Commentaires sur l'appel bruxellois ( de Bruxellois flamands et francophones)

Toudi mensuel n°74, février-mars-avril 2007

Il saute aux yeux que tous les milieux sont représentés, que les Flamands de Bruxelles et les Bruxellois d'origine étrangère y ont été largement accueillis.

Bruxelles, une ville francophone

Sur le site officiel de l'Appel bruxellois on peut lire une défense de Bruxelles comme ville francophone. Le texte de François Janne d'Othée est intéressant à plus d'un égard. Et lui aussi mérite d'être reproduit in extenso dans cette revue :

Babel-sur-Senne

Le français domine à Bruxelles. Et tente de garder son rang entre nouveaux Belges, fonctionnaires internationaux et pouvoir flamand.

«Région à plus de 85 % francophone», a coutume de répéter le Bruxellois... francophone. Mais en l'absence de tout recensement, comment le savoir ? Il vaudrait donc mieux dire : région à plus de 85 % de citoyens enregistrés comme francophones. Mais qui peuvent cacher des Turcs ou des Lettons qui connaissent à peine le français... Ou le néerlandais. «Un Pakistanais naturalisé m'a récemment demandé de lui traduire en anglais une convocation écrite en néerlandais, car il est enregistré comme "résident flamand"», raconte Carlo Luyckx, échevin de l'état-civil à Saint-Gilles et directeur du Bureau de liaison Bruxelles-Europe. Lui-même est aussi un cas à part. D'origine flamande, il a, comme il dit, «changé de culture»; il est désormais sur le rôle linguistique francophone.

Aujourd'hui, les Flamands se font encore plus rares dans les registres communaux. Depuis les élections de 2000, le nombre d'électeurs flamands a baissé, jusqu'à un quart à Etterbeek. «Le Flamand à Bruxelles est une espèce en voie de disparition», conclut Brussel Deze Week. Paradoxalement, le néerlandais est bien plus répandu qu'il y a vingt ans. On estime qu'un tiers des Bruxellois le maîtrise. Mais il ne se maintient plus qu'à coup de mesures politiques ou d'incitants comme les cours pour commerçants. Changement de cap aujourd'hui : le pouvoir flamand ne jure plus que par le «multiculturalisme». Pour preuve, ce glissement sémantique du ministre-président flamand Yves Leterme, pour qui la capitale compte entre 80 et 90% de... «non néerlandophones». Ce brouillage a un but : occulter le fait majoritaire francophone. «Les Flamands réalisent que le bilinguisme français/néerlandais ne fait que renforcer la prépondérance du français. Le multilinguisme permet de faire oublier qu'ils sont minoritaires», explique Daniel Laroche, directeur de la Maison de la Francité. Mais la réalité est là: à Ixelles, on compte plus de 125 nationalités, et Bruxelles bruit de dizaines d'idiomes.

Le français peut-il rester le trait d'union entre tous les habitants? A Schaerbeek, un directeur d'école se plaignait lors d'un débat électoral que «la communauté turque vit de plus en plus en autarcie et n'éprouve plus le besoin de parler français». Les innombrables paraboles favorisent ce communautarisme, chacun regardant «sa» télé. Il n'y a pas qu'eux. Fonctionnaires européens, lobbyistes et autres stagiaires fréquentent peu les Bruxellois. Ils restent dans leurs quartiers, centres de fitness, restaus... Entre eux, c'est l'anglais qui domine, de pair avec l'anglomanie galopante au sein des institutions européennes. Dans ce bureau de consultance, près de Merode, ils sont quelques Européens à apprendre le français. Non pas pour participer à la vie de la cité, mais, disent-ils, pour «comprendre les sous-titres au cinéma», «discuter avec la concierge ou les copropriétaires»... Pour le reste, «tout le monde connaît l'anglais à Bruxelles», disent-ils en choeur. Il est vrai que beaucoup de francophones, plutôt que de défendre le français, trouvent chic de parler la langue dominante. Et les commerces suivent. Dans le quartier européen, c'est le tout à l'anglais, souvent sans la moindre raison. «40% de ma clientèle est anglophone», tente de justifier un opticien qui a mis sur sa devanture... «OPTICIANS», sans doute davantage compréhensible.

