Demain, l'Euro. Et alors ?

Toudi mensuel n°15, décembre 1998

Toudi mensuel

Au premier janvier 1999, onze pays européens entreront dans l'euro. Il n'existera plus qu'une seule monnaie unique pour ces onze pays. Même si pendant trois ans et demi encore, jusqu'en juillet 2002, les paiements pourront se faire dans chaque pays indifféremment en monnaie nationale ou en euro, la monnaie unique existera bel et bien puisque les changes seront fixes par rapport à l'euro.

La Banque centrale européenne déjà installée prendra pleinement ses pouvoirs, coordonnant et dominant les banques centrales de chaque pays, pouvant leur enjoindre des directives.

1) Maintenant, il faudra vivre avec l'euro

L'euro, comme n'importe quelle monnaie, implique la confiance du public, non seulement des opérateurs économiques, les banques ou les entreprises, mais aussi les citoyens. Si cette confiance ne s'établit pas, l'épargne - une des fonctions importantes de la monnaie - risque d'être boudée ou boycottée. Sans confiance dans l'euro, l'épargne se fera dans une autre monnaie, le dollar par exemple, ce qui risque de mettre à mal l'euro lui-même.

L'Union européenne et les Etats négligent cet aspect des choses en faisant de l'euro une simple question technique. Chez nous, cette confiance parait être au rendez-vous; ce n'est pas d'aujourd'hui que nous connaissons la construction européenne, toutes ses étapes depuis les prémices du Traité de la CECA, ont été des promesses de mieux-être. Dans l'ensemble, on admet que ces promesses ont été tenues. Le saut vers une monnaie unique pour onze pays différents est cependant d'une autre nature.

La monnaie, en effet, a de tout temps été considérée comme un attribut essentiel du pouvoir. Il suffit de voir les effigies sur les pièces de monnaie anciennes ou récentes. Passer à l'euro pour beaucoup de citoyens peut être perçu comme un abandon de souveraineté. Les citoyens se sentiront bouleversés dans leurs habitudes sociales, surtout dans les grands pays comme la France ou l'Allemagne où le sentiment d'indépendance nationale est sans doute plus fortement ancré que chez nous. Tout un travail politique reste à faire pour que l'euro soit accepté en confiance.

Dans la situation actuelle, l'euro est en quelque sorte une monnaie sans État, d'autant plus que l'Union européenne elle-même ne dispose pas d'une vraie autorité politique mais est gérée par l'ensemble des Ministres des Etats partenaires, avec les difficultés qu'on connaît.

2) Des promesses

La réalisation de l'union monétaire est un long chemin qui s'est concrétisé dans le Traité de Maastricht en 1992. Celui-ci prévoyait des critères de convergence à respecter par chaque Etat souhaitant adhérer à l'euro: déficit du budget inférieur à 3 % par an, dette publique inférieure à 60 % ou en tout cas s'en rapprochant, taux d'intérêt dans une fourchette étroite. Pour respecter ces critères uniquement monétaires et budgétaires, les Gouvernements ont pris pendant plusieurs années des mesures de restrictions budgétaires et de blocage ou contrôle des salaires qui ont fait peser la charge principale sur les travailleurs et sur les chômeurs.

Pour justifier ces mesures, les Gouvernements ont manié le bâton et la carotte. Le bâton: si on n'entre pas dans le premier train de l'euro, l'avenir économique est gravement compromis: un pays exportateur comme la Belgique ne peut pas se permettre ce risque disaient-il avec conviction. La carotte: par contre si on entre dans l'euro, dès le début, les coûts seront moindres pour les entreprises et la stabilité monétaire leur permettra de développer leurs activités. L'emploi et les salaires devraient donc être bénéficiaires à terme affirment-ils encore aujourd'hui. Il s'agit maintenant de voir si ces promesses ont des chances de se réaliser.

3) Une banque centrale européenne, gardienne autonome de l'euro

La Banque centrale européenne dispose d'une très large autonomie. Elle ne dépend pas d'une autorité politique pour la conduite de la politique monétaire, par exemple la fixation des taux d'intérêt, la plus ou moins grande quantité de monnaie en circulation (le niveau des liquidités), les injonctions aux banques centrales nationales et à travers elles aux systèmes bancaires dans leur ensemble. Plus dangereuse encore apparaît la mission essentielle à la Banque centrale européenne: elle est chargée de maintenir la stabilité de l'euro, éviter l'inflation certes mais aussi maintenir son taux de change.

