De l'euro à l' « Europe des Régions » (*)

Toudi mensuel n°12, juin-juillet 1998

Ainsi que nous l'avons vu dans un article précédent, Louis Tobbak considère que l'Europe qu'il appelle de ses voeux, ressemblerait au moyen âge. Selon lui, «les concepts d'Etat-Nation sont dépassés. Les pôles de développement économique qui ne répondent pas à des critères de langue et de culture, prendront de plus en plus d'importance. Ils présenteront des analogies avec les principautés qui ont prospéré à l'époque baroque» (Le Soir du 2/4/98). Pour José Happart, on évolue «vers un État européen composé de régions qui auraient des frontières élastiques et qui se regrouperaient géographiquement selon leurs affinités économiques ou culturelles.» (Le Matin, 28/3/98) On ne peut que souligner la convergence de ces deux points de vue. Comme nous l'avons vu, l'arrivée de l'euro se conjugue avec une offensive généralisée contre l' État-Nation, ceci dans la mesure où son exigence recoupe celle de l' État Social.

Certes, on ne peut pas dire que nous sommes en Belgique l'exemple d'un État-Nation réussi! Ce serait plutôt l'inverse. Pour autant, on ne peut éluder la question suivante: la création des États-Nations a-t-elle représenté dans l'histoire des peuples un progrès ou une régression? La constitution des États-Nations fut l'oeuvre de la bourgeoisie. Ce fut le résultat d'un vaste mouvement historique qui, dans son développement, dut en finir avec tout le fatras du féodalisme, avec les absurdes divisions territoriales, avec les particularisme médiévaux, avec l'obscurantisme contre lequel s'élevait la philosophie des Lumières. Retenons que plus la bourgeoisie était une classe jeune, sûre d'elle-même, plus elle fit appel à l'ensemble du peuple pour renverser l'ordre ancien. Retenons également que plus ce mouvement fut tardif, moins la bourgeoise osa s'appuyer sur le peuple dont elle s'était mis à craindre - à juste titre -, qu'il agisse pour lui-même; et donc plus ce mouvement fut tardif, moins il fut émancipateur. La Belgique en est un exemple.

Depuis, ce sont des siècles qui ont passé. La bourgeoisie montante, unifiant les nations, créant de vastes marchés, développant l'industrie d'une manière prodigieuse (même si c'était, il faut le rappeler, en perpétuant l'exploitation de l'homme par l'homme) a fait place à tout autre chose. Les fortunes d'aujourd'hui se réalisent davantage dans la spéculation que dans l'industrie. Le capital financier est devenu l'élément déterminant. On assiste à une remise en cause, généralisée et planétaire, de toutes les conquêtes sociales et, au-delà, des acquis de la civilisation humaine elle-même. Pour le dire autrement, la bourgeoisie sénile, prédatrice et spéculatrice d'aujourd'hui est maintenant amenée à remettre en cause les conquêtes de ses propres ancêtres, telles que les États-Nations. C'est la suite logique de la destruction des grandes infrastructures publiques qu'une bourgeoisie, en son temps «éclairée» avait mis en place parce qu'elle comprenait que c'était une nécessité pour développer l'économie.

L'État-Nation a été un progrès dans le développement de l'humanité dans la mesure où il a unifié ce qui était éclaté. Même l'unification tardive de l'Italie tentait encore de relever ce défi. Dès lors posons-nous la question: la bourgeoisie d'aujourd'hui a-t-elle la volonté et plus encore la capacité de dépasser l'État-Nation dans quelque chose qui contribue mieux au développement de l'humanité? Nullement. L'Union européenne n'est pas et ne sera pas les États-Unis d'Europe. Elle est un marché, et rien d'autre qu'un marché. De surcroît, un marché toujours plus ouvert aux processus de ce que l'on appelle la mondialisation. Loin de protéger les peuples d'Europe des effets de la mondialisation, les traités de Maastricht et d'Amsterdam en sont le vecteur. Ils en accélèrent les effets.

Objectifs de l'Union européenne

Dans ce cadre, quel est le projet politique des autorités européennes, et, derrière elles, des grands groupes multinationaux qui font la loi sur les marchés? Tout simplement, le morcellement des nations et des États parce que c'est une nécessité pour tout qui se fixe l'objectif de morceler les droits sociaux qui existent dans chaque pays et sont liés à l'existence d'une entité géographique unifiée. L' «Europe des Régions» telle que l'Union européenne veut la mettre en oeuvre n'est rien d'autre que le cadre de ce morcellement. Il ne sortira de cela aucune nation nouvelle, ni grande ni petite. Il n'en sortira pas non plus un quelconque « dépassement» des nations.