A supposer que le problème soit linguistique et non l'incapacité de Bruxelles à mieux brasser ses cultures, les francophones devraient-ils suivre l'exemple flamand, et prendre des mesures coercitives ? «Le français est une langue ouverte et non de frustrés. Nous préférons jouer sur le charme», explique Laroche. Il évoque les tables de conversation ou l'accueil d'«expats» dans des familles bruxelloises. D'autres se montrent plus combatifs, telle Claire Goyer, de l'association «DLF-Bruxelles Europe». Son credo : «Le monolinguisme conduit à la pensée unique». Elle a obtenu le placement d'une grande inscription bilingue français-néerlandais sur l'immense façade vitrée du Comité des régions, rue Belliard, là où n'existait que le «Committee of the Regios». Son argument-massue : «L'Europe veut se rapprocher de ses citoyens ? Donc de leurs langues aussi !»

Proximité culturelle oblige, les Flamands font les yeux doux à l'anglais. à la «Welcome Fair» organisée fin septembre pour les nouveaux arrivants, la Flandre occupait le devant de la scène en bilingue anglais-néerlandais. Rien en français. Certains Flamands pensent qu'une Bruxelles davantage anglophone entraînera le recul du français et donc un regain d'influence flamande. «L'anglicisation de Bruxelles est la vengeance des Flamands», assène sur son site «The Brussels Journal» l'ex-journaliste Paul Beliën, proche du Vlaams Belang. Il affirme ne parler qu'en anglais avec des francophones à Bruxelles: «Ainsi, si son anglais est plus mauvais que le mien, ce sera lui le petit provincial». Sans doute les deux, car à force de se précipiter vers l'anglais dominant, c'est sa propre tombe linguistique qu'on risque de creuser. Et cela vaut d'abord pour le néerlandais, maillon faible. Or, dit Carlo Luyckx, «la vitrine internationale de Bruxelles est de nature à promouvoir le néerlandais et le français bien au-delà de nos frontières». Elles sont donc des alliées bien plus que des concurrentes.

La manne de l'Europe

A qui douterait encore des retombées financières de la présence des institutions internationales à Bruxelles, quelques chiffres convaincront les plus sceptiques. En termes d'emplois d'abord. Avec leurs familles, les fonctionnaires européens qui vivent, et donc dépensent, dans la Région bruxelloise représentent environ 33.000 personnes, dont 8.000 Belges. Le secrétariat général de l'OTAN compte près de 500 civils belges. Les ONG et associations internationales, institutions financières, bureaux d'avocats, de consultance, et autres organisateurs de congrès génèrent 20.000 emplois, dont la moitié habite la Région. Il faut également mentionner les 2000 entreprises étrangères, dont la présence est souvent liée à celle des institutions : les derniers chiffres font état de 77.000 personnes, dont 58.000 Belges. Ajoutons enfin l'emploi généré dans des secteurs très divers : construction, cours de langues, médias, traduction, secteur horeca, commerce, taxis, entretien, sécurité privée... Au total, ce sont près de 12 % des emplois bruxellois, qualifiés ou non, qui sont liés à la présence internationale. Quant aux montants, les derniers chiffres datent de 2001. Les dépenses de fonctionnement générées par les institutions européennes depuis la Région bruxelloise étaient alors évaluées à 2,2 milliards d'euros. De cette somme, 743 millions seraient restés à Bruxelles. Pour l'OTAN, 36 millions. On estime que si ces organisations décidaient de déménager, avec dans la foulée toute l'activité qui gravite autour d'elles, près de 13% du PIB bruxellois serait amputé. Autant de chiffres antérieurs aux derniers élargissements...

[Il est à noter que de tels propos ont été en quelque sorte cautionnés par une carte blanche publiée dans Le Soir au mois de janvier et signée notamment par Eric Corijn et Isabelle Stengers.]

Réactions du côté flamand?

