bien des ingénieurs que des ouvriers des charbonnages.

Maintenant qu'il est entré dans le mystère de Dieu, je tiens à vous dire que je participe intérieurement à votre souffrance et à celle de ses parents et que je n'oublierai pas votre mari défunt, dont l'image m'est constamment devant les yeux, malgré que je l'ai vu seulement pendant une dizaine de minutes. Je prierai pour vous tous dans ce moments difficiles et je demanderai spécialement la bénédiction de Dieu pour votre enfant afin qu'il devienne comme son père, un homme droit, honnête et idéaliste.

L'enterrement de la quatrième victime attirera vingt mille personnes à Grâce-Berleur le jeudi 10 août en fin d'après-midi. A nouveau, le café la Boule Rouge sert de chapelle ardente. Si une bonne partie du monde politique est présente, les sénateurs de Liège sont excusés: ils sont retenus au parlement par d'autres tâches.

IV) L'érection d'un monument

Le Comité du Monument de Grâce-Berleur est fondé le 2 février 1951. On y retrouve entre autres: Simon paque, André Renard, Alex Fontaine-Borguet, Max Buset, Arthur Samson... La réunion du 12 mai arrête les points suivants:

On apposera sur les façades de La Boule Rouge et du Daring une plaque commémorant le souvenir des quatre héros; des dalles de pierre bleue seront scellées dans le sol à l'endroit précis où ils sont tombés. Lors de l'inauguration de la stèle, qui aura lieu dans l'après-midi du dimanche 29 juillet 1951, on annoncera officiellement l'érection pour 1952 d'un monument plus important. Une collecte sera immédiatement organisée et la presse socialiste du pays lancera une vaste campagne en vue de recueillir les cinq cent mille francs nécessaires.

Le directeur de l'Académie des Beaux-Arts de Liège, Joseph Moutschen expose la marche à suivre: la conception et la réalisation du monument réclameront un délai d'un an à deux ans. On pourrait organiser à cet effet un concours mais l'étude des innombrables projets ferait perdre un temps précieux. Par contre, il serait risqué de choisir d'emblée un sculpteur. Le mieux est donc de contacter une dizaine d'artistes. Se pose alors la question du matériau à employer: le bronze se révèle trop cher; cependant, si on lésine sur la qualité on devra rapidement faire face à des frais d'entretien et de restauration dépassant largement l'économie réalisée. On opte dès lors pour le granit.

Le 29 juillet 1951, Simon Paque préside la cérémonie annoncée par voie de presse et d'affichage; le rassemblement se tient dans la plaine des sports contiguë à la place des Martyrs de la Résistance. Une tribune y a été dressée, d'où prennent la parole Arthur Samson et André Renard. La plaque commémorative est présentée au public: coiffée d'un flambeau lumineux, elle est l'oeuvre d'un sculpteur d'origine française, Marceau Gillard. Elève d'Oscar Berchmans (qui conçut en son temps la façade de l'opéra de Liège), celui-ci a déjà réalisé divers travaux en Belgique, notamment La Naissance de la Cité qui domine le pont des Arches. Une inscription est gravée dans le granit: En cet endroit, le 30 juillet 1950, Albert Houbrechts, Henri Vervaeren, Joseph Thomas et Pierre Cerepana, tombèrent sous les balles de la répression, pour sauvegarder les droits du peuple.

Le dimanche 3 août 1952, on inaugure le mémorial. Dans l'assistance nombreuse, on reconnaît: Buset, Leclerc, Major, Fontaine-Borguet, Spaak, Vandervelde (Vve), Troclet, Laboulle, Van Belle, Samson et Paque. la foule entonne en chœur L'Internationale tandis que l'on dévoile le monument. l'ouvrage d'art, aux lignes droites et dépouillées, impressionne. Deux mots se détachent au fronton: Frère, salut. Au centre, un homme debout en "ronde bosse". de part et d'autre, un bas-relief: touchés à mort, les martyrs s'effondrent. Leurs noms sont gravés dans la pierre.

