Corse. Un peu de décentralisation ne fait pas encore l'autonomie

Toudi mensuel n°44, février-mars 2002

[Cet article émane d’un historien et juriste vivement opposé à la réunion de la Wallonie à la France et qui, par conséquent, souligne l’estrême timidité à ses yeux du nouveau statut pour la Corse qui a cependant suffi à inquiéter les Jacobins français]

Depuis le 17 janvier dernier, la Corse est un peu plus corse. Et un peu plus libre. Le Conseil constitutionnel de la République française ayant approuvé les termes - hormis deux dispositions sur lesquelles je reviendrai - de la loi relative à la Corse, la Collectivité territoriale de Corse et ses organes représentatifs (Conseil exécutif de Corse, Assemblée de Corse) sont désormais compétents dans une série de matières dérogeant au droit commun des collectivités régionales françaises.

Qu'on ne s'y trompe cependant pas, l'attribution de ces nouvelles compétences se fait bien exclusivement dans le cadre de ce qui peut être appelé, au pire, une décentralisation, au mieux, une régionalisation. Le rejet par le Conseil constitutionnel de l'une des dispositions principales de la loi en témoigne. Cette disposition prévoyait :

«Lorsque l'Assemblée de Corse estime que les dispositions législatives en vigueur ou en cours d'élaboration présentent, pour l'exercice des compétences de la collectivité territoriale, des difficultés d'application liées aux spécificités de l'île, elle peut demander au Gouvernement que le législateur lui ouvre la possibilité de procéder à des expérimentations comportant le cas échéant des dérogations aux règles en vigueur, en vue de l'adoption ultérieure par le Parlement de dispositions législatives appropriées. - La demande prévue à l'alinéa précédent est faite par délibération motivée de l'Assemblée de Corse, prise à l'initiative du conseil exécutif ou de l'Assemblée de Corse après rapport de ce conseil. Elle est transmise par le président du conseil exécutif au Premier ministre et au représentant de l'Etat dans la collectivité territoriale de Corse. - La loi fixe la nature et la portée de ces expérimentations, ainsi que les cas, conditions et délai dans lesquels la collectivité territoriale pourra faire application de ces dispositions. Elle fixe également les modalités d'information du Parlement sur leur mise en oeuvre. L'évaluation continue de cette expérimentation est confiée, dans chaque assemblée, à une commission composée à la représentation proportionnelle des groupes. Cette commission présente des rapports d'évaluation qui peuvent conduire le législateur à mettre fin à l'expérimentation avant le terme prévu. - Les mesures prises à titre expérimental par la collectivité territoriale de Corse cessent de produire leur effet au terme du délai fixé si le Parlement, au vu du rapport d'évaluation qui lui est fourni, n'a pas procédé à leur adoption

Considérant que, même à titre expérimental, l'attribution de pareilles compétences législatives limitées à une Assemblée régionale contrevenait au principe de la souveraineté nationale (la «République une et indivisible»), le Conseil constitutionnel a bel et bien confirmé qu'à ses yeux et aux yeux de la fraction jacobine du personnel politique français, la République ne pouvait au mieux connaître qu'une forme de régionalisation, par délégation aux collectivités locales des seuls pouvoirs - au plus - réglementaires. La nuance est évidemment importante lorsque l'on compare les attributions - quelles qu'elles soient et quelque matière qu'elles concernent - de la Région wallonne et de n'importe quelle région décentralisée de France, a fortiori de l'une de ces régions (Corse, D.O.M. mais pas l'Alsace, par exemple), qui disposent, dans le cadre de la République, de compétences dérogatoires par rapport au commun des régions françaises. Donc, si le Gouvernement et le Parlement wallons ont bien des compétences législatives, à travers le décret, il n'en est évidemment pas question pour le Conseil exécutif et l'Assemblée de Corse. Distingo fondamental, qu'il fallait relever dès l'abord.

La loi sur la Corse attribue aux organes représentatifs de la Collectivité territoriale de Corse de nouvelles compétences qui viennent s'ajouter à celles lui déjà dévolues par les législations précédentes : loi de décentralisation du 2 mars 1982 (et lois complémentaires de 1983, 1993 et 1997) et loi sur la Corse du 13 mai 1991 (dite «Statut Joxe»). Elle n'apporte, par contre, que d'infimes corrections au fonctionnement des institutions corses. Ainsi, le nombre de membres du Conseil exécutif est porté de 7 à 9. Mais l'Assemblée de Corse reste limitée à 51 membres, ses sessions restent limitées à deux par an, d'un maximum de 3 mois (avec des sessions extraordinaires d'une durée maximale de 2 jours), etc. Quant à la revendication corse d'une suppression des deux départements (rétablis par Giscard en 1975), il n'en est pas question.

Les compétences anciennes de la Collectivité territoriale sont maintenues, aussi bien en matière d'éducation et de formation (carte des établissements scolaires, financement, construction, équipement et entretien des établissements d'enseignement secondaire), de communication audiovisuelle et de culture (définition des actions culturelles à mener), d'environnement (définition des actions de protection), de développement industriel (participation de l'Assemblée de Corse au comité de coordination pour le développement industriel de la Corse, près le Premier ministre), d'aménagement du territoire et d'urbanisme (schéma directeur), d'agriculture, de logement, de transports (liaisons routières rurales, exploitation des traités ferroviaires) et d'énergie (prospection, exploitation et valorisation des ressources locales).