Dans La Libre Belgique du 22/12/2006, C. Laporte nous relatant la réaction de la secrétaire d'état buxelloise Brigitte Grouwels estime que cette pétition qui relaie l'idée d'une Région centrale autonome et maîtresse de son destin, se traduirait «par le principe des vases communicants (...) par une perte d'influence des communautés.» Sur son blog, la secrétaire d'état Brigitte Grouwels a dégainé discrètement, sur son weblog en parlait de... «séparatisme bruxellois»... Pour elle «les signataires veulent donc bouter les Communautés flamande et francophone hors de leur capitale divisée. Le fait que la plupart de ceux-ci travaillent dans des institutions financées par les Communautés (universités et institutions culturelles) illustre leur schizophrénie (...) Si Bruxelles est une ville internationale aux multiples facettes, c'est parce qu'elle est soutenue par les deux Communautés de notre pays. Quiconque veut isoler Bruxelles de ces deux Communautés est non seulement imprévoyant (qui va financer les universités, les Hautes écoles, les autres institutions d'enseignement, les théâtres, les centres culturels, etc ?), mais joue également avec le bien-être des Bruxellois. Ce bien-être bâti sur le rôle de capitale incarné par Bruxelles et sur la communauté des intérêts socio-économiques avec la Flandre.» Elle parle aussi de visées provincialistes tendant à isoler Bruxelles. C'est assez intéressant de voir que toute revendication identitaire est menacée de se voir toujours opposer la même idée de repli.

Depuis sa présentation à la presse le 20 décembre les médias francophones ont donné la plus large place possible à ce texte politique. Les colonnes de journaux comme Le Vif se sont ouvertes très généreusement aux propos de Philippe Van Parijs montrant l'importance d'un enseignement adapté à la région bruxelloise. L'hebdomadaire accueillit bien plus mal pareils propos quand - d'un point de vue absolument identique - ils avaient été émis par des Wallons trois ans auparavant. La journaliste Isabelle Philippon avait même dit aux signataires du Manifeste wallon de 2003, avant même d'en avoir lu le texte, qu'elle allait lui donner un écho défavorable. Mais on ne sera pas grincheux : si une proposition est acceptée parce que bruxelloise et rejetée parce que wallonne, il y aura bien un moment où la simple logique humaine prendra sa revanche et où les deux propositions seront acceptées. Si la revendication identitaire bruxelloise est accueillie et n'est pas insultée comme la fut la revendication wallonne en 1983 et les années suivantes, c'est peut-être que ceux qui l'avaient lue, il y a 24 ans, l'avaient mal lue... Voici ce que l'on pouvait lire dans De Morgen du 23/1/2007 :

Eric Corijn et Serge Gutwirth veulent voir les Flamands renoncer à leur ethnocentrisme

«Allons, essayons de penser à Bruxelles de manière objective. David Van Reybrouck en a grand besoin, à considérer le taux d'adrénaline de sa contribution au Morgen du 18 janvier dernier. Rectifions d'emblée une erreur de l'auteur... La proposition «Brussels DC» (en référence à Washington DC), ne vient pas des Flamands-de-la-rue-Dansaert [on évoque par là le quartier intellectuel et quelque peu chic des Flamands de Bruxelles, Note de JF], mais bien de certains politiciens flamands du plus haut niveau, comme Louis Tobback, qui aimeraient de cette façon se débarrasser d'un problème : expatriez Bruxelles, donnez-la à l'Europe, et pour le reste divisez la Belgique en parties unilingues. Une simple réflexion d'homme d'état, en quelque sorte. Notre réflexion part d'un tout autre constat. Bruxelles est en premier lieu une ville, la plus grande ville de Belgique, une petite métropole mondiale étroitement dépendante des échanges internationaux et de l'activité de l'Union Européenne. Et tandis que les Belges, en multipliant les réformes de leur état, essayent de réaliser ce que d'autres pays ont fait au XIXe siècle c'est-à-dire former des états-nations, la mondialisation instaure un nouvel ordre postnational. Dans lequel les villes sont les centres de communication.

Les villes diffèrent fort des pays. Dans un pays, la vie en société cherchent à se construire sur la base de ce qui est commun, d'un passé partagé, de l'identité et de la représentation. Alors que les villes sont peuplées d'immigrants et de nouveaux venus. Leur unité ne peut pas se réclamer de racines communes ou d'un passé commun. Ils sont contraints de chercher cette unité dans un projet d'avenir. Et ce type de projet, produit de la rencontre de leurs différences et de leur coopération, est par définition hybride et métissé. Ce type de projet de ville ne peut pas simplement se décréter; il demande le soutien de la population et une démocratie participative. Si je fais ce genre de déclaration en parlant de Gand ou d'Anvers, David Van Reybrouck sera certainement de mon avis. Le grand «A» ou la devise «la ville est à tout le monde» ont une autre allure que les slogans sur l'identité flamande avec son héritage, sa langue et sa culture.