Tous les ans au même endroit, une cérémonie du souvenir sera organisée. Pour le trentième anniversaire, le vieux bourgmestre Samson viendra encore faire un discours. On prévoit de donner bientôt son nom à une nouvelle rue qui aboutira plus ou moins au milieu de la percée Matteoti.

IV) L'indemnisation des victimes

Comme Max Buset l'avait promis le jour des funérailles, on va subvenir aux besoins financiers des veuves et des enfants des morts de Grâce-Berleur. A cet effet, on constitue un Fonds de Solidarité 1950. Des collectes réalisées au lendemain des événements ont largement contribué à rassembler la somme requise, qui a été placée et dont les intérêts permettent au Comité d'action commune (regroupant les quatre institutions socialistes: parti, syndicat, union coopérative et mutuelle) de verser aux familles une indemnité mensuelle.

Tous les mois, les parents touchent leur argent. Au début, on les paye à domicile; ensuite, la somme sera transmise par le C.C.P. de la CGSP, finalement remplacée par la CODEP. Le montant de la pension, variable selon les cas, oscille aux alentours de quatre mille francs. La veuve Thomas reçoit la plus forte somme: elle doit veiller à l'éducation et aux études de son fils Jacques.

Les versements s'effectueront de cette manière jusqu'aux environs de 1962. A cette date, on suspend les paiements à la veuve Cerepana et aux parents Vervaeren. A ces derniers, on déclare qu'à l'époque leur fils serait marié s'il avait survécu; ils n'auraient donc plus joui de son aide financière. A ce même moment, les pensions de survie et les allocations familiales ayant évolué à la hausse, on recalcule les sommes allouées aux Thomas et aux Houbrechts.

Dans le courant de l'été 1972, lorsque le fils Thomas aura terminé ses études d'instituteur, accompli son service militaire et trouvé un emploi dans l'enseignement communal, on interrompra les versements en sa faveur. Le total des compensations attribuées s'élève alors à plus de trois millions et demi de francs.

La constitution et le fonctionnement de ce Fonds de Solidarité 1950 ont été entourés d'un secret quasi complet: Simon Paque, député socialiste, directement impliqué dans l'affaire et habitant de Grâce-Berleur, en ignorait tout jusqu'au jour où, plus de dix ans après, il est pris à partie par les parents Vervaeren mécontents de leur sort.

IV Les débats parlementaires

Dans le compte rendu du conseil des ministres du 31 juillet 1950, on lit: L'après-midi du dimanche, un regrettable incident s'est produit à Grâce-Berleur où trois manifestants ont été tués; il ne fait cependant pas de doute que les gendarmes étaient en état de légitime défense. Le 17 août, lors du vote de confiance du nouveau gouvernement Pholien (d'obédience P.S.C.), Simon Paque lance le débat à la Chambre :

Si je monte à la tribune, ce n'est pas pour faire un discours, mais une déclaration au nom de mon parti.

Dans la déclaration gouvernementale, il y a un paragraphe qui traite de l'ordre intérieur. Cela évoque pour nous la fusillade de Grâce-Berleur et nous rappelle l'interpellation que nous avions déposée. J'ai été spectateur de ce drame. Dès que les gendarmes, qui étaient très excités, sont arrivés, ils ont armé leurs mitraillettes.

La seconde chose que nous avons vue, c'est que les coups de feu étaient sans justification. Quatre hommes ont été tués, huit blessés. Nous avions adressé l'interpellation à M. Duvieusart. Ce gouvernement a été remplacé par celui de M.Pholien. Il y a entre eux un lien de continuité. La même majorité les soutient. Nous demandons de réserver nos droits et, au premier ministre, d'accepter l'interpellation et de fixer une date permettant de donner au débat l'ampleur nécessaire à faire éclater la vérité et la justice.

Sans entrer dans le fond du débat, je voudrais dire qu'on a beaucoup épilogué sur cette tragédie; l'émotion a saisi une grande partie de la population. Mais on a parlé aussi de racaille, de populace.

On a sali, dans certains milieux, la mémoire de ceux qui sont morts ...