Tout au contraire, le processus continu de dislocation des nations aboutira à remettre à l'ordre du jour des problèmes liés à la question nationale dans des pays où celle-ci était réglée depuis longtemps. Ceux qui se prennent à rêver à des États wallon ou flamand émergeant des décombres des industries en ruine et des droits sociaux réduits en fumée, devraient méditer les réflexions de Tobbak et de Happart. Il s'agirait, selon ceux-ci, d'en revenir à des frontières élastiques, à des villes établissant entre elles des liens plus ou moins conjoncturels qui pourront, à tout moment, en fonction des nécessités, se transformer en âpre concurrence et donc en conflits parce qu'aura disparu ce qui les liait entre elles. Justifiant, au moins de mars, son vote au Bundestag (parlement allemand) contre le traité d'Amsterdam, le député SPD Peter Conradi déclarait:

« Une des grandes conquêtes, la république, Res publica, dans laquelle les hommes déterminent leur vie commune, menace de disparaître.»

C'est en effet les règles de la vie commune qui sont actuellement remises en cause. Ce qu'on appelle l'État de droit, l'État social, seraient à ranger aux rayons des souvenirs. Ainsi, par exemple le Ministre-Président du Land de Bavière, Stroiber, propose la scission de la sécurité sociale pour établir autant de Sécus qu'il y a de Länder en Allemagne (source: Der Spiegel). La régionalisation de l'Italie aboutit à ce que ce pays soit divisé en 20 petites Italie totalement autonomes en ce qui concerne l'agriculture, le marché du travail, l'administration, la formation professionnelle, les transports et la santé. Pourtant, en Italie comme en Allemagne, on n'est pas confronté - contrairement à la Belgique - à la présence de différents peuples dans un même État. Cela éclaire mieux la source d'inspiration de ceux qui, en Belgique, prônent par exemple la scission des soins de santé. On remarquera d'ailleurs que dans notre pays, voici quelques mois la «tension communautaire» montait subitement après la remise en cause des facilités dans la périphérie bruxelloise par un ministre flamand SP. On constatera qu'à ce moment, la réaction du ministre wallon PS Van Cauwenberghe était de dire: «Quelque part, cela nous sert.» (La Wallonie, 9/2/98).

Puis est venue l'évasion momentanée de Dutroux, la crise politique et la crainte d'une chute du gouvernement face à la colère populaire dans une situation peu contrôlable. Et subitement, en haut lieu, on, proclame que les «problèmes communautaires» doivent être «mis au frigo». Et on les y met! Donc les «crises communautaires», çà se déclenche et çà s'arrête en fonction de l'appréciation que les sommets du pouvoir ont sur les avantages et les dangers de telles crises. Il y a pour le moins, de quoi s'interroger. Où finit l'émancipation des peuples et où commence la manipulation des peuples par un pouvoir qui a ses objectifs propres? Nous vivons en Belgique une situation paradoxale. Incontestablement, nous sommes dans un pays où cohabitent plusieurs peuples. En même temps, comme résultat des combats sociaux, il n'y a qu'une seule classe ouvrière (j'utilise cette expression dans le sens large du terme, entendant par là les ouvriers, les employés, les cadres, les fonctionnaires, les allocataires sociaux, c'est-à-dire tous ceux qui se retrouvent dans les organisations syndicales). La classe ouvrière existe à l'échelle de toute la Belgique par l'existence de conventions nationales (par exemple: le contrat de travail, l'indexation des salaires, etc.), d'une Sécurité sociale fédérale et aussi de syndicats à l'échelle de toute la Belgique (qui notons-le, ont gardé un caractère fédéral, contrairement à tous les partis politiques).