Mais voilà, dès qu'il s'agit de Bruxelles cela ne va plus. Parce que Bruxelles est une ville que l'état belge a amputée de sa zone urbaine. Le million d'habitants du noyau urbain sont séparés des 800.000 autres habitants de la zone métropolitaine par des frontières régionales. Et les deux gouvernements régionaux ne disposent d'aucune structure de concertation en matière urbanistique. C'est une ville qui n'est pas sous l'autorité d'un bourgmestre, mais sous l'autorité d'un ministre président dont les compétences ne sont que territoriales. C'est la seule ville au monde qui soit dépourvue de compétences culturelles. Car la culture y est régie par deux autres institutions étatiques, les communautés, chacune d'elles relevant de régions situées en dehors de Bruxelles. Ces deux opérateurs s'activent sur le même terrain sans la moindre concertation, et en fonction de leurs intérêts communautaires.

Ensuite viennent les dix-neuf communes, qui ont chacune leur propre culture politique et qui sont généralement régies par des politiciens (très) locaux. De sorte qu'une dizaine (!) d'autorités différentes opèrent à Bruxelles sur le même territoire sans aucun projet commun. Je laisse à Van Reybrouck le soin de décider s'il s'agit de simples problèmes de plomberie plutôt que d'un vice fondamental dans le plan de la construction. Car, comment la réalité sociologique et la vie quotidienne dans cette ville peuvent-elles être assumées dans un tel chaos institutionnel, fondé sur une idéologie bicommunautaire ? Une ville qui héberge un tiers de non-Belges, et où plus de la moitié des habitants n'appartiennent à aucune des communautés belges. Bruxelles, une ville avec 85% de Francophones et 15% de Flamands? Pas du tout. Dans cette ville, 9% à peine des habitants parlent exclusivement le flamand à domicile, et une petite moitié exclusivement le français. Plus de 41% parlent un mélange de langues, et ce groupe sera bientôt largement majoritaire. Un important groupe de Flamands en font partie (11% de ménages où le flamand est utilisé en combinaison avec une autre langue). Mais un mode de vie multilingue n'est pas prévu par le modèle belge et l'enseignement multilingue est donc réservé à une élite européenne. Pendant ce temps, on continue à se plaindre du bilinguisme insuffisant des services urbains. Et même si le français est à Bruxelles la «lingua franca», il ne s'agit pas d'une monoculture. Bruxelles devient de plus en plus une ville de minorités, et aucune d'entre elles ne peut se prévaloir d'être hégémonique.

