Critique : Le Jeune Ahmed

8 juin, 2019

Le face à face monstrueux

Plus encore que tous les autres films des Dardenne Le Jeune Ahmedest un film d'action. Dans les salles obscures, on sent les spectateurs tendus, intrigués à chaque rebondissement Comment peut-on dire que ces films sont trop intellos (ou « cérébraux »). Ce sont des films policiers, presque des westerns ! Et celui-ci a eu à Cannes le prix de la mise en scène !

Un jeune adolescent radicalisé, séduisant. Un bel amour d'adolescents

C'est l'histoire d'un jeune adolescent, à peine sorti de l'enfance qui se radicalise sous l'influence d'un iman islamiste de son quartier. Il prépare tente de tuer l'éducatrice d'origine marocaine qui tient une école de devoirs et pour cette tentative traverse le monde des IPPJ et cette profession si difficile qu'on appelle « l'éducation spécialisée » que les Dardenne comprennent en profondeur. Je peux le dire tant mes étudiants se destinant à ce métier m'en ont appris. Rien ne détourne Ahmed de l'idée fixe de tuer pour sa « religion », même pas un amour d'adolescent d'une d'autant plus grande fraîcheur que la fille y prend l'initiative avec une imperturbable et féminine audace.

Ahmed ne sort pas de sa dérive malgré tous les efforts et les chances qui lui sont offertes par sa mère, son frère, sa sœur, ses professeurs, ses éducateurs, tous souvent musulmans eux aussi qui avec une grande lucidité ont tout de suite compris qui est cet iman et l'islamisme. Et enfin malgré cette jolie petite amie qui nous fait penser qu'il a vraiment tort de ne lui céder que le temps d'un baiser aussitôt regretté apparemment « à cause de la religion » (bizarre !). Rien ne le détourne donc de tuer. Y compris en IPPJ. Il s'y livre à un manège étrange preuve qu'il demeure radicalisé. Les Dardenne en sont coutumiers : leur personnage a quelque chose de monstrueux. Il est à la fois impossible de l'oublier et impossible de n'être pas séduit par Ahmed.

Est-ce à ce point la religion qui le perd ? Oui, en un certain sens et le fanatisme. Les Dardenne ont réussi à monter une scène qui a dû demander beaucoup de savoir-faire de leur part et de spontanéité de la part de ceux qui la jouent (une assemblée de musulmans discutant de l'intérêt d'un cours d'arabe à l'école de devoirs), une scène où s'exprime bien le bon sens de la plupart de ces personnes, la manière dont ils vivent en bonne entente avec les gens du pays (malgré quelques fausses notes minoritaires qui font partie de l'histoire du film).

Impossible de sauver Ahmed

Le face à face de l'amour

Contrairement à tous les autres longs métrages, celui-ci n'arrive pas à « sauver » Ahmed : « Les Dardenne touchent aux limites de leur méthode » écrivaitLibérationle 20 mai. Le magazine américain Varietyregrette « une fin précipitée » et cela « comme si les Dardenne ne parvenaient pas à conclure » écrit ce magazine américain. Dans Screen international, Allan Hunter nous dit que les Dardenne, ici, nous ont fait « comprendre l'impensable ». On lit beaucoup qu'ils ont été dépassés par le personnage qu'ils ont créé. Ce qui est d'ailleurs un éloge en réalité, car peut-on être dépassé autrement que par un personnage vrai ?

Les Dardenne essayent toujours de « sauver » les héros de leurs histoires parfois de situations inextricables. Le Filspar exemple. Olivier, menuisier-éducateur, dont le fils a été assassiné par Francis, un jeune du même âge, accepte ce Francis (qui lui ne sait pas qui est Olivier) dans son atelier avec l'« espoir fou du désespéré » qui pourrait faire « que ce qui a eu lieu n'ait jamais eu lieu » (p.124-125, Luc Dardenne, Au dos de nos images, Seuil Paris, 2005 et 2008). C'est un remake de l'histoire d'Abraham (à qui Dieu semble demander son fils Isaac en sacrifice humain), selon Luc. Le monde antique est plein de récits de ce genre comme celui de ce Consul romain qui fait exécuter son fils parce qu'il allait livrer la République à l'ennemi. Comme dans plusieurs récits analogues, il supprime un être cher, la mort dans l'âme et enfreint son devoir paternel en fonction d'un devoir supérieur. La « mort dans l'âme » authentifie le geste et la soumission à l'obligation plus haute le met en accord avec la morale.

Kierkegaard en regard de ces récits antiques, met l'histoire d'Abraham. Lui, n'a nulle volonté de tuer son fils, nulle raison supérieure qui l'absoudrait de faire ce que Dieu lui demande. Il n'a que sa foi nue. Le grand guignol du bras de l'ange qui arrête le bras du sacrificateur, nous fait oublier, pense Kierkegaard, qu'Abraham retrouve alors son fils au-delà de la morale, au-delà de son désir de le garder et d'en avoir la descendance promise- un amour enfin authentique. Comme l'est, à la fin, l'amour d'Olivier-Abraham pour Francis-Isaac.

Je connais assez bien les films de nos deux cinéastes wallons, et ce que dit Luc de leur inspiration profonde notamment dans cette histoire d'Abraham, personnage des trois monothéismes sur un film où l'un de ceux-ci est présent. A une question qu'on lui posait sur l'épilogue, après le film, Jean-Pierre a dit au Palace qu'ils en avaient imaginé des tas d'autres et qu'aucun ne marchait. Quand on voit le film on le comprend. Mais cette impuissance est tout à l'honneur des auteurs. En plus, finalement, Ahmed me semble sauvé, je ne dirai pas comment. Mais j'ai signalé à Luc Dardenne que René Girard dit à la fin de son extraordinaire bouquin Mensonge romantique et vérité romanesque : « Danstoutes les conclusions romanesques authentiques, la mort qui est esprit s'oppose victorieusement à la mort de l'esprit. » Il m'a répondu que cette phrase les avait inspirés. Suite à l'écran.