De la monarchie [R.Devleeshouwer]

Toudi mensuel n°34, décembre 2000

À l'heure où la Belgique se dé-compose, chaque jour un peu plus, par pressions, marchandages et manoeuvres de la plus puissante de ses composantes, il peut paraître bizarre d'évoquer le fait que la monarchie y apparaisse comme un de ses derniers symboles d'unité nationale. Cela mérite donc réflexion.

Toute société, à quelque niveau qu'elle fonctionne est l'expression fluctuante des rapports de force qui animent les strates successives qui l'ont constituée au cours des temps.

Issues, par sélection naturelle, de la compétition entre seigneurs féodaux, née de la décomposition de l'empire carolingien, les monarchies ont, peu à peu tissé, par intrigues et violences, les structures d'États plus ou moins centralisés.

L'image de l'empereur, du roi, à la fois dominateur et «protecteur» en a fait au cours du temps un personnage «providentiel».

Avec, pour signe de convergence, une coïncidence d'action avec les Églises, non sans quelques heurts éventuels, pour le contrôle des populations. Ivan le Terrible, dans la terreur; Louis XI, dans la duplicité; Charles-Quint, François Ier et Henri VIII, pour la concentration du pouvoir; Pierre Le Grand, Marie-Thérèse et Catherine II comme souverains réputés éclairés; Joseph II comme paradoxal contraste du milieu dont il est issu; Nicolas II, homme faible de caractère, mais implacablement répressif à la tête de la Russie, sont autant d'illustrations, parmi toutes, de ces parcours singuliers à la tête de la pyramide sociale d'Ancien Régime. Mais après des fortunes diverses qui ont secoué tant de tels États, il reste qu'à l'articulation du XIXe et du XXe siècle, il n'existe toujours, en Europe, que deux États non-monarchiques: la France et la confédération helvétique.

La première guerre mondiale va porter un sérieux coup à ce type d'institution. Et plus particulièrement à trois empires perdants où la pesanteur aristocratique était restée forte: l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie et la Russie. Leurs fondements à base archaïsante les avait rendus d'autant plus friables.

Paradoxalement, l'un des souverains, au bas de l'échelle monarchique par l'étendue de son pays et celle de ses pouvoirs constitutionnels, y verra accroître son pouvoir, en toute simplicité de comportement. Après Léopold II, mort dans l'indifférence, sinon l'hostilité de l'opinion, Albert Ier gagnera un poids politique considérable face aux pouvoirs représentatifs de la Nation. S'arrogeant la direction de l'armée par une interprétation extensive de ceux qui lui sont reconnus par la constitution, y ajoutant, les mains libres, loin d'un gouvernement tenu à distance, un rôle dominant dans le jeu diplomatique. Si ce glissement, pas tellement apparent à l'opinion publique contribuera à son image de m(on)arque, l'exemple qu'il donne de cette conception extensive de ses pouvoirs contribuera, de vingt à trente ans plus tard, à faire éclater la crise politique belge, son fils lui ayant succédé.

Pendant l'entre-deux-guerres, d'autres souverains continueront, soit activement, soit passivement, à agir de leur côté, à l'appui des forces conservatrices, réactionnaires, ou fascistes.

Ainsi, Carol en Roumanie, Boris en Bulgarie, Alexandre en Yougoslavie, Zog en Albanie, Alphonse XIII en Espagne et Victor-Emmanuel en Italie. En même temps, les républiques se sont multipliées: Allemagne, Autriche, Finlande, Pays baltes, Pologne, Tchécoslovaquie qui, à l'exception de cette dernière, n'en firent pas pour autant des exemples de démocratie, autres que droitières. L'URSS constituant, pour des raisons évidentes, le point de fixation en repoussoir, de leurs prises de position très à droite. Seule l'Espagne fit provisoirement exception lorsque le roi la fuit à la suite d'une poussée de gauche. Un moment rapidement confisqué peu d'années après par la réaction autour de Franco.