Le fossé s'élargit. Chacune des deux communautés, ancrée dans son unilinguisme et sa pensée identitaire, désire utiliser Bruxelles, comme capitale et comme gisement d'emplois et de services, le plus confortablement possible. Mais les habitants de cette ville ont une autre vision que les pratiques venues de l'extérieur. Ils se voient surtout confrontés aux conséquences des grandes inégalités socio-économiques. La population de la deuxième région la plus riche d'Europe a un revenu inférieur de 10% à la moyenne belge, avec 20% de pauvres et de chômeurs, la moitié des habitants sont logés dans des quartiers défavorisés, le tout avec 8% seulement de logements sociaux pour une demande qui approche les 50%. Et pour affronter ces problèmes, pour se charger des trois dossiers catastrophiques de l'emploi, du logement et de l'enseignement, Bruxelles doit évidemment avoir la maîtrise d'un projet de développement urbain. Pour cela il faut abolir la séparation entre la gestion du territoire et celle des matières personnalisées (il y a longtemps que la Flandre l'a fait, n'est-ce pas ?). Cela suppose en effet que la cohésion sociale et la dynamique de la ville se construisent sur la collaboration entre communautés, sur un modèle interculturel, sur des initiatives multilingues, avec une politique spécifique d'accueil des nouveaux venus, etc, etc. Mais ces préoccupations légitimes ne trouvent pas leur place dans l'organisation bipolaire et monoculturelle des partis politiques et des médias, ni dans le système institutionnel d'apartheid. Voilà précisément l'appel qui émane de la société civile, phénomène très remarquable. Il est frappant de constater que l'appel auquel se réfère David Van Reybrouck, appel lancé par un groupe particulièrement représentatif et déjà signé par 7.000 personnes, ne trouve d'écho que dans les médias francophones alors que la Flandre se tait. Si Van Reybrouck peut attaquer cet appel, son contenu n'est pas publié. La perception que les Flamands ont de Bruxelles demeure unilatérale et peu contestée. Il est alors facile de contrer tout avis divergent de manière primaire et démagogique, comme le fait Tobback dans sa récente éructation sur les Flamands du quartier Dansaert. Et gare à vous si vous mentionnez les grotesques conséquences de la mentalité provinciale de la Flandre à l'encontre de la ville qui essaime. Et gare à vous si vous suggérez qu'il y a un rapport entre l'ethnocentrisme de la Flandre et son hostilité à l'égard de la ville. Ça, c'est inadmissible ! Et pourtant Pascal Smet a raison : à la longue, la périphérie sera absorbée par la dynamique urbaine ; à terme, les structures culturelles étatiques ne pourront plus contenir artificiellement le métissage : la ville et le fait urbain deviendront la norme, et les gens devront apprendre à coexister et à renoncer à leur ethnocentrisme : dans l'avenir, les problèmes de cohabitation devront se résoudre sans passer par l'assimilation culturelle. à Bruxelles, cette discussion est entamée. Et il serait bon qu'elle soit aussi mise à l'agenda des politiciens, ou au moins qu'elle ait lieu dans les journaux de qualité et les programmes de référence des médias flamands. Car en effet, cher David Van Reybrouck, cette même discussion s'ouvrira bientôt à Anvers et à Gand. Et ce seront ces questions-là qui définiront la place de la Flandre dans le monde.»

(Eric Corijn est philosophe, sociologue et professeur à la VUB. Serge Gutwirth est juriste et professeur à la VUB. )

Une intervention de Claude Semal

Dans Le Soir du 2 février, Claude Semal, qui est l'un des premiers signataires de l'Appel bruxellois, exprime bien les nuances identitaires de ce texte : «Le côté zinneke, ce mélange qui vient de la confluence entre la Flandre et le côté plus latin de la France. C'est un terreau de mélanges obligé de se réinventer dans le métissage. (...) Pendant quinze ans, cette étiquette de "communauté française" a fait de nous des Français de Belgique. Aujourd'hui, heureusement, on parle de communauté Wallonie-Bruxelles. Si on est incapable de dire son nom, on ne peut pas exister. Aujourd'hui si je parle de la Belgique dans mes spectacles, c'est surtout pour lui donner un nom.» Il se dit attaché à la culture belge:

«Quand je me suis remis à chanter, c'était l'époque où on commençait à parler de régionalisation en Belgique. J'ai pensé que la culture pouvait jouer le rôle qu'elle avait eu au Canada, où le mouvement culturel a accompagné le projet politique d'un Québec indépendant. En Flandre, c'est clair, ils veulent être flamands, mais de notre côté, ça n'a jamais été clair. Il n'y a pas de projet culturel chez nous, qu'il soit wallon ou belge francophone. Quand André Bialek a cessé de chanter, ça n'a pas provoqué de séismes, c'est fou ! Les Stefanski ont disparu et personne ne les a remplacés. Moi, j'ai le sentiment d'être habité par cette histoire commune. Depuis le temps, vous devez savoir que je ne manque ni d'humour ni d'optimisme, mais là je suis pessimiste car je suis assez seul. Les chanteurs belges qui font carrière aujourd'hui le font en s'appuyant sur la France. Il y a un vrai danger : un pays qui a du mal à entendre sa propre voix est un pays qui va mal et qui peut disparaître.»

Le problème des frontières de Bruxelles

Pour Olivier Mouton s'exprimant dans Le Soir en janvier 2007, les Flamands seraient ouverts à la perspective d'élargir Bruxelles du moins «pour autant que l'on ne touche pas au caractère immuable de la frontière linguistique.» Le 9 janvier à Evere, le VLD Guy Vanhengel, ministre régional bruxellois, affirme qu'il est dans l'intérêt de tous de renforcer les liens entre la Région et son hinterland économique constitué des deux provinces du Brabant. Avec l'opportunité de gérer ensemble des dossiers, comme les nuisances de l'aéroport. Son collègue ministre SP.A Pascal Smet pense que «C'est une évolution positive.» Brigitte Grouwels y est également ouverte : on parle de créer des communautés d'intérêts, des accords de coopération, une communauté urbaine. Pascal Smet lui est carrément partisan de l'élargissement des frontières de Bruxelles (Le Soir du 17 janvier ).

