Des élections «extérieures» à la démocratie? (juin 1999)

Toudi mensuel n°20, juin-juillet 1999

Elections

En démocratie, le citoyen ne gouverne pas. (Christian Franck, professeur à l'UCL, ce 14 juin)

La réalité de la volonté politique et de l'opinion publique (...) se retrouve à l'extérieur du système démocratique. (Jean-Marc Ferry)

Christian Franck écrit dans La Libre Belgique du 14 juin: «Dans une démocratie, le citoyen ne gouverne pas, il distribue les cartes.» Le rédacteur du «Manifeste francophone» (Choisir l'avenir), semble dire une chose indiscutable. Il est vrai que ce n'est pas le voisin électeur qui va devenir ministre. Mais ce que nous savons de C.Franck (par Choisir l'Avenir) nous fait penser qu'avec ce «Le citoyen ne gouverne pas», on n'est plus très loin de l'idée que le peuple ne gouverne pas, «citoyen» étant un collectif proche de «peuple». Du reste, la métaphore est éclairante: «distribuer les cartes», c'est être hors du jeu, laisser tout le processus social se dérouler en dehors de soi.

Des élections «extérieures» à la démocratie

Élie Baussart, à qui nous faisons une grande part dans ce numéro, écrivait en 1935 à un Robert Poulet déjà fascisant et qui allait fonder le journal collaborationniste Le Nouveau Journal: «La démocratie est une institution, elle est avant tout et surtout un état d'esprit, une forme de culture. Sa grandeur, elle réside dans la possibilité qu'elle réserve à chacun d'être associé positivement à la chose publique, de s'en sentir comptable, d'être un élément actif de cette communauté sur laquelle repose l'Etat, de cette opinion qui est le sens commun de l'Etat. La démocratie, c'est aussi l'accès de la masse à la culture, [culture qui] s'exprime dans des formes sociales autant qu'individuelles...» (La Terre Wallonne, janvier 1935). Il ajoutait avec la finesse que nous retrouvons chez de grands penseurs comme Habermas ou Ferry: «la démocratie ainsi conçue» ne peut pas s'exprimer seulement «dans le système parlementaire».

C'est ce que Ferry exprime aujourd'hui en des phrases pas assez lues et relues (et qui rendent inacceptable un C.Franck): «Le système démocratique [empêche] le monde vécu social [concept proche de "société civile"] d'ouvrir un espace de discussion pour une formation authentique de la volonté et de l'opinion publique (...) La volonté politique est mesurée par les résultats des scrutins électoraux (...) elle n'est à ce titre, rien de plus qu'une somme arithmétique de décisions individuelles isolées. Quant à la notion d'opinion publique, elle tend à se confondre avec le concept imposé dans l'expression trompeuse par laquelle les instituts de sondage, forts de statistiques effectuées à partir d'échantillons pris dans la population, désignent des agrégats statiques d'avis privés (...)». Dans un esprit que certains pourraient croire poujadiste et qui est en réalité à mille lieues du poujadisme, Ferry ajoute ces mots terribles mais vrais : «La réalité de la volonté politique et de l'opinion publique demeurent largement inconnues. Du moins échappe-t-elle aux canalisations que le système démocratique avait prévues pour elle. C'est pourquoi elle se retrouve à l'extérieur du système démocratique.» 1 Les «canalisations que le système démocratique avait prévues», ce sont les syndicats, les journaux, les associations, les clubs, les revues... Bref tout ce par quoi le Citoyen tente d'aller bien au-delà du simple fait de «distribuer les cartes», rôle auquel le professeur Franck le réduit avec une bonne part de la classe politique actuelle (alors, que l'on ne se plaigne plus de la «dépolitisation»!).

Face à son adversaire fascisant, Robert Poulet, Baussart voulait d'ailleurs dire la même chose: la démocratie ne s'identifie pas purement et simplement avec le système parlementaire. Même si ce système en est la condition nécessaire, il n' en est pas la condition suffisante. Mais les nouveaux adversaires de la démocratie, très différents de leurs prédécesseurs fascistes, sont étrangement parlementaristes et le résultat des élections ne les ébranlent que peu, poussée écolo ou pas. Le 3 juin dernier, dans un face à face entre nos trois revues (TOUDI, La Revue Nouvelle, Les Cahiers Marxistes) avec J.Happart et J.Morael, José Happart, interrompt soudain brutalement Théo Hachez évoquant l'enseignement, communautarisé sans aucune concertation avec les profs: «Le parlement ayant voté la communautarisation, les profs n'avaient qu'à s'incliner.»

Nous avons toujours défendu José Happart, mais en toute indépendance. Si les Écolos relèvent de la même culture