C'est dans ce contexte qu'il faut situer le rôle politique de Léopold III. Obnubilé par l'exemple de son père, baignant dans un milieu (sa soeur Marie-José n'est-elle pas princesse héritière en Italie?), où le modèle mussolinien est prôné comme la solution aux problèmes du temps, donc restrictif et volontiers critique envers le monde parlementaire, le roi, pratiquant une politique extérieure d'indépendance se veut dépositaire du destin national.

Vaincu en 1940, il poursuit sa vision, héritée d'Albert. À la différence près que son pays est vaincu par un ennemi sans pitié, là où son père se trouvait finalement, malgré tout, aux côtés des vainqueurs. D'où son conflit avec les ministres sur les suites à donner à la défaite. D'où son ménagement de l'Allemagne infâme mais victorieuse. D'où sa hargne personnalisée envers les ministres finalement arrivés à Londres pour poursuivre la guerre. Tout cela sous le reproche implicite qu'ils ont refusé de le suivre dans son dessein de sauver la monarchie et le pays dans une vision étroite d'égoïsme sacré qui procède pour une bonne part d'une vision droitière de la neutralité. Là où Albert est sorti de sa guerre, auréolé par la victoire alliée, comme un roi sage, une sorte de père de la Nation, Léopold III sortira de la défaite finale de l'Allemagne, mis en cause pour les raisons que l'on sait (les militaires prisonniers, vraiment prisonniers, l'entrevue de Berchtesgaden, son mariage, ses voyages en Autriche, son refus de reconnaître le rôle de tous ceux qui ont contribué à la défaite nazie).

D'autres, associés au vaincu (Boris de Bulgarie), tombant au pouvoir de l'URSS victorieuse (Michel de Roumanie), éliminé par la résistance intérieure (Pierre II de Yougoslavie), tombé aux oubliettes de l'Histoire (Zog d'Albanie) ou finalement rejeté malgré une pirouette de dernière minute (Victor-Emmanuel d'Italie), évincé pour inadaptation à la situation réelle de son pays (Paul de Grèce, et plus tard son fils chassé pour collusion avec la dictature des colonels), y «perdront leur trône».

Ne resteront plus alors que les cours des pays à tradition démocratique plus consolidée. Celle de la Grande-Bretagne (ternie plus tard par les frasques familiales que l'on sait), des Pays-Bas (secouée plus tard par le mariage de la princesse Béatrix avec un prince allemand) et celles de la Scandinavie.

Et la cour de Belgique que sauve le pragmatisme belge fait de compromis et de l'évincement du roi, malgré son obstination à rester, face à une crise majeure qui ferait tout éclater. Cet effacement contraint, de dernière minute, ouvre la voie au règne d'un jeune homme timide et maladroit, tout imbu, malgré tout, au départ, de l'exemple de son père «bien-aimé» avec des références discrètes, mais explicites aux obstinations de celui-ci (le refus de serrer la main de Pierlot, son absence aux funérailles de Georges VI). Un jeune homme que son mariage avec une épouse venue d'Espagne plonge dans un univers de dévotion décalée pour son temps. Mais avec une sorte de gentillesse et d'ouverture qui gagne tous les coeurs hors de toute référence politique. Car telle est, bien souvent, l'apparence sur laquelle se fonde l'attachement de ceux qu'animent des sentiments royalistes.

Mais quelle doit être la réalité sous ces critères de surface? Deux éléments interpellent qui s'interroge sur la fonction royale.