La Réserve fédérale aux USA a non seulement la charge de veiller au dollar, mais aussi de veiller à l'emploi, ce qu'on ignore souvent. On constate d'ailleurs que la Réserve fédérale suit de très près les mouvements conjoncturels en agissant fréquemment sur les taux d'intérêt pour relancer une activité faiblissante de l'économie américaine. La politique monétaire est un outil de la politique économique intérieure des USA, le cours du dollar est relativement accessoire. On constate d'ailleurs des fluctuations parfois importantes de ce cours sans que cela inquiète les autorités américaines. On doit donc s'attendre à une politique monétaire restrictive de la part de la Banque centrale européenne, veillant à sauvegarder la valeur de l'euro par rapport aux autres monnaies comme le dollar américain ou même le yen japonais, quelle que soit la situation économique de l'Europe. Pire, tiendrait-elle compte d'un objectif économique ou social qu'on pourrait lui reprocher de sortir de sa mission.

Les déclarations de son président, Wim Duisenberg, en juillet 1998, étaient claires. Il a plaidé pour plus de rigueur budgétaire encore, regrettant que certains États aient ralenti leurs efforts de réduction de la dette étant donné une croissance retrouvée qui leur procurait automatiquement plus de ressources pour développer des politiques, notamment de l'emploi. «La référence doit devenir un budget proche de l'équilibre» (Le Monde, 10 juillet 1998). Autrement dit un déficit budgétaire égal à zéro, même pas 3%. Aucun pouvoir politique n'est donc légalement en mesure d'influencer la Banque centrale européenne. Et la BCE n'a pas l'objectif de l'emploi dans ses missions

4) Quelle politique monétaire ?

Le problème immédiat qui se pose est celui de la politique de change, principalement à l'égard du dollar. L'euro sera-t-il une monnaie forte ou une monnaie faible ?

Un euro fort face aux autres monnaies contraindra les entreprises exportatrices et elles-mêmes contraindront leurs sous-traitants à des efforts supplémentaires immédiats de compétitivité. Tout le monde sait ce que cela signifie: pression sur les salaires et sur la sécurité sociale, réductions d'emploi. Pour maintenir une monnaie forte, il y a deux voies, soit maintenir une politique monétaire restrictive et des taux d'intérêts élevés, soit l'économie génère des surplus à l'exportation par la qualité de ses produits et par le dynamisme de ses entreprises tout en assurant un chômage faible et en maîtrisant les risques d'inflation, par une politique salariale de concertation. Ce fut le cas de l'Allemagne dans les années 80 en particulier. Mais ni l'Europe, ni d'ailleurs l'Allemagne aujourd'hui, ne se trouvent dans ces conditions exceptionnelles.

Une monnaie forte s'obtiendra au prix d'une croissance faible. Ce fut et c'est encore le cas de la Belgique depuis 1992. Hormis les quelques années exceptionnelles dans lesquelles l'Allemagne s'est trouvée, il n'existe aucun exemple de pays qui ait pu concilier durablement monnaie forte et croissance forte. Or ce dont ont besoin tous les pays européens, c'est une croissance plus forte que 2 % par an. En dessous de ce seuil, le chômage progresse sous le seul effet des gains de productivité du travail. Les seules ressources disponibles que les pays européens peuvent utiliser c'est précisément le travail. Avec un chômage important, ils renoncent de fait à améliorer leur pouvoir d'achat international

Le choix d'une monnaie faible est absurde en soi puisqu'il aboutit à réduire volontairement son pouvoir d'achat à l'étranger. Mais tout dépend des conditions. Le Japon par exemple a maintenu longtemps le yen en dessous de la valeur qui aurait équilibré les échanges commerciaux. Pour y arriver, il a découragé les placements étrangers en yen et a lui-même placé à l'étranger ses surplus commerciaux en devises. Dans ces conditions la demande de yen restait faible.