A l'issue de la séance, le Premier Ministre Pholien répond:

M. Paque a parlé des événements de Grâce-Berleur, je ne les connais pas autrement que par la presse.

Je lui demande si, compte tenu de notre volonté d'apaisement, il est indispensable d'interpeller. Ce sera pénible et les souvenirs qui seront évoqués iront à l'encontre de notre volonté de réconciliation.

Ce même jour, M.Dejace, député communiste, relève dans la déclaration gouvernementale une volonté de répression plus dure encore; il y décèle une menace pour la classe ouvrière. Il pose la question : Cela signifie-t-il que Grâce-Berleur fut un champ d'expériences pour les gendarmes, qui ont été, comme nous le démontrerons, les provocateurs des désordres? Pour cette raison, il réclame qu'on fixe au lendemain l'interpellation sur ce sujet. Sa demande est reçue.

Le 18 août, L-E Troclet entame la lutte au Sénat; il ne veut pas raconter ce qu'il n'a pas vécu et laisse à Simon Paque le soin de décrire les événements en sa qualité de témoin direct. Mais d'emblée, il est convaincu que le gouvernement n'étudiera pas le dossier objectivement; les déclarations des gendarmes auront plus de poids, fussent-ils les assassins, que celles de manifestants, fussent-ils les victimes.

La position occupée par les coupables dans la hiérarchie sociale aura aussi son importance dans la déformation de la vérité.

La décision du Commissaire d'arrondissement Minne le rend en partie responsable du bain de sang: son arrêté interdisant les rassemblements de plus de trois personnes dans les lieux publics était criminel.

De plus, le jour du drame, la tentative d'arrestation d'un parlementaire au milieu d'une foule de six cents personnes était une aberration. La réaction des auditeurs était prévisible; celle des gendarmes abominable: pendant vingt minutes au moins, ils ont mitraillés des fuyards. Quelles que soient les provocations et agressions - vraies ou fausses - qui sont invoquées, ces vingt minutes de carnage ne peuvent trouver aucune excuse valable, ni juridique, ni politique, ni humaine. Le comportement des forces de l'ordre est d'une rare sauvagerie, et l'on ne peut en aucun parler de légitime défense. Les instructions confidentielles sur "l'ordre public" de 1947 ont été bafouées; elles prescrivaient aux gendarmes de se tenir à distance de la foule pour éviter le contact physique psychologiquement trop propice au déclenchement d"incidents; en outre, elles prévoyaient l'emploi de balles de sûreté et non de balles de guerre. Un mandataire a permis de modifier ces instructions: qui? Le peuple a le droit de savoir.

Pour le sénateur Troclet, qui accorde beaucoup de vraisemblance aux déclarations "à chaud" de certains habitants de Grâce-Berleur, le massacre est un acte de vengeance de gendarmes, furieux d'avoir été les seuls de la région à avoir été joués la veille, lorsque le cortège de Montegnée et de Grâce avait réussi à atteindre la ville, avec Simon Paque en tête, précisément. Leur épuisement n'est pas une excuse; on ne tolérerait pas cette attitude de la part de jeunes soldats pénétrant dans une ville qu'ils auraient assiégée pendant plusieurs jours sous la mitraille; elle est donc inadmissible de la part de militaires de métier qui ont subi pour tout péril le jet de bouteilles ou de briques. Il faut enfin reconnaître que le meeting se serait terminé sans heurts et sans effusion de sang si l'on s'était abstenu de faire donner la troupe.

Le 5 août, un général de gendarmerie a publié cet odieux message: Je cite à l'ordre du jour du corps le maréchal des logis-chef et ses subordonnés qui, le 30 juillet, à Grâce-Berleur, surent, par leur courage, leur énergie et leur décision, dans l'usage légitime de leurs armes, disperser plusieurs centaines de perturbateurs qui, après les avoir assaillis et terrassés, tentaient de les désarmer et voulaient se livrer à leur égard aux pires extrémités. La lecture de ce texte provoque des huées scandalisées dans les bancs.

