"Dégraissage" de Bruxelles ou Wallonie "visible"
Le Deuxième Manifeste wallon pose les bonnes questions, mais ne propose pas les bonnes solutions. Quelles sont les bonnes solutions ?Je n'en sais rien. (Jean-Claude Van Cauwenberghe au Congrès de l'Institut Destrée « La Wallonie au futur »)
Déjà, lorsqu'il devint président du Gouvernement wallon, Guy Spitaels, aux dires de Xavier Mabille, songeait à cumuler, après les élections de 1995, la Présidence du Gouvernement wallon et celle du Gouvernement communautaire. C'est la même proposition qu'a faite Olivier Maingain lors d'un récent débat public à Namur le 17 novembre. Le 23 novembre suivant, à un Congrès CDH, puis le 24 novembre à Mise au Point, Joëlle Milquet évoque des formules du même type.
Les propositions d'Olivier Maingain et Joëlle Milquet
Les personnes qui prônent cette formule vont en somme plus loin que les fameuses « doubles casquettes » dans les gouvernements wallon et communautaire de 1995 à 1999. Subsistaient deux gouvernements distincts (wallon et communautaire), avec des ministres appartenant à ces deux exécutifs. Mais les deux chefs de celui-ci, Laurette Onkelinx et Robert Collignon ne siégeaient, eux, qu'à la tête de leur gouvernement respectif et demeuraient l'un, Ministre-Président communautaire « pur » (Onkelinx), l'autre Ministre-Président régional « pur » (Collignon).
On peut se demander dans quelle mesure il y aurait encore véritablement deux gouvernements si le chef du gouvernement communautaire et le chef du gouvernement wallon devenaient une seule et même personne. La formule des doubles casquettes, pratiquée en 1995-1999, s'est révélée très inconfortable pour des ministres obligés de faire la navette entre Bruxelles et Namur et étant obligés de siéger dans deux gouvernements différents.
À première vue, dans cette formule, telle que la prônent Olivier Maingain et Joëlle Milquet, le Gouvernement communautaire disparaît de facto. Mais comme il s'agit d'une fusion des deux gouvernements et que demeure un ministre bruxellois (dans le gouvernement communautaire englobé par le gouvernement wallon), comment va-t-on organiser les réunions d'un tel gouvernement « wallo-communautaire » ? Et où ? [On espère que ce serait à Namur !] Le ministre bruxellois communautaire continuera-t-il à y siéger lorsque ce Gouvernement traitera de problèmes wallons ?
La chose est possible. On pourrait croire qu'il s'agirait d'une formule de fusion de la Communauté et de la Région telle qu'on la prônait dans les années 1980. Mais, en fait, l'esprit a changé du tout au tout. En effet, cette fusion-ci est très différente, de l'esprit des « fusionneurs » des années 1980, comme, par exemple, Jean-François Dechamps qui pensait alors que la Région était appelée « à se fondre dans la Communauté et non l'inverse »1. La formule d'Olivier Maingain et Joëlle Milquet consiste plutôt à « fondre la Communauté dans la Région », ce qui aurait comme conséquence de rencontrer au fond la principale appréhension des signataires du Premier Manifeste wallon : celle de voir la Wallonie disparaître ou, comme le disait le texte wallo-bruxellois de 1999, de la voir devenir « invisible ». (Ce texte est reproduit en haut de cet article).
Mais la formule de J.Milquet et O.Maingain est-elle à même de satisfaire les signataires du Deuxième Manifeste wallon ?
Avant de répondre à cette question il faut reprendre l'analyse sans doute la plus pénétrante du Premier Manifeste wallon de 1983. Ayant suscité dans sa revue des réactions diverses de signataires et non signataires, Michel Molitor pensait à juste titre qu'il y avait deux tendances dans le Manifeste. « Estime-t-on qu'il faut substituer à l'espace politique de la Communauté française un espace régional spécifique construit sur la Wallonie et doté au départ des actuelles compétences de la Communauté et de la région ? Ou, au contraire, plaide-t-on pour un meilleur contrôle par la Wallonie des ressources actuelles de la Communauté ? »2.