Que gagne la Corse par cette nouvelle législation? Le battage médiatique a insisté sur certaines dispositions de la loi et, notamment sur l'enseignement de la langue corse. La loi votée par le Parlement français prévoyait que la Collectivité territoriale de Corse serait compétente en matière d'enseignement de la langue corse, dans le cadre normal des horaires de cours, pour les seules écoles maternelles et élémentaires (insistons sur ce cadre particulièrement limité). La loi insistait sur le caractère facultatif de cet enseignement, tout parent restant libre de le refuser pour ses propres enfants. Le Conseil constitutionnel a exigé, sur ce point, que le caractère facultatif soit clairemernt affirmé (on suppose, dans l'esprit qui est celui du cénacle du Palais-Royal, qu'il faudra systématiquement envoyer aux parents, avant toute nouvelle année scolaire, une circulaire leur indiquant que l'enseignement de la langue corse sera organisé dans l'établissement X et [mais sans doute en caractères gras et pour mal-voyants, taille 32], qu'ils peuvent - entendez: doivent - le refuser). L'important réside cependant dans le processus enclenché. Il est à terme inévitable qu'un enseignement officiellement organisé dans les deux premiers cycles, continué plus tard à l'Université de Corse («fief» nationaliste bien connu), soit enfin organisé dans l'enseignement secondaire.

Les nouvelles compétences de la Corse relèvent, pour partie, de certaines relevant pour l'instant du pouvoir réglementaire du Premier ministre français. D'autres ne sont qu'un simple accroissement de compétences déjà dévolues aux institutions de l'île. La Corse devient compétente en matière de construction, d'équipement et d'entretien des établissements d'enseignement supérieur et exercera la tutelle sur l'Institut universitaire de formation des maîtres de Haute-Corse. Elle pourra prendre des initiatives en matière de formation supérieure et de recherche. La collectivité territoriale élaborera sa propre politique culturelle (le contrôle scientifique et technique restant entièrement dans les mains de l'État français), obtient les compétences en matière de patrimoine, archéologie, inventaire, recherche ethnologique, musées, lecture publique et soutien à la création culturelle. La Corse devient propriétaire de ses monuments historiques et sites archéologiques, peut prendre des initiatives en matière d'établissement de réseaux de télécommunications. En matière sportive, elle voit ses compétences élargies, comme en matière d'éducation populaire et d'information de la jeunesse. Mais le sport de haut niveau reste exclusivement à la garde de Paris (faut pas rigoler : pas d'équipe «nationale» corse en football ou aux J.O. !).

Les compétences économiques sont elles aussi élargies. Cela ressemble à un catalogue d'exceptions, un peu comme les premières lois de régionalisation telles que nous les avons connues («les régions sont compétentes en matière d'environnement, sauf X, Y, Z, y compris a, b, c»). Contentons-nous de rappeler les domaines dans lesquels ces compétences sont élargies:

 

  • aménagement du territoire et développement (développement durable, transports publics dont réseau ferré de Corse, logement);
  • développement économique (aide aux entreprises, classement des sites touristiques avec dérogations à la loi Littoral [autorisation des fameuses «paillottes»], agriculture, forêts, emploi et formation professionnelle);
  • environnement (massif corse, office de l'eau, schéma d'élimination des déchets).

 

Le tout s'accompagne d'un transfert proportionnel des moyens financiers et en infrastructures (bâtiments, personnel) nécessaires pour que les nouvelles compétences puissent être effectivement exercées par la Collectivité territoriale de Corse. Mais la demande d'une re-corsisation de la fonction publique n'a pas été entendue. La colonisation de l'île par une fonction publique essentiellement importée du continent (les fonctionnaires corses étant, eux, installés là-bas après avoir, durant plus de cent ans, alimenté de manière considérable la fonction publique dans les ex-colonies françaises) est pourtant manifeste.

Enfin, la nouvelle loi sur la Corse aménage certaines législations fiscales avec la création d'un crédit d'impôt pour l'aide fiscale à l'investissement dans l'île, avec une exemption de la taxe professionnelle, compensant la suppression au plus tard en 2003 des avantages de la loi Juppé de 1996 créant la zone franche de Corse. Quant aux arrêtés Miot (administrateur général de la Corse sous Napoléon Ier) qui suspendaient le paiement des droits de succession dans l'île, ils seront progressivement supprimés pour l'être totalement en 2016.

On voit, par ce simple catalogue, combien les compétences - anciennes et nouvelles - de la Collectivité territoriale de Corse sont très loin de couvrir un espace aussi large que, par exemple, celles de la Région wallonne ou, pour les matières culturelles, de la Communauté française Wallonie-Bruxelles. Et, rappelons-le, il s'agit bien pour la Corse d'un statut dérogatoire (avec, donc, des compétences élargies), par rapport aux autres régions françaises.

De quoi, au moins, s'étonner parallèlement de deux attitudes. D'une part, de celle de jacobins et autres «républicains» qui poussent des cris d'orfraie devant un statut qui, à les en croire, organise, de facto, une indépendance de l'Île de Beauté. De l'autre, de certains qui, ici, en Wallonie, voudraient nous proposer de perdre nos institutions wallonnes (Gouvernement et Parlement wallon) et de renoncer à nos compétences pour devenir une Région française de plein exercice (et donc sans statut dérogatoire, c'est-à-dire avec des compétences moindres encore que celles de la Corse depuis janvier dernier).