M.Troclet fait remarquer que les exactions des gendarmes ne s'expliquent que dans la mesure où ceux-ci se sentaient couverts par leurs supérieurs et il conclut son intervention en ces termes: La réconciliation nationale sera réelle si les assassins de Grâce-Berleur sont châtiés comme ils le méritent. L'apaisement est une chose, l'oubli en est une autre. Et l'apaisement dans l'oubli serait une duperie pour la classe ouvrière.

Le catholique De Bruyne déclare que l'application de sanctions doit avant tout s'inspirer de l'intérêt supérieur du pays; la répression doit être modérée.

Le Premier Ministre annonce qu'une enquête administrative et judiciaire est déjà ouverte. Il reproche à M.Troclet d'avoir émis prématurément un verdict que les instances judiciaires qualifiées n'ont pas encore prononcé: il faut attendre que la justice ait accompli son oeuvre avant de se forger une opinion catégorique...

VI) Les suites judiciaires

Dès le soir des événements, le Parquet fait une descente sur les lieux. Le juge d'instruction est M.Capelle.

L'ampleur et la confusion des faits rendent son travail malaisé: il y a trois morts sur le coup et plusieurs blessés; il faut établir un complexe dossier balistique (plusieurs dizaines de balles ont été tirées); il faut pratiquer les autopsies; et puis, surtout, il faut entendre les nombreux témoins dont les avis divergent (la grande étendue sur laquelle se sont déroulés les événements n'a permis à personne d'avoir une vue d'ensemble).

Nous avions reçu de Monsieur le Procureur Général l'autorisation de consulter le dossier répressif constitué à l'époque. Mais après plusieurs recherches infructueuses, il a bien fallu nous rendre à l'évidence; il n'existe plus. A l'instar des autres documents de ce type, il a été détruit après une période de trente ans. Nous pouvons comprendre que les archives du Palais de Justice ont un volume limité, mais ce passage au pilon a quelque chose de révoltant: le dossier de Grâce-Berleur ne jouissait-il pas d'un indéniable intérêt historique?

Nous avons vu que l'Action commune se chargeait d'indemniser les familles des victimes. Elle avait déclaré aux parents qu'elle s'occuperait au même titre des poursuites judiciaires éventuelles. Elle agit de son propre chef et informe les intéressés de façon peu détaillée; la plupart, peu instruits des choses juridiques, n'ont pas compris les termes techniques employés et ont cru que le procès n'avait jamais eu lieu. D'autant plus que la séance à trois juges et sans public de la chambre des mises en accusation, dont ils attendaient la fin dans un hall du Palais, ne devait pas avoir à leurs yeux l'aspect de sérieux et de solennel qu'ils en attendaient; on ne pouvait juger une si grande affaire avec un si petit tribunal; il devait s'agir d'une procédure préparatoire, le vrai procès allait suivre.

Les Houbrechts, Cerepana, Vervaeren et Thomas se portent partie civile le 18 septembre 1950; Golinval, le 24 novembre. Ils ont tous le même avoué; leur avocat est Léon-Eli Troclet; redevenu ministre entre temps, il sera remplacé par Maître Derwael. Les frais de justice seront payés par l'Action commune, mais les avoués et avocats n'accepteront pas d'argent ou alors juste pour rembourser leurs frais de timbres.

Le juge Capelle poursuit l'instruction, mais il est déchargé du dossier; le chef de l'escouade de gendarmerie était officier de police judiciaire au moment des faits, on ne peut donc pas continuer en première instance, il faut aller en Cour d'appel. Cette modification de la procédure va occasionner une perte de temps.

L'affaire ne sera jugée qu'à partir de mars 1955, mais ce délai de cinq ans est tout à fait normal; de nos jours c'est parfois encore plus long.

Nous allons décrire le déroulement d'une procédure d'appel; d'abord, après avoir pris connaissance du dossier le Procureur général fait son réquisitoire, c'est-à-dire qu'il donne son avis sur la suite à accorder à l'affaire; ensuite, la chambre des mises en accusation, composée de trois juges dont un Président, après avoir entendu le Procureur général, les prévenus et l'avocat des parties civiles, prend la décision réelle de renvoyer ou non devant le tribunal d'appel correctionnel.

