Conversation avec Robert Collignon

Toudi mensuel n°49-50, septembre-octobre 2002

Les Québécois, tout en étant les ressortissants d’un État fédéré (appelé “ Province ”), sont plus audacieux que nous pour nommer leurs institutions. Et ils disent que le Premier ministre québécois est le Chef de l’État, responsable devant ce qu’ils nomment l’Assemblée nationale du Québec. Dans notre tradition symbolique et parlementaire, ce sont les présidents des Assemblées qui prennent protocolairement le pas sur le chef du pouvoir exécutif. De sorte que Robert Collignon apparaît - c’est notre perception à nous, revue TOUDI - comme une sorte de Chef d’État à l’italienne, c’est-à-dire, avec une grande liberté de ton et en même temps la capacité d’une vision moins fixée sur l’immédiat des tâches gouvernementales. Nous avons voulu aussi interroger Robert Collignon car, à l’intérieur des responsables de la revue comme de ses lecteurs, les sensibilités réunionnistes et indépendantistes peuvent parfois paraître s’opposer. Et parce que Robert Collignon a maintes fois témoigné de son intérêt pour des relations plus étroites entre la Wallonie et la France.

TOUDI - On vous présente souvent comme étant si pas un réunionniste ou un rattachiste, du moins comme quelqu’un qui semble proche de ceux qui militent en faveur de ces solutions. Que pensez-vous que doivent être les rapports de la Wallonie à la France?

ROBERT COLLIGNON - C’est une question que j’ai abordée et que j’aborde souvent dans les interventions publiques. Et, comme Ministre-Président du Gouvernement wallon, je me suis efforcé d’augmenter nos relations avec la France. Mais il reste que les relations avec celle-ci ne sont pas facilitées par la structure de l’État français De ce point de vue on peut dire les rapports avec les héritiers du gaullisme sont meilleurs qu’avec les socialistes. Les socialistes ressentent moins la situation qui est la nôtre. J’ai rencontré chez eux ce que j’appellerais “ la crainte du Congrès de Vienne ”. Notamment chez Mitterrand qui m’a dit au sortir de ma visite: “ Je compter sur vous pour maintenir l’unité de la Belgique ”. M.Major, l’ancien Premier Ministre britannique me tiendra le même discours, fin 1994.

Certes, il y a cette difficulté de nos rapports avec la France du type “ Complexe du Congrès de Vienne ” mais notre difficulté de nos rapports avec la France, cela tient aussi à la Communauté française de Belgique. Nos amis français sont intéressés à augmenter les relations de type culturel, éducatifs, et la Wallonie n’a pas de compétences dans ces domaines. La Communauté française de Belgique ou la Communauté française Wallonie-Bruxelles est une structure qui masque la réalité et elle ne rend pas facile nos rapports avec la France. Elle ne permet pas d’avoir une relation claire.

TOUDI - N’y a-t-il pas une contradiction? Avant les élections législatives de 1999, les responsables wallons refusaient de nouvelles extensions de l’autonomie mais ils les mettent en oeuvre sans état d’âme dès qu’ils les ont obtenues, comme s’ils n’attendaient que cela alors que, officiellement, la position “ francophone ” était donc de refuser toute avancée de la réforme de l’État. On dirait même que le scénario va se renouveler puisque, à nouveau, face aux revendications du Ministre-Président flamand, on entend dire que ce n’est pas négociable du côté wallon, exactement comme on l’entendit dire de 1995 à 1999?

ROBERT COLLIGNON: On se complaît dans cette opposition. Si on lit les discours des principaux responsables. Si l’on va plus loin, on met en cause la Belgique. Il y a cette peur de leur part. Le fédéralisme apparaît comme différent selon l’endroit où l’on se trouve. Pourtant, dans certains domaines, même auxquels on ne s’attendrait peut-être pas qu’un responsable wallon s’exprime, comme la Justice par exemple,, on pourrait régionaliser sans aucun problèmes. Il y a évidemment des problèmes à la scission de la Sécurité Sociale: que va-t-on faire avaler aux Wallons? Les Flamands prônent la régionalisation de ce qui leur est le plus avantageux, la SNCB (pour les Flamands), par exemple, quand le fédéral y aura tout modernisé.