Invité de Pascal Vrebos sur RTL-TVI le 14 janvier, il répond même ceci à une question sur les communes à facilités qui devraient être annexées à Bruxelles: «Oui, je n'ai pas de problème à ce sujet. Cela devra arriver un jour, mais il y a beaucoup de choses qui doivent être faites auparavant, comme une meilleure organisation de Bruxelles.» Ce n'est certes pas la position de son parti et les partis flamands ont rejeté une telle proposition en bloc, notamment le CD&V. Côté flamand, on pense que de telles déclarations affaiblissent le camp flamand. D'autant plus que Di Rupo a lancé un plaidoyer en faveur du rattachement de Rhode-Saint-Genèse à la Région bruxelloise. (Le Soir - Olivier Mouton - 17 janvier 2007). De Standaard du 17 janvier 2007 estime aussi que la réalité de l'unilinguisme est mise à mal et que l'élargissement des frontières de Bruxelles pourrait avoir comme effet d'y renforcer le poids de l'élément néerlandophone. Cela se fonde aussi sur l'idée que tout groupe linguistique à Bruxelles est une minorité y compris le groupe francophone (même si c'est le groupe le plus nombreux).

Un point de vue plus francophone

Antoinette Spaak et Serge Moureaux ont également signé un texte en faveur de l'unité francophone dont on a reparlé dans les médias le 28 février et qui devrait être publié incessamment dans la ligne du Manifeste francophone de 1996 dont nous avons dit ici à plusieurs reprises les graves lacunes concernant la Wallonie. Car c'est le point de vue de type FDF qui prévaut. Pour les deux pré-signataires la scission de l'arrondissement de Bruxelles-Halle-Vilvorde «vise à faire place nette, géopolitiquement parlant, pour imposer la suite du programme flamand : aboutir à un confédéralisme inégalitaire qui ne conserve la Belgique que pour garder un contrôle flamand sur Bruxelles et sur un état-croupion bilingue.» Ils pensent qu'il y a un projet nationaliste flamand sur la Belgique. Les Flamands sont persuadés que «c'est la Flandre qui tire la Belgique vers le haut, qui assure sa prospérité, grâce au travail et au dynamisme de ses habitants ; chaque année, la Flandre fait cadeau aux deux autres régions de plusieurs milliards d'euros ; la Wallonie et Bruxelles sont des régions sous-développées, que la Flandre tient à bout de bras ; les Wallons et les Bruxellois sont paresseux, n'ont pas l'esprit d'entreprise, votent mal et ont une mentalité d'assistés ; la Flandre est une région prospère, parce que socialement, politiquement, culturellement et linguistiquement homogène et elle entend donc le rester.»