C'est ainsi que le Procureur général requiert le non-lieu. Il estime, ce 25 mars 1955, que les gendarmes se trouvaient en état de légitime défense, que l'usage des armes était le seul moyen d'assurer la mission dont ils étaient chargés et que les méthodes employées par le peloton n'étaient pas disproportionnées.

Le 23 juin, la chambre des mises en accusation rend l'arrêt suivant:

Attendu que le rapport d'autopsie et le rapport des experts en balistique font apparaître que la mort de Houbrechts comme celle de Vervaeren et les blessures subies par Golinval sont très probablement la conséquence des coups de feu tirés par le pistolet automatique dont était porteur le maréchal de logis-chef et dont celui-ci reconnaît avoir fait usage en tirant six ou sept coups de feu se succédant immédiatement, alors qu'il se trouvait l'objet de violences de la part de ceux qui l'entouraient et cherchaient à le désarmer; qu'il est également très probable que Thomas, qui a été blessé mortellement et qui est tombé à un endroit qui se situe entre celui où est tombé Houbrechts et celui où est tombé Vervaeren, et au même moment que ceux-ci, a été également atteint par une balle provenant de l'arme du chef;

Attendu qu'il ressort de l'ensemble des témoignages recueillis au cours de l'information de la police judiciaire et au cours de l'instruction qui a suivi que, comme l'ont affirmé les membres du corps de gendarmerie prévenus, ceux ci se sont trouvés au moment où certains d'entre eux ont fait usage de leurs armes, dans un état de péril grave et imminent qui a nécessité et, partant, justifié ce recours à la violence pour assurer, non seulement l'exécution de la mission qui leur était confiée, mais encore la protection de leurs personnes; que l'usage qu'ils ont fait de leurs armes n'étant pas lui-même disproportionné à la violence de l'agression dont ils étaient l'objet; que les conséquences tragiques et profondément regrettables qui ont résulté trouvent leurs causes dans les circonstances qui ont mis les représentants de l'ordre dans la nécessité de se défendre;

Attendu que le décès de Cerepana qui a été frappé par une balle que l'autopsie a révélé être du 9mm, alors qu'il se trouvait à plus de cent mètres des prévenus et postérieurement aux coups de pistolet tirés par le chef, ne peut être attribué à ce dernier, que le calibre de ce projectile indique qu'il n'a pas été tiré par une carabine; qu'on doit conclure que la mort de Cerepana ne peut avoir été provoquée que par un tir de mitraillette (sic);

Attendu que plusieurs rafales plus ou moins longues de mitraillette ont été tirées, mais que l'instruction n'a pas permis de déterminer dans quelles circonstances et par qui a été tirée la rafale dont un projectile a atteint cette victime,

Attendu qu'il n'a pas davantage été possible (sic) de déterminer comment ont été atteintes les autres personnes légèrement blessées par les éclats de projectiles;

Attendu qu'il suit de ces considérations qu'aucune charge ne peut être relevée contre l'un ou l'autre des inculpés et que les constitutions de parties civiles ne sont pas fondées;

Par ces motifs et ceux du réquisitoire, la Cour, chambre des mises en accusation ... dit qu'il n'y a pas de charge suffisante, dit en conséquence n'y avoir pas lieu de suivre. Déboute les parties civiles de leur constitution ...

La thèse de la mort de Cerepana par balle de mitraillette est difficilement défendable; de nombreux témoins répartis sur une grande surface ont vu le gendarme épauler et viser (ce qui ne se fait pas avec une mitraillette), rater son premier coup (il avait oublié d'armer) et reconnu le bruit caractéristique de l'explosion d'une cartouche de fusil. Ce tir était nettement séparé de tous les autres et Cerepana qui était dans la direction du canon est tombé immédiatement. Ensuite, les dégâts faits par la balle à l'intérieur du crâne de la victime sont ceux d'un projectile beaucoup plus puissant que celui d'une mitraillette surtout à cette distance. Enfin on comprend mieux la curieuse attitude des gendarmes lorsque le calme était revenu - courses en tous sens, menaces aux spectateurs sur le terrain et aux fenêtres des maisons. Des témoins avaient déclaré: " ils cherchaient des douilles ". En fait, ils essayaient surtout d'en récupérer une: celle facilement reconnaissable de la balle de fusil.