Pour ma part, quand j'ai signé le Manifeste de 1983, je songeais plutôt à la première branche de l'alternative : la construction d'un espace régional spécifique. Et lorsque j'ai signé le Manifeste de 2003, j'ai plutôt pensé à la seconde branche de l'alternative : un meilleur contrôle de la Communauté par la Wallonie. Mais c'est normal. Il me semble que tant les signataires de 1983 que ceux de 2003 doivent également balancer entre les deux branches de cette alternative. Essayons de voir l'une puis l'autre de ces deux possibilités.
1) Le « dégraissage » de Bruxelles
Le fait de songer à la première possibilité - construire un espace politique spécifique - s'explique chez des Wallons qui, très normalement, dans la foulée du mouvement wallon le plus authentique et le plus classique, désirent une Wallonie autonome non par rapport à une Flandre dominatrice, mais par rapport à une Belgique centralisée. Il n'est d'ailleurs pas difficile de montrer (les ouvrages de Michel Quévit et Pierre Lebrun sont très probants à cet égard), que c'est surtout de la Belgique centralisée que la Wallonie a souffert, c'est là qu'elle a eu le plus mal et le plus durablement mal. C'est-à-dire dans son économie dirigée par une bourgeoisie indifférente à son sort, une bourgeoisie dont la domiciliation à Bruxelles souligne symboliquement (donc violemment), l' « éloignement », mais aussi renforce le poids d'une métropole centralisatrice, indifférente voire hostile - ne serait-ce qu'objectivement - à la Wallonie.
La volonté de construire « un espace politique spécifique » peut s'entendre comme une volonté de rompre avec la centralisation belge et avec l'excessive concentration de multiples fonctions dirigeantes ou directrices à Bruxelles (sur tous les plans : économique, politique, social, culturel).
Construire un espace régional spécifique suppose alors évidemment, aussi, le fameux « dégraissage » de Bruxelles. Ce « dégraissage » pourrait entraîner le rapatriement en Wallonie d'une grande partie de tout ce qui, à Bruxelles, relève manifestement de la Wallonie. On peut citer (il est impossible d'être exhaustif) : les télévisions, les radios, les sièges sociaux des entreprises, les hautes écoles et les universités (du moins une grande partie d'entre elles), les maisons d'édition, les quotidiens, journaux, revues, hebdomadaires. Bref, le personnel et les moyens de tout ce qui, dans les administrations fédérales, les entreprises privées ou les associations (pensons à la Ligue des familles, aux syndicats, aux mutuelles, aux partis, aux directions des mouvements de jeunesse), n'est à Bruxelles que parce qu'elle est la capitale d'un État centralisé et qui le sera de moins en moins (au point qu'il peut même disparaître comme État). La prise de position de 1985 en faveur d'une capitale de la Région wallonne à Namur, pratiquement par les mêmes personnalités qui signèrent le Premier Manifeste, s'inscrit dans cette perspective. Plus personne au demeurant ne remet en cause la fonction de Namur comme capitale wallonne (ni le polycentrisme wallon à Liège, Charleroi, Mons, Verviers...).
Mais ce « dégraissage » (la capitale régionale à Namur avec l'émigration dans cette ville d' administrations autrefois situées à Bruxelles), est-il suffisant ? En tout cas, il a permis que peu à peu la Région l'emporte en prestige dans ce que l'on appelle « la partie francophone du pays » ou la « Communauté française » (si l'on nomme les choses d'un point de vue institutionnel). Mais ce « dégraissage » n'a certainement pas encore permis la préséance politique et symbolique de la Wallonie sur Bruxelles, Bruxelles étant entendue ici non comme capitale fédérale, mais comme la ville la plus importante de l'espace francophone belge. Et à notre sens, cela n'est pas seulement dû au maintien (certes, en diminution constante), d'un certain nombre de compétences à l'État fédéral dont la capitale est Bruxelles. Cela n'est pas seulement dû non plus au fait que la Flandre ait fait de Bruxelles sa capitale politique. Ni à l'Europe. La préséance de Bruxelles sur la Wallonie est un rapport de force qui lui est favorable en raison de déterminations principalement « intrafrancophones ».