Premier point: l'usure de la notion de fonction monarchique à mesure que se développe et se précise celle de démocratie. Tel est le cas des monarchies scandinaves dont le rôle glisse du consultatif au figuratif. Tel est le cas aussi en Grande-Bretagne où un faste désuet et des secousses familiales à la mode du temps présent, détachent peu à peu la Cour d'une partie croissante de la population. Tels sont aussi à la périphérie, les avatars familiaux du Comte de Paris et les péripéties magazinesques de la famille Grimaldi à Monaco. Sans oublier non plus, en exil, Victor-Emmanuel III, à la gâchette facile, cet «has been» sans avoir jamais été. Avec en contrepoint positif, il est vrai, l'image contrastante du roi d'Espagne dont l'intervention a tué dans l'oeuf, de manière essentielle, une tentative de coup d'État.

Deuxième point: faut-il insister sur la lente dérive qui promet à terme l'éclatement de la Belgique alors que se maintient le discours selon lequel «sans monarchie point de Belgique?». Si c'est à cela que doit tenir la survie du pays, il y a lieu de s'interroger sur la nature et la fonction de l'institution. Tout d'abord sur le fait qu'en un temps où toute activité publique ou privée résulte d'un tri capacitaire, celle-ci procède de la pure hérédité. Historiquement, cela a donné des princes malades mentaux (Charles IX en France, Louis II en Bavière, Pierre III en Russie, Georges III en Angleterre), ou excessifs par certains aspects de leur personnalité (Philippe II en Espagne, Henri III en France, Guillaume II en Allemagne), ou affectés par la maladie avant même qu'ils règnent (le Tsarevitch en Russie). Il est vrai que l'exemple nous fut donné d'un président français devenu fou (Deschanel). Mais ce qui fait la différence, c'est qu'il fut très rapidement remplacé sans pour autant avoir été identifié à l'institution. Il n'est pas que la personnalité du prince. Un comportement s'élabore aussi par l'éducation reçue. Les présidents sont issus de milieux divers, chacun par un parcours singulier et confrontés aux aléas de la vie quotidienne ordinaire. Habitué aux sourires et courbettes de circonstance avant même d'avoir atteint l'âge mûr, il ne connaît de «son peuple» qu'une série de clichés soigneusement nettoyés de leurs désagréments. Il poursuivra ce parcours isolé des autres par une bulle de déférence qui compromet son appréhension du monde vrai.

Exerçant sa part de pouvoir, il sera censé disposer, grâce à cela, d'une vision haute du destin national. «Au-dessus» des partis, neutre en quelque sorte, il passera pour apporter de l'objectivité dans la passion qui oppose ou déchire les partis. En est-il bien ainsi en réalité? Toute son éducation, tout son entourage le porteront à arbitrer les confrontations dans un sens plutôt conservateur qu'ouvert aux courants qui vivifient une société en mouvement. De plus, rien ne détermine politiquement le moment, donc l'âge où il entre en fonction. Devenu roi par le seul fait d'aléas propres à l'existence de son prédécesseur, il peut entrer en fonction jouvenceau non mûri par l'expérience ou vieillard que l'âge a désabusé. Cela est tout aussi vrai de la Belgique que de toute autre monarchie, les différences n'étant qu'affaires de degrés. Avec, dans ce cas, les complications liées à sa singularité. Avec une Flandre de plus en plus puissante et sûre d'elle qui entend imposer, de réforme en réforme, ses vues à l'ensemble (de manière cassante avec Van den Brande et doucereuses sous Dewael).

Avec, cependant, pour ceux qui élaborent leurs stratégies en son nom, une hésitation entre un repli sur elle-même (une Flandre indépendante et prospère, Bruxelles ayant été phagocytée, et que la Wallonie se débrouille), et le maintien d'une Belgique sous son contrôle complet avec tous les problèmes qu'ont posé les Pays-Bas de 1815 à 1830.

Dans tout cela, la monarchie essaye de surnager comme elle peut. Avec un roi dont les débonarités de forme visent à digérer les impasses de fond. Un prince héritier dont le mariage récent tendait à vivifier l'image un peu floue. Une princesse qui croit avoir compris le jeu à mener du côté du plus fort et un prince fou-fou qui passe outre à ces considérations. Et à la génération suivante, des princes dont on ne sait si l'aîné sera roi selon que le couple récemment formé aura des enfants ou non.