Souvent les Flamands demandent la régionalisation de secteurs où ils ont déjà obtenu satisfaction au plan fédéral. Par exemple dans le domaine des travaux publics. C’est la Région wallonne qui a dû achever ce qui ne l’avait pas été pas été comme le tunnel de Cointe. Au fond le fédéral aurait pu le faire. C’est la Wallonie qui a pallié son inaction mais si le fédéral avait été en accord avec ses devoirs, la Wallonie aurait pu s’investir dans d’autres projets que ceux qui avaient été abandonnés par le gouvernement belge.

TOUDI: Il y a eu toute une période où les Wallons ont certes été demandeurs en matière de régionalisation comme dans les années 80 et au début des années 90. Et puis ils ne l’ont plus été. Ce qui peut être grave, c’est que l’opinion puisse alors ressentir les institutions nouvelles comme quelque chose que les Flamands ou la classe politique leur ont en quelque sorte imposé.

ROBERT COLLIGNON: Les Wallons croient un peu trop vite que ce qui est négocié c’est éternel. Nous on a toujours l’impression que lorsque des compétences ont été octroyées c’est pour vingt ans alors que le fait qu’on ait de plus en plus de compétences nous acheminent nécessairement vers l’indépendance de la Flandre. Je voudrais revenir sur la Justice.

C’est très particulier quand on analyse les choses, les lois ne sont pas appliquées de la même manière les jurisprudences évoluent. Au départ je pensais qu’il n’y avait que les jurisprudences du Conseil d’État qui différaient. Mais en fait les tribunaux correctionnels ont des attitudes différentes en Flandre et en Wallonie. Mais, curieusement, les Wallons qui vivent cela, qui font cela, n’aiment pas qu’on souligne ces différences, ne veulent pas les voir. On n’a pas assez de fierté par rapport à ce qui est notre approche.

TOUDI - Dans quels domaines?

ROBERT COLLIGNON Les attitudes des tribunaux vis-à-vis des réfugiés, des sans-papiers par exemple: il y a une grande préoccupation des droits de l’homme sur ces questions, on n’a pas la même sensibilité que les Flamands. Mais on a vraiment parfois le sentiment que les Wallons veulent se cacher qu’ils ont une autre sensibilité. C’est vrai pour ce qui est de la réaction à l’extrême-droite. Par exemple c’est étonnant l’émotion suscitée par le vote Le Pen en France. Cela devenait presque une affaire d’État en Wallonie alors que nous ne sommes pas encore des Français et il n’y a pas la même réaction contre les succès du Vlaams Blok. On n’est pas ému par ce vote. Les Wallons sont moins sensibles au péril noir en Flandre qu’en France alors que celui-ci peut avoir des répercussions immédiates, évidemment. Il y a eu une autre différence encore: la répression plus dure en 1944-1945. Avec Le Pen on dirait que les Wallons sentent que c’est chez nous et avec De Winter que c’est ailleurs. Et on dit que nous n’avons pas de relations privilégiées avec la France...

TOUDI - Mais est-ce que prôner la réunion avec la France n’est pas contradictoire avec la souveraineté que la Wallonie a acquise?

ROBERT COLLIGNON Les choses peuvent très bien s’arranger. Ce qui importe pour la Wallonie c’est d’acquérir plus de souveraineté. Après le Congrès d’Ans en 1991, j’avais fait dire à Guy Spitaels que la Wallonie était une nation en devenir. À partir du moment où l’on devient une entité bien distincte, un État. Pour que cet État acquière un statut de nation il faut qu’il y ait un sentiment national.

TOUDI - La Wallonie “ nation ” et non “ Région ”?