L'arrêt de non-lieu est prononcé; il n'y aura pas de jugement en appel. La seule possibilité de poursuivre à ce moment est de faire casser l'arrêt. L'Action commune, Léon-Eli Troclet et Maître Derwael considèrent que les chances de réussite sont trop minces; on ne se pourvoira pas en cassation.

La décision des avocats des victimes de ne pas poursuivre peut nous sembler étrange. Mais la chambre des mises ayant considéré que l'emploi des armes n'était pas disproportionné à l'exécution de la mission de maintien de l'ordre qui avait été confiée au gendarmes et pour l'accomplissement de laquelle ils s'étaient trouvés dans la nécessité d'assurer leur protection personnelle, il y avait peu de chance qu'une autre cour ne se prononce différemment sur le principe.

Et puis, en faisant des victimes les responsables du carnage, la boucle est bouclée: l'action en justice s'éteint d'elle-même. La décision des magistrats trouve vraisemblablement sa motivation profonde dans le souci de ne pas relancer le débat sur une période délicate et encore chargée de passions de notre histoire, au risque de mettre en danger la récente et fragile réconciliation nationale. Les hommes politiques socialistes de l'époque sont sans doute assez du même avis; ainsi, publiquement ils réagissent peu et de manière privée ils indemnisent les familles des victimes. Et effectivement, peu à peu, le silence s'installe.

Il ne nous appartient pas de nous prononcer sur l'aspect moral de cette position; chacun a son opinion dans ce vieux débat qui oppose la raison d'état à la raison de l'homme. En tout cas, sur le plan des faits, en tenant uniquement compte de la proximité des corps et en évacuant toute autre considération ou témoignage, s'il est possible physiquement d'interpréter les trois premières morts comme résultant des tirs de défense d'un gendarme agressé, il n'est pas permis d'apppliquer cette théorie au décès de Cerepana qui est tombé à plus de cent mètres de là.

Devrait-on donc considérer que Cerepana - qui ne pouvait pas du lieu où il se trouvait avoir pris part à la bagarre avec les gendarmes - était responsable collectivement ? La maréchaussée avait pour mission de faire respecter l'arrêté du commissaire d'arrondissement interdisant les rassemblements; Cerepana qui était en contravention avec cet arrêté aurait donc été victime d'une balle perdue. Un tel raisonnement rencontre deux contradictions. D'abord, Cerepana était en compagnie de son seul beau-frère en observation à une distance importante de l'endroit de la manifestation et il ne pouvait donc être considéré comme contrevenant. Mais surtout, comme nous l'avons déjà expliqué plus haut, la thèse d'une balle de mitraillette perdue ne tient pas.

Au terme de ce récit, le débat reste ouvert, chacun conclura selon son discernement. En tout cas, il est clair que la décision de la chambre des mises pose plus de questions qu'elle n'en résout en ce qui concerne l'interprétation des faits. Outre l'impossibilité juridique de reporter aujourd'hui l'affaire devant les tribunaux, l'initiative d'introduire une telle procédure n'appartiendrait qu'aux familles des victimes. Et il ne semble pas, même lorsqu'il en était encore temps, qu'elles aient jamais été tentées par l'aventure. Un nouveau jugement, s'il infirmait le précédent, pourrait peut-être satisfaire quelques intérêts personnels ou réparer ce que certains ressentent comme un outrage à la mémoire. Mais, après tant d'années, la réouverture d'une enquête judiciaire n'apporterait probablement que peu de matière originale à la recherche historique.

Thierry Gossens


  1. 1. Drame de Grâce-Berleur. Le chef des gendarmes brise le silence