À partir de ce constat, la solution paraît couler de source : la Flandre doit devenir le plus vite possible une république indépendante et larguer ses voisins encombrants et coûteux que sont la Wallonie et Bruxelles. Mais ajoutent-ils «tout n'est pas aussi simple (...) Les dirigeants flamands, frottés aux réalités politiques, savent bien que l'état fédéral belge procure à la Flandre de nombreux avantages financiers, budgétaires, économiques ou en termes d'emploi, que le séparatisme pur et simple lui ferait perdre. Sans parler de la visibilité de la Flandre sur le plan international, notamment en matière commerciale, qui dépend pour la plus grande part de Bruxelles, capitale européenne dont la langue véhiculaire majeure possède un prestige de portée mondiale. S'est donc peu à peu répandue en Flandre l'idée de marier subtilement les avantages de l'indépendance (c'est-à-dire le refus de toute solidarité budgétaire ou financière avec les deux autres régions) et les avantages que la Flandre, majoritaire dans l'état belge, tire de ce dernier, particulièrement en termes d'emploi, de prestige international, de visibilité commerciale, de flux économiques et d'investissements.» L'idée c'est que dans un tel système, la Flandre conserve les avantages de la Belgique sans en subir les inconvénients, soit la solidarité avec la Wallonie. Les signataires insistent sur les faiblesses économiques de la Flandre qui trouvent 10% de ses emplois à Bruxelles en fonction de la force du mouvement flamand qui y a imposé le bilinguisme. Mais la Flandre vieillit plus vite que la Wallonie et Bruxelles : en 2030, les plus de 65 ans représenteront 43,7% de la population flamande contre 38,5% en Wallonie. Or il y a une certaine fermeture de la Flandre à l'immigration. Elle va se trouver face à un déficit structurel d'emplois. Pour les auteurs le produit intérieur brut de la Flandre est faible. En effet: «le P.I.B. de la Flandre est deux fois inférieur à celui de Bruxelles et il est même inférieur à celui de la Wallonie et de Bruxelles réunis.» La Flandre est étroitement dépendante de ses voisins. Le bilinguisme qui favorise l'emploi des Flamands est souvent un bilinguisme illusoire. La mobilité du travailleur flamand est faible. Le travailleur flamand manque de souplesse par rapport à l'horaire de travail ! L'économie flamande est intrinsèquement fragile : «L'exiguïté de son territoire, la mobilité accélérée par un réseau routier et autoroutier densifié à l'extrême, le port d'Anvers, le pactole pétrolier et gazier, ont dopé la Flandre de la seconde moitié du XXe siècle. Mais cela aussi a une fin. Le tout à la voiture et au transport routier s'effrite de façon accélérée. Les préoccupations écologiques mettront bientôt en péril les grandes concentrations industrielles flamandes (comme celle de Gand) qui dépassent quotidiennement les seuils de pollution dans le silence assourdissant des instituts chargés de la contrôler. Les réserves de pétrole et de gaz s'épuisent et pourtant la Flandre s'obstine à refuser l'implantation d'éoliennes en pleine mer. Toutes les rivières, tous les canaux flamands sont dramatiquement pollués. Et la Flandre dépend entièrement du sud du pays pour son approvisionnement en eau douce. Son économie, fondée sur les illusions du "welfare state" et du progrès sans limite de la croissance, a des pieds d'argile. La Flandre est donc, sans conteste, la plus prochaine victime prévisible d'une récession économique majeure car les bases de sa prospérité, insuffisamment diversifiées, ne sont pas saines. Plus que d'autres, elle dépend de ses exportations. Elle sera donc la première victime des délocalisations et du développement industriel et commercial de l'Asie.» Les auteurs nient aussi les transferts, mais en estimant que les navetteurs flamands à Bruxelles ne font pas partie de l'économie flamande (ce que, à nhttp://www.larevuetoudi.org/fr/story/lappel-bruxellois-nous-existons-2006Conclusions

L'existence de ces deux manifestes a au moins le mérite de montrer que l'hypothèse d'une Flandre sur-puissante et à même de tout régler en Belgique n'est pas la seule qui possède des arguments. Nous entendons dire souvent que nous ne savons plus ce qui se passe dans l'autre Communauté. En tout cas, ce message de la Flandre riche et puissante passe mieux que tous les autres et dans toutes les Communautés.

Sur certains points, Wallons et Flamands peuvent juger que la manière dont on traite de la richesse de Bruxelles ignore radicalement le fait que celle-ci serait impossible sans la Flandre et la Wallonie. L'Appel bruxellois ne tient pas compte de ces données économiques qui ont surtout une valeur politique. Il se présente comme une façon de prendre le fédéralisme au sérieux. Il admet que la Flandre et la Wallonie ont droit à leur identité, mais il ne parvient pas à abandonner tout à fait l'idée que la rencontre à Bruxelles des deux cultures nationales confère à cette ville une sorte de supériorité morale belge qu'on devrait plutôt appeler une supériorité nationale belge, le point de savoir si elle est morale ou non étant discutable.