Les exportations de l'Union européenne ne représentent qu'environ 12 % de son produit intérieur brut, du même ordre de grandeur que la proportion aux USA. La politique monétaire de la BCE pourrait donc théoriquement être guidée par des objectifs internes d'emploi et de croissance. Dans ce cas, il faut un euro qui ne soit ni trop fort, ni trop faible, ajusté à tout moment à ce qui est nécessaire pour que la balance des paiements soit en équilibre, sans accumuler ni bonis, ni pertes. Avec les politiques de monnaies fortes qui ont été menées dans les pays européens depuis 1992, les surplus commerciaux sont importants, mais la croissance est faible et le chômage sévit.

Quoi qu'on fasse, étant donné le poids économique de l'Union européenne au regard des USA et du Japon, l'euro se positionnera sur le marché international. En clair, si la Banque centrale européenne positionne l'euro comme monnaie forte, elle choisit du même coup de le positionner en concurrent direct du dollar sur les marchés internationaux. Cela introduirait un risque considérable d'instabilité, analogue à l'instabilité, résultant de la concurrence entre le dollar et la livre sterling dans les années 20, qui a conduit à la grande crise des années 30.

5) Conclusion

Seul un pouvoir politique, contrôlé par un Parlement devrait décider de ces choix et de ces arbitrages, d'ailleurs liés entre eux:

- la politique monétaire sera-t-elle guidée par un objectif d'emploi et de croissance interne ou par un objectif de stabilité monétaire et de rigueur budgétaire, en fait un objectif de monnaie forte, au détriment de l'emploi ?

- l'Union européenne prendra-t-elle le risque d'instabilité monétaire mondiale qu'introduirait un euro fort, devenant alors inévitablement un concurrent direct du dollar ?

- la Banque centrale européenne est-elle en droit d'imposer, de facto, des politiques monétaires et budgétaires restrictives aux Banques centrales nationales, donc aussi aux Etats, quelles que soient les circonstances ?

Ces questions relèvent à l'évidence des instances politiques de l'Union européenne. La Banque centrale européenne ne devrait être que l'exécutant de ses décisions. Mais en sera-t-il ainsi ? L'Union européenne aura-t-elle la capacité de prendre de telles décision ?

De toute manière, décision politique ou non, les problèmes posés auront une réponse: la Banque centrale devra fixer ses taux d'intérêts et les ajuster en fonction de la politique de stabilité monétaire qu'elle se fixera. Les conséquences économiques, sociales et internationales seront alors renvoyées au politique qui devra les assumer sans en avoir réellement les moyens et renvoyées aux citoyens qui en seront les victimes.

Le visage politique de l'Europe a cependant beaucoup changé. Quand on a créé la Banque centrale européenne, presque tous les Gouvernements étaient de droite ou du centre-droite. Aujourd'hui, sauf en Espagne et en Irlande, tous les Gouvernements sont de gauche ou de centre-gauche. En particulier, les trois grands pays, l'Allemagne, la France et l'Italie, sont gouvernés par des majorités de gauche plurielle; ils sont tous confrontés au problème lancinant du chômage et de la croissance. On peut penser et on est en droit d'espérer une politique monétaire autre que la politique de monnaie forte et de rigueur budgétaire qui se profilait encore en juillet 1998.

Mais cela suppose un nouveau pas dans la construction européenne avant de penser à son élargissement. Ce pas consiste à doter l'Union européenne d'un pouvoir politique, bref de construire une Europe fédérale. Ce fut toujours le souhait des socialistes européens, tandis que les libéraux et la démocratie chrétienne (Allemagne, Pays-Bas, Belgique, notamment), ont toujours privilégié les aspects économiques et monétaires: libéralisation des échanges, privatisation des services publics, union monétaire.

L'alternance est maintenant une chance à saisir par les socialistes pour construire une Europe politique et sociale et pour mettre ou remettre la Banque centrale européenne dans son rôle d'exécutant fidèle du pouvoir politique.

Voir aussi Euro faible, Europe en panne Pacte de stabilité, acte de stupidité Le libéralisme et le marché : l'Union européenne s'y enfonce ...à contre-courant