La remise en cause des droits sociaux

Aujourd'hui, l'objectif de ceux qui mettent en oeuvre les traités de Maastricht et d'Amsterdam c'est de remettre complètement en cause ces conquêtes sociales, notamment la Sécu, les salaires, le contrat de travail. On notera par exemple qu'en application des directives européennes, Dehaene s'engage à diminuer les cotisations patronales à la Sécu pour un montant annuel récurent de 105 milliards (en plus de ce qui est déjà acquis depuis les années 80) au minimum. Le plan que la Belgique a présenté pour le sommet européen de Cardiff accorde au patronat 12 milliards de réduction annuelle. Et pourtant, même à ce " modeste " niveau, les syndicats ont refusé de le signer.Cet exemple illustre bien les termes de l'équation à laquelle le pouvoir est confronté. Il n'atteindra pas son objectif sans conflit. Or, en dépit des coups reçus, les syndicats restent une force considérable qui pourrait, si ses dirigeants le voulaient, faire reculer le pouvoir. Celui-ci, parce qu'il veut gagner, a besoin de diviser pour affaiblir le mouvement ouvrier dans sa capacité de résistance. C'est pourquoi il lui faut opposer les peuples pour diviser la classe ouvrière. L'origine de la guerre des facilités est là et nulle part ailleurs. La rapidité avec laquelle elle a été mise sous le boisseau (provisoirement?) parce que subitement elle représentait un risque plus grand que ses avantages ne fait que confirmer cette thèse.

Dire cela signifie-t-il nier l'existence d'une question nationale en Belgique et donc de problèmes non réglés liés à l'existence de plusieurs peuples? Nullement. Mais ce qui précède montre que la bourgeoisie qui dirige ce pays (et les responsables politiques qui lui sont inféodés) n'a pas du tout l'intention de les régler, mais bien de les entretenir pour les manipuler. Une seule force peut trouver une solution positive à cette situation, c'est la classe ouvrière, le mouvement ouvrier organisé dans ses syndicats. Pourquoi? Parce qu'il n'a, lui, aucun avantage à manipuler ces conflits pour des objectifs qui sont liés à la perpétuation de l'exploitation d'une majorité par une minorité. Il est, lui, preneur de la démocratie dans le vrai sens du terme. Or, c'est par la démocratie pleine et entière (donc, la souveraineté populaire) qu'une solution respectant les droits des peuples peut être trouvée. Le temps où des bourgeoises montantes réglaient les questions nationales, unifiaient les populations en les mobilisant, en en faisant une seule nation, est terminé pour toujours. Dans un pays comme la Belgique vient de plus s'ajouter le fait qu'il existera de moins en moins une bourgeoisie nationale (aussi bien belge que wallonne et même flamande), parce que l'économie de ce pays est vendue, morceau par morceau, et intégrée dans des complexes multinationaux. Les grands groupes industriels sont découpés en une multitude de PME dont les patrons sont le plus souvent à la merci des conditions auxquelles des multinationales (dont ils ont parfois été des cadres) leur achètent leur production. La privatisation des services publics assène le coup final.

Selon tous les experts partisans de l'euro, celui-ci ne tiendra qu'à condition que, dans toute l'Europe, disparaissent les conquêtes sociales qui en faisaient une référence pour nombre de pays qui aspirent à juste titre à un avenir meilleur. L'euro tiendra à condition que le mouvement ouvrier de tous les pays accepte les fusions d'entreprises et les privatisations de ce qui reste de services publics, avec les pertes d'emplois à la clé. L'euro ne tiendra que si le mode de vie de la majorité de la population n'est plus que flexibilité précarité, pauvreté. L'euro tiendra si les nations disparaissent pour faire place à une loi de la jungle permanente. C'est pourquoi l'euro ne tiendra pas, parce que le mouvement ouvrier, en Belgique comme ailleurs, ne pourra pas, parce que c'est sa vie même qui est en cause, accepter cet effondrement complet de ce qui lui permettait jusqu'ici de vivre dans un minimum de dignité. L'euro, par les conditions mêmes qui sont exigées pour sa mise en oeuvre, contient dès le départ les conflits qui causeront sa mort. C'est de ce mouvement qui inévitablement remettra en cause l'euro, les traités de Maastricht et d'Amsterdam - mouvement dont l'épicentre ne peut être que la classe ouvrière organisée - que peut surgir une issue: l'union libre des nations et des peuples libres et souverains d'Europe. Elle suppose de nouvelles institutions, à l'opposé de celles de la mal nommée «Union européenne» (qui ne peut conduire qu'aux plus grandes divisions qu'ait connu l'Europe). Des institutions basées sur l'extension des droits sociaux sur la démocratie, la souveraineté populaire.

* La première partie a été publiée dans le n° 11 de TOUDI