Dans la mesure où ce sont les projets politiques qui l'emportent, l'Appel bruxellois a une force de proposition qui s'apparente aux Manifestes wallons. Les partisans wallons des Manifestes de 1983 et 2003 ne pourraient normalement qu'approuver l'Appel bruxellois dans la mesure où l'idée d'un fédéralisme à trois est un consensus wallon sur la longue durée, dont on pourrait dire qu'il n'est pas soumis aux aléas des évolutions politiques. Il a aussi quelque chose de logique, d'humaniste et de moral dans la mesure où il entend «laisser vivre» les trois entités consistantes qui se sont dégagées de l'histoire de Belgique depuis plus d'un siècle. La consultation qui a eu lieu auprès de nombreux membres du Mouvement du Manifeste Wallon indique bien que pour ces militants wallons radicaux, il faut une réponse positive à l'Appel bruxellois, ce qui ne signifie pas qu'on l'approuverait en tout point.

L'intérêt du manifeste en faveur de l'unité francophone, c'est qu'il relativise un certain triomphalisme flamand, mais il semble ne pas assez tenir compte du fait - dont justement l'Appel bruxellois tient compte - de la différence entre la Wallonie et Bruxelles. Il y a d'ailleurs dans le Manifeste bruxellois et dans certaines manières dont plusieurs de ses signataires s'expriment, une idée que les Wallons ne pourront que rejeter : c'est l'élargissement des frontières de la Région bruxelloise, l'idée que 800.000 Bruxellois vivraient hors de Bruxelles. Si le mouvement flamand s'est battu contre la menace francophone que constitue la capitale belge, le mouvement wallon s'est lui aussi révolté de l'excessive concentration des services, des administrations publiques, des sièges sociaux des entreprises à Bruxelles. Certains Bruxellois ne voient pas que l'éclatante prospérité de cette ville est l'une des causes structurelles du déclin wallon. Non pas seulement en raison du principe des vases communicants (dont parlait C.Laporte), mais parce que le retrait en cette Ville de tant de décideurs, les a distraits de la prise en charge de leurs responsabilités dans une Wallonie qu'ils «oublièrent».

Il semble assez illusoire de penser que Bruxelles pourrait s'étendre tout en se proclamant hostile à la division de la Belgique en deux. L'Appel bruxellois ne pouvait pas distinguer ce qui différencie à tous égards la Wallonie et la Flandre sur ce point. Si l'étanchéité en quelque sorte ethnique des Communautés posent bien des problèmes à Bruxelles, il faut dire aussi que les Bruxellois francophones occupent une place de choix dans l'une des Communautés et que cette prépondérance - qui a pu aller jusqu'à la négation même de l'identité wallonne - cela pose question aux Wallons. Le sondage du «Soir» du 26 septembre 2003 montrait d'ailleurs des Wallons majoritairement favorables à la suppression de la Communauté française que, au contraire, les Bruxellois francophones désiraient maintenir. Il existe une contradiction : les Bruxellois peuvent apparaître les plus partisans de la Communauté quand elle les unit aux Wallons, et les plus adversaires de celles-ci parce qu'elle les coupe des Flamands bruxellois.

Dans le domaine de l'enseignement notamment, les responsables bruxellois de l'Appel ont eu l'occasion de faire valoir - qu'ils soient francophones ou non - à quel point ils souhaitaient qu'il soit régionalisé. Il y avait quelque chose de vraiment étrange à entendre ces Bruxellois s'étonner qu'on n'ait pas régionalisé l'enseignement alors que le journal Le Soir a souvent dépeint comme des aliénés les dirigeants wallons qui souhaitaient la même chose comme Jean-Claude Van Cauwenberghe en 1989 ou Robert Collignon en 1998. Et alors qu'aucune voix bruxelloise n'a jamais vraiment soutenu les manifestes et les régionalistes wallons qui ne font que répéter la même chose depuis un quart de siècle. Il n'était pas agréable parfois d'entendre toutes ces récriminations contre la Communauté aux heures de meilleure écoute à la RTBF, souvent défendues tant par un Bruxellois néerlandophone que par un Bruxellois francophone, alors que des Wallons en grand nombre le disent depuis si longtemps et ont même refusé à l'avance un enseignement qui ne serait que communautaire. Drôle de pays.

Mais on ne peut que se réjouir de voir que le jeu se soit ouvert, que le débat se poursuivra, que le fédéralisme à trois demeure l'horizon le plus plausible, car avec des partis francophones «demandeurs de rien» on est sur la ligne Maginot et les lignes Maginot anéantissent tous les possibles sauf celui de l'échec.

Texte et signataires de L'appel Bruxellois "Nous existons" (2006)