Avec une Flandre insensible à ces péripéties royales. C'est là en effet, que lors des Joyeuses-Entrées des princes (et dès avant, sous Baudouin déjà), des noyaux radicaux, minoritaires, mais très actifs, ont manifesté leur opposition à la royauté sans rencontrer autour d'eux de sursaut indigné.

C'est là aussi que, semaine après semaine, on a pu voir, dans une émission populaire à succès de la télévision flamande figurer, pour l'ébahissement d'un public nombreux et ravi une parodie de roi Albert présenté comme un fransquillon falot.

Avec cette constatation, au passage, que la Flandre était majoritairement léopoldiste après la guerre pour l'appui qu'elle espérait du roi à une politique absolutoire d'un populisme catholique fascisant dans un tradition qui, toujours pas éteinte malgré les apparences, est devenue depuis plus portée à un républicanisme de rupture.

Et cela alors que l'intervention wallonne républicaine de José Fontaine à Namur a suscité l'indignation que l'on sait dans une région cependant héritière d'une certaine tradition socialiste et républicaine.

La monarchie pourra-t-elle résister à tout cela?

Quelle est en effet la signification réelle des visites du couple royal et des princes aux villes du «bon peuple» du pays. Une population mobilisée (les écoles avec leurs enfants agitant, au premier rang de la foule, des petits drapeaux de papier), ou spontanément présente, (surtout des groupies dévotes plus ou moins âgées, ravies de frôler de telles présences: «le roi m'a parlé, m'a donné la main, m'a regardée»), et les notables à mi-chemin des pôles de ces manifestations, heureux de recueillir, par leur présence suave, quelques miettes de cet enthousiasme. Le roi qui apparaît aux gens simples comme l'ultime recours quand toutes les portes se sont fermées à eux. Le tout mis en évidence, pour le mieux par les médias (voix, sourires et prises de vues à l'appui dans un engagement discrètement complice).

À quoi s'ajoutent, à l'autre bout de la pyramide sociale, avec la même tonalité de déférence implicite, les études et les commentaires médiatisés d'Histoire, de Droit public, de Sciences politiques, souvent très fouillés sur les faits et les détails, sur les problèmes mêmes, mais qui se limitent aux vues consacrantes du système, sans autre critique, les choses étant ce qu'elles sont.

Tout cela ne serait que de moindre importance, comme ces voyages à l'étranger à la tête de délégations commerciales, comme si une présidence princière ajoutait un lustre d'efficacité au rendement des affaires.

Mais le roi tout «neutre» ou «arbitre» qu'il soit déclaré, joue un rôle politique dont on ne connaît ni l'étendue ni les contours. Que pense-t-il, que dit-il au cours des consultations, des colloques et des entrevues qu'il accomplit chaque jour? Nul ne peut le révéler sans «découvrir la couronne». Quelle en est la part de stratégies propres aux intérêts spécifiques de la Cour? Quelle est celle de son appréhension politique des événements? Quelle est celle d'une tradition qui ne penche «naturellement» pas gauche (Baudouin refusant la loi sur l'avortement)? Quel est le rôle, quelle est la part d'influence ou d'intervention d'une Maison du Roi et de conseillers recrutés selon des critères mystérieux, qui entretiennent à ses côtés une tradition de souverain silence? Quelles sont les leçons qu'il faut retirer du rôle qu'ont joué Henri de Man, le comte Capelle, le général Van Overstraeten et Jacques Pirenne? Sans doute, Léopold III fut-il le dernier roi en uniforme et défilant à cheval. Mais les péripéties de son temps donnent à réfléchir sur l'étendue du pouvoir royal. Car, si depuis lors, le roi en veston de ville apparaît plus comme «l'un parmi les autres», quelle est dans tout cela la part de réalité et de trompe-l'oeil? Sans grande importance en temps ordinaires, mais en temps de crise?