La Wallonie « visible »
L'autre branche de l'alternative c'est, pour reprendre les mots de Michel Molitor, « un meilleur contrôle par la Wallonie des ressources actuelles de la Communauté ».
C'est ce que suggèrent Joëlle Milquet et Olivier Maingain. Ces propositions ne sont plus du tout faites dans le même esprit que les propositions de fusion Communauté/Région des années 1980. L'une des raisons avancées par Joëlle Milquet, c'est l'argument même du Manifeste de 2003 : on ne peut pas séparer les compétences scolaires et culturelles des compétences économiques. Si l'on veut faire réussir le Contrat d'avenir, il faut qu'un Gouvernement wallon - ou à très forte prépondérance wallonne, ce qui revient au même -, joue sur tous les claviers du plus de compétences possibles : matérielles (comme l'agriculture et le commerce extérieur), mais aussi immatérielles (comme l'enseignement), en vue du redressement wallon. Pour redresser la Wallonie il faut pouvoir en effet également mobiliser sa jeunesse dans les écoles où elle se trouve, de la maternelle à la fin des humanités (100 %), puis à l'université ou dans l'enseignement supérieur (niveaux fréquentés par plus de 50 % des jeunes après les humanités).
Ces propositions sont tentantes. Sont-elles satisfaisantes ?
Le problème, c'est de savoir si, par ce biais, la Wallonie devient « visible » comme nous l'avions dit avec nos amis bruxellois en mai 1999. De savoir si la Wallonie obtient de cette façon, sa pleine reconnaissance comme personnalité, comme étant à elle-même sa propre fin. Car une personne, même si elle est toujours aussi une personne avec et pour les autres, est toujours aussi une personne qui a sa fin en elle-même. Le triste mot de Di Rupo qu'il faut « sauver la Wallonie pour sauver la Belgique » est inacceptable. On ne se demande pas, avant de sauver une femme ou un homme qui se noient, si l'on sauve aussi par là d'autres gens, par exemple la famille qu'ils ont à leur charge.
Vincent Vagman3 prétend que cette pleine reconnaissance de la Wallonie ne pourra jamais être obtenue par un changement institutionnel comme la suppression de la Communauté française. Et il se réfère à la phrase fameuse de Jean-Marc Ferry : « En politique, tout ce qui est imposé de l'extérieur est faux. »
Il y a là quand même un contresens extraordinaire, qui avait d'ailleurs déjà été commis en 1983. Combien de fois n'a-t-on pas accusé les signataires du Manifeste de 1983 de « vouloir imposer » (justement !), en quelque sorte dictatorialement, un modèle culturel wallon ? Mais depuis 1970, c'est toujours l'inverse qui s'est produit ! Le 7 mars 1972, alors que les Wallons préféraient Namur comme lieu d'implantation de l'Assemblée communautaire française, les partis de la coalition PSC-PSB imposèrent la discipline de vote. Et c'est Bruxelles qui fut choisie, à une majorité cependant très courte de 7 voix (87 voix sur 160 votants, les députés et sénateurs wallons et francophones). Comme le fait remarquer JP Hiernaux, à la volonté des parlementaires wallons de choisir Namur, on « imposa » une autre optique et le choix de Bruxelles fut imposé contre la majorité des Wallons.4
La Communauté française: des représentations dépassées comme province, capitale, etc.