ROBERT COLLIGNON - WALLONIE RÉGION D’EUROPE, j’en ai fait partie mais l’Europe des 250 Régions, cela paraît un peu illusoire car les États-Nations vont continuer à exister (l’Allemagne ne va pas abdiquer ni la France, quand on voit la centralisation parisienne). Ne disons pas trop vite que la Wallonie n’a pas les dimensions d’une nation: on peut prendre les chiffres de la Slovénie, des États baltes, la Wallonie se retrouve au-dessus et proches des populations d’une foule de pays européens qui sont des États souverains depuis très longtemps et dont on ne discute pas l’existence. Je ne parle pas ici de Monaco ou d’Andorre mais de la Norvège, de l’Irlande, du Danemark etc. Mais je reviens à votre question précédente: on peut parfaitement tenir à la souveraineté wallonne et à la réunion à la France car je crois qu’il y a des choses dont la France s’occuperait mieux que nous. La Wallonie peut avoir en France un statut spécial sans doute différente de celui de l’Alsace ou la Lorraine.

TOUDI : Ici, on pourrait objecter que ces statuts spéciaux ont été acquis en fonction d’une expérience autre que la Wallonie, et même totalement différente, à savoir la présence de ces deux Régions pendant un peu moins de 50 ans dans l’Empire allemand.

ROBERT COLLIGNON - Ce serait un tout autre particularisme. On n’a pas conquis des compétences pour les laisser tomber. À choisir, plutôt que d’être un protectorat flamand je préfère être associé à la France, mais la recherche de cette association avec la France ce n’est pas la démarche de la Principauté de Liège en 1795 qui est une absorption pure et simple, volontaire sans doute...

TOUDI - Et où voyez-vous que la France serait plus compétente que la Wallonie?

ROBERT COLLIGNON: La défense nationale par exemple et en partie dans l’enseignement, la culture. Je ne trouve pas que nous devons avoir une politique linguistique différente de celle de la France même s’il y a des traits particuliers.

TOUDI - Quel serait le rôle de la Wallonie dans la Francophonie?

ROBERT COLLIGNON - Il doit être plus important qu’il ne l’est actuellement. Il faut voir si en 2004 la coopération au développement va être transférée à la Wallonie ou à la Communauté. On peut apporter une aide considérable aux pays africains francophones, sinon ces pays risquent de basculer dans les pays anglo-saxons. Les Wallons ont dans la plupart de ces pays la chance d’être mieux accueillis que les Français parce que nous n’avons pas de contentieux colonial avec eux.

TOUDI: Que pensez-vous de la situation économique de la Wallonie?

ROBERT COLLIGNON: La Wallonie est en situation meilleure qu’il y a dix ans. Ce qui conviendrait ce serait de raisonner par rapport à nous-mêmes Il y a un renouveau industriel. La Wallonie devient une zone immense de services. Il est normal que le relèvement de la Wallonie ne se fasse pas en une décennie: il y a eu trop de difficultés dans des secteurs vitaux que l’on ne peut pas remplacer comme cela... Encore que les mines de charbon ont été plus vite fermées en Wallonie: au Limbourg elles ont subsisté longtemps après la fermeture du dernier charbonnage wallon. Nous avons gardé la sidérurgie. C’est un dossier que j’ai géré. Aucune entreprise n’est aussi dépendante des marchés internationaux. Il y a actuellement les problèmes avec les USA. Mais la sidérurgie wallonne, qui n’est pas sans handicaps, est une sidérurgie moderne, à la hauteur de ce qui se fait de mieux partout dans le monde.

TOUDI : Quelle est la force du sentiment wallon?

ROBERT COLLIGNON: Les gens sont assis dessus et n’aiment pas trop en parler La preuve c’est que dans les sondages c’est le “ d’abord belge ” qui l’emporte, tout est fait pour que le sentiment national belge a cette priorité comme les funérailles de Baudouin, les manifestations de joie des supporters avec le football au Japon etc. Cela impressionne beaucoup les présidents de partis et le nationalisme étant mal vu il est difficile d’être wallonissime. Le sentiment wallon revient en force quand on a le sentiment d’être victime d’une injustice grave sur un tas de problèmes Face aux sans-papiers il y a une belle révolte des Wallons du fait de ce sentiment d’injustice. Ce sentiment de révolte n’existe donc pas seulement pour soi-même. Finalement assez paradoxalement le transfert des compétences pour la Wallonie fait diminuer le sentiment wallon. Face au slogan flamand “ Plus un franc flamand pour la sidérurgie wallonne! ”, le sentiment wallon a été très fort dans les années 1980. La région étant créée, on a moins le fierté. On l’a moins qu’en 1960 et on l’a moins surtout qu’au moment de la question royale. José Happart, à travers ses grands succès électoraux, a reflété ce sentiment qui fut aussi à travers sa personne une volonté de réaction vis-à-vis de l’injustice commise dans les Fourons. Il faudrait un sens de la fierté. Ainsi lors d’une visite d’entreprises, on me montre Carmeuse et Lhoist, les deux plus grandes entreprises au monde dans le secteur de la chaux. Mais on me les présente en disant qu’il s’agit d’entreprises belges alors qu’elles sont wallonnes.

TOUDI - Et quelle a été votre réaction?

ROBERT COLLIGNON: J’ai précisé qu’elles étaient wallonnes et personne n’a voulu réagir à cette remarque. J’ai dit un jour à Jempeppe-sur-Meuse que Solvay était une multinationale wallonne.

TOUDI - Vous êtes présentement le Président du Parlement wallon. Comment vous voyez-vous dans cette fonction?

ROBERT COLLIGNON - C’est une fonction qui donne plus de liberté. De Batselier en Flandre a parlé d’une constitution flamande. De la même manière, le Parlement wallon devra élaborer sa loi fondamentale....

TOUDI - Et quelle serait la place de la Communauté française dans cette Constitution wallonne?

ROBERT COLLIGNON - Cette dualité est un gros problème et les ministres Van Cauwenberghe, Arena et Kubla s’en rendent compte. Car comment gérer les problèmes d’emplois sans avoir de compétences sur l’enseignement malgré toutes les coordinations possibles, c’est difficile. Je suis contre la fusion notamment parce que la fusion ce serait supprimer la Région de Bruxelles-Capitale. Il peut y avoir des rapports entre Régions, la COCOF du côté bruxellois gère déjà ce qui ressort du communautaire à Bruxelles. On peut imaginer, dans le domaine du pouvoir exécutif, le gouvernement wallon traitant avec la COCOF des domaines d’intérêt commun. Il me semble qu’on pourrait se passer d’un Gouvernement de la Communauté française mais je crois qu’il faudrait maintenir l’Assemblée devant laquelle les problèmes communs pourraient être traités en vue de maintenir l’unité normative. Le ministre wallon viendrait avec son homologue bruxellois devant cette assemblée. On peut parfaitement régionaliser la Communauté Française de Belgique en gardant un Parlement commun. On pourrait régionaliser la culture, régionaliser l’audiovisuel, l’enseignement....

TOUDI: À l’occasion du 15 e anniversaire du choix de Namur comme capitale de la Wallonie, vous avez fait une déclaration concernant le rôle de la monarchie.1

ROBERT COLLIGNON - C’est aussi un constat. La monarchie est tout à fait absente du processus de décision politique au niveau de la Région wallonne: les décrets sont sanctionnés et promulgués par le gouvernement. Ce gouvernement se forme seulement par des discussions entre responsables wallons et par élection des ministres par le Parlement wallon. La seule chose qui subsiste, c’est que le Ministre-Président prête le serment constitutionnel entre les mains du Roi. La monarchie est donc déjà dépouillée de toutes ses compétences: la réforme des institutions a ignoré la monarchie pour le fonctionnement de la Flandre et de la Wallonie. Je l’avais déjà dit en 1990 je l’ai redit pour l’anniversaire de Namur-Capitale.

  1. 1. Toudi, n° 45-46,avril-mai 2002, p.26. NB: Robert Collignon présidait le gouvernement wallon de 94 à 99, maintenant le Parlement.