Critique : "Les Années plastique" d'André-Joseph Dubois
La première chose qu'on doive dire d'un roman, c'est s'il « fonctionne » ou pas. Et pour voir s'il « fonctionne » ou pas, vous vous mettez à sa lecture un après-midi de loisir ou un après-midi où vous n'avez envie de rien faire. Si vous y restez accroché de bout en bout, alors, là, cela fonctionne bien et même plus que très bien. C'est le cas du livre d'André-Joseph Dubois.
Il nous entraine dans une histoire à la fois invraisemblable et vraisemblablement contemporaine de couples qui se font et se défont, non pas vite, mais, le plus souvent, lentement, selon cette vraisemblance que le Philosophe exigeait du vrai récit, le vrai récit qui ne court jamais qu'un risque, celui de se faire dépasser par la fiction. A ce propos il faut dire que le portrait de Léon Beck que l'on rencontre dans Les Années plastique, ce professeur de phonétique historique en philologie romane, a quelque chose d'extraordinaire. Il est surnommé « le Monocle », parce que en entrant dans la salle de cours, écrit A.J Dubois, « il brandissait ses notes à deux mains, comme l'acteur Paul Meurisse son pistolet dans Le Monocle noir. Les notes elles-mêmes étaient appelées Les Immortelles, inchangées depuis trente ans et si délabrées que les pages jaunies, cornées, s'éployaient en bouquet. » (p.73). Lorsque, en février 1969, les étudiants liégeois occupent le rectorat de l'université de Liège, le Monocle, avec ses trois assistants, comme en une panique de l'exode de mai 1940 (circonstance rappelée par l'un d'eux qui l'a vécu, les autres en rigolant), se rue à bord d'une coccinelle chargée de dossiers précieux du bureau professoral vers l'abri sûr d'une banque, Les Immortelles étant rangées dans une des niches de la salle des coffres. Rien que par cette scène, le roman vaut mille fois son pesant d'or. On vient d'écrire « or » un peu par hasard.
On ne peut pas s'empêcher de se souvenir qu'André-Joseph Dubois avait publié chez Balland, en 1981 et en 1983, deux romans qui ne passèrent nullement inaperçus. L'œil de la mouche est une approche de la Wallonie et de ses classes sociales à travers l'usage du français, insérée de manière poignante dans le destin tragique d'un individu. Puis L'homme qui aimait le monde qui se révèle être une fable extraordinaire de Liège et de l'existence de Liège, à un tel point que la RTBF parla de ce livre comme d'un chef d'œuvre 1. Pourtant, après 1983, André-Joseph Dubois n'avait plus rien écrit. Mais à l'époque, il faisait partie des ces innombrables « poètes » (au sens général de quelqu'un prenant en charge un récit), qui, au lieu d'écarter d'abord et par précaution (de stratégie littéraire) leur propos de la Belgique et plus encore de la Wallonie, osait l'y insérer sans doute par confiance en eux-mêmes. La chose se multipliait alors dans tous les domaines et elle se poursuit aujourd'hui comme on le voit par exemple à travers les livres de Nicolas Ancion 2. Elle révèle une sorte d'émancipation bien réelle dont l'auteur souligne la modestie à travers la réflexion qu'il attribue à son héros Franklin Delanneau, prénommé ainsi par son père en 1942 en l'honneur de Franklin Delano Roosevelt (le Delano étant peut-être selon AJ Dubois le patronyme Delanneau répandu dans le Namurois) : « Franklin s'en plaindra souvent dans ses mauvais jours : il n'y a pas pire fatalité que de naître dans une petite ville d'un pays minuscule. Hélène ne manquera jamais de le rappeler à l'ordre. Soit, admettra-t-il, il y a de pires fatalités, et d'ailleurs Liège est une ville banalement moyenne dans un pays benoîtement médiocre - mais cela suffit-il à rendre la plainte irrecevable ? » (p. 17).
Ce héros fort lucide se rappelle dans l'un de ses jobs d'étudiant où il doit empiler des casiers de Piedboeuf « le poids léger de ses livres de classe, qu'en étudiant il déposait ses pieds nus sur le carrelage glacé. Il découvrit ceci : la condition de clerc comporte une lâcheté originelle qu'il faut expier, c'est pourquoi il serait de gauche. » (p.71)
Le téléphone est aussi quelque part en plastique
Franklin a, au début du roman, une petite amie, Alice, qui lui avoue qu'elle est enceinte alors qu'ils participent tous les deux à la manifestation qui dégénèrera le 6 janvier 1961 en sac de la gare des Guillemins. Les parents compréhensifs de Franklin aident financièrement les deux amoureux à fonder un ménage, Franklin commençant alors ses études à l'université où il deviendra l'assistant du Monocle. D'autres couples se font et se défont, souvent lentement, parfois plus vite comme celui d'Anne et de Gérard Portier. Anne a une sœur, Hélène. Quand Anne quitte Gérard c'est à la sœur de Anne qu'il se confie ce qui nous vaut ce dialogue profondément juste :
- « Et vous les vacances ?
Silence interminable, pire qu'un gémissement. Aïe.
- Anne est restée à Florence, dit très vite Gérard.
- C'est une belle ville, dit Hélène pour dire quelque chose.
- Très belle...
(...)
- Quand revient-elle ?
- Elle ne reviendra pas. Enfin, elle ne reviendra pas à la maison.
(...)
- Anne ne reviendra pas, dit Gérard d'un ton lugubre.
- Gérard, dit Hélène, je crois vraiment que c'était la meilleure solution.
(...)
- Hélène, tu dois le savoir. Dis, est-ce qu'elle a quelqu'un ? Tu vois ce que je veux dire. (...)
- Je ne crois pas, je suis sûre que non.
- Alors ? crie Gérard, ça rime à quoi tout ça ?
- Elle n'a pas de projet, je pense. En réalité, elle cherche le marin de Gibraltar.
- Quoi ? hurle Gérard. Le marin de quoi ?
- C'est une façon de parler. Un roman que j'ai lu, c'est Florence qui m'y a fait penser. (...)
- Ah ! dit Gérard, un roman.
- Je veux dire, s'embrouille Hélène, qu'Anne cherche le bonheur, comme tout le monde. Sans trop savoir de quoi il pourrait être fait.
- Elle avait tout ce qu'elle voulait.
- Bien sûr, mais elle ne sait pas ce qu'elle veut. » (pp. 115-116)
Cela fait penser à la réflexion d'un philosophe comme André Comte-Sponville, philosophe que l'on dit léger mais qui est lui aussi très juste quand, contrairement aux auteurs qui pensent, comme Bernard Shaw ou Schopenhauer, qu'il y a deux sortes de malheurs - les désirs satisfaits et les désirs satisfaits -, il estime, citant librement Spinoza que « L'amour est une joie liée à l'idée de sa cause. » Ce qui signifie que le bonheur - et même l'Evangile ne dit peut-être pas autre chose - c'est désirer ce que l'on partage et que par conséquent, d'une certaine façon, l'on « possède ».
Cet extrait un peu long de Les Années plastique sont là pour montrer que le livre est une folle sarabande où les positions de chaque héros bougent sans cesse alors que pourtant, ils s'inscrivent dans la logique de personnages qu'André-Joseph Dubois a en un certain sens « inventés » mais sans doute aussi découverts, comme tout vrai écrivain, avec la même passion que ses lecteurs qui devraient être nombreux, je pense. Hélène, pour revenir à elle, « aima ses règles, les comparait à la confession : pendant un mois son corps accumulait les impuretés, et puis tout en sortait. » (p.33) Puis, par après « Elle n'était plus sûre d'encore vraiment croire en Dieu, doutait d'ailleurs de jamais avoir cru au sens où le catholicisme l'entend. » (p.87) Le roman côtoie souvent le sordide sans s'y complaire et l'on sent bien que c'est en raison du fait qu'il lui a fallu tout dire dans cette « sorte d'histoire réfléchie de sa génération » que Franklin rêve d'écrire à la fin du roman (pp.228-229).
On traverse donc ce dont il était question dans le deuxième roman d'A.J. Dubois, à savoir « le Monde ». Avec cette étrange Alice née des amours rapides d'un soldat US de race noire et de la très Liégeoise Irène du quartier de Bressoux - un soldat vite évanoui. Mais qui aura légué à sa fille une couleur qui lui causera bien des problèmes jusqu'à ce qu'elle rencontre peut-être le vrai bonheur avec un médecin congolais au prénom évocateur de « Patrice », médecin osant des avortements clandestins soutenus par les féministes liégeoises et aimés à cause de son respect profond d'homme pour toutes les femmes qu'il écoute et qu'il soigne.
Le roman commence à La Venne « un hameau d'à peine dix toits, à 388 kilomètres de Paris, 142 de Bruxelles, 50 de Liège, une quinzaine de Spa (la ville d'eaux, jadis rendez-vous de tous les joueurs d'Europe) et 3 de La Gleize, le village dont il dépend. » Quant aux « années plastiques », l'auteur en donne l'explication à la fin. Mais comme son livre n'est pas un mauvais roman policier, j'ai été moi-même surpris de trouver son explication (je ne pensais plus au titre) peu avant le mot FIN : « L'usage du plastique (du grec plastikos : « relatif au modelage »), est apparu vers le milieu du XXe siècle. C'est une matière de synthèse, aussi peu naturelle que possible, vile, malléable, apte à se mouler dans n'importe quelle forme, donc à se multiplier en innombrables exemplaires identiques. Sa présence culmine dans la société de consommation. » 3 Je lâche le morceau ? Non, évidemment. Il y a un roman (infiniment différent de celui d'André-Joseph Dubois) - Augustin ou le Maître est là de Joseph Malègue - dont me suis aperçu peu à peu qu'il occupait ma vie, mon âme. Et cela a commencé quand, il y a sept ou huit ans, l'ayant perdu (physiquement perdu), je l'avais retrouvé tout délabré dans une brocante. Rentré à la maison, j'ai commencé à le relire en me jetant avec curiosité sur les dernières lignes, vers la page 900. Il fallut que j'aille jusqu'à sa première ligne. Un livre vrai ne se lit pas seulement de la première à la dernière ligne, il se lit aussi de la dernière à la première. Et par là on comprend que le temps de la littérature n'est pas celui des horloges : « Supposer l'existence humaine comme ayant une date, comme placée dans un présent, serait commettre contre l'esprit le péché le plus grave, celui de la réification, le jeter dans le temps des horloges fait pour le soleil et les trains. » 4 C'est le sentiment qui m'a saisi en refermant ce livre que je rouvrirai comme tous les autres romans d'André-Joseph Dubois. Ceux déjà parus et ceux - on l'espère - à venir. Qu'on attend déjà avec impatience. La société de consommation a détruit bien des choses, mais elle semble ne pas avoir détruit la littérature.
André-Joseph Dubois, Les Années plastiques, Weyrich, Longlier, 2011 5
- 1. André-Joseh Dubois
- 2. Critique : L'homme qui valait 35 milliards (de Nicolas Ancion)
- 3. André-Joseph Dubois, Les Années plastiques, Weyrich, Longlier, 2011
- 4. Emmanuel Levinas, De l'existence à l'existant, Editions de la revue Fontaine (pur hasard, note de JF), Paris, 1947, p. 168.
- 5. Les éditions Weyrich sont une splendide maison d'édition wallonne qui a réussi