Or ce choix forcé de Bruxelles en mars 1972 fut important du point de vue des représentations de la Belgique unitaire qu'elle confirma : le choix de Bruxelles contribua en effet, largement, à prolonger le statut provincial qui était fatalement celui de la Wallonie dans la Belgique unitaire. La meilleure preuve en est le discours antiwallon des élites francophones, se refusant à considérer la Wallonie comme un pays à part entière. S'il n'y avait cette Communauté française, par laquelle le centre de la Belgique francophone se maintient à Bruxelles, suite au vote forcé de 1972, soulignant le caractère demeuré provincial de la Wallonie, un Philippot n'aurait pas pu dire, 31 ans plus tard, que la Wallonie, jouant « un rôle déterminant » (dans la Belgique francophone), il est normal qu'elle ait « une place » à la RTBF ! Est-ce que les femmes se contenteraient d'avoir « une place » dans la vie politique ? Est-ce que les Flamands de Bruxelles se contenteraient d'avoir « une place » à Bruxelles ? Non et pourtant les Flamands sont une minorité, les femmes la moitié de tous les groupes humains. Mais on continue à penser sincèrement (ce qui est pire que tout), que la Wallonie - majoritaire à 80% ! - pourrait, elle, se contenter d' « une place » !
Tout le reste est à l'avenant. On peut prendre l'exemple du cinéma. Jacques Polet a montré que le cinéma wallon est profondément lié à l'histoire de la Wallonie5. S'il y a encore malgré tout tant de réticences à le reconnaître franchement, c'est en raison de la continuation de l'esprit belge unitaire par la médiation de la Communauté française, qui subsidie ce cinéma. Avec la conséquence que la Wallonie n'apparaisse pas encore comme un pays « légitime » (elle demeure provinciale). À qui, par conséquent ne peut en aucun cas être associé quelque chose comme un cinéma, phénomène national par excellence...
Mais il y a plus. Cette Communauté française n'a, en outre, été instituée, en 1970 que, parce que les Flamands désirant ce type d'institution pour eux-mêmes, il fallait que la Belgique d'alors, encore imprégnée d'esprit unitaire ou d'un idéal d'homogénéité étatique, fasse naître le double ou le pendant de la Communauté flamande, afin que demeure la symétrie belge. Et on eut alors une « Communauté française » à laquelle ni les Bruxellois ni les Wallons n'avaient même jamais songé.
La Communauté française de Belgique est probablement la meilleure illustration de l'adage de Jean-Marc Ferry : « Tout ce qui est imposé de l'extérieur est faux. » On nous propose des améliorations techniques pour pallier le néfaste dualisme francophone (Communauté française/Wallonie). Mais au-delà des améliorations techniques qu'il ne faut certes pas dédaigner, et qui veulent remédier à la dualité francophone, c'est de la fausseté de la Communauté française qu'il faut se débarrasser. De son caractère d'institution doublement imposée (par la Flandre et par la Belgique), de son caractère de communauté politique hétéronome, abstraite, sans enracinement dans un peuple ou une société. Ni à Bruxelles, ni en Wallonie.
Il importe donc d'abord de faire périr une Communauté « imposée de l'extérieur ». Les solutions seulement techniques ne rencontrent pas cette exigence avant tout morale. Après, on pourra sans doute reconstruire un lien institutionnel entre la Wallonie et Bruxelles, mais qui corresponde aux deux réalités en présence et à leurs poids respectifs. Non aux représentations qu'elles avaient d'elles-mêmes, l'une comme prépondérante et dominante en tant que capitale de l'État unitaire, l'autre comme dominée et subordonnée en tant que « province ». S'il ne faut certes pas remplacer une domination (celle de Bruxelles) par une autre (celle de la Wallonie), il est profondément juste et démocratique que, si la Wallonie et Bruxelles continuent à former un seul espace public, la Wallonie y soit prépondérante.
- 1. La Libre Belgique du 25/8/ 1987.
- 2. Michel Molitor, Éditorial de La Revue Nouvelle, n° spécial Wallonie : Autour d'un Manifeste, janvier 1984, p.18.
- 3. Vincent Vagman, Les faces cachées du déni wallon, in TOUDI, septembre/octobre 2003.
- 4. Jean-Pol Hiernaux, La Wallonie à la recherche de sa capitale, in La Wallonie en avance sur son image, n° spécial de TOUDI 49-50, septembre/octobre 2002, pp. 10-11.
- 5. J.Polet, Un enracinement porteur d'universalité, in Sur l'identité francophone en Belgique, n° spécial de la revue des Alumni de l'UCL, Louvain, n°133, pp. 23-25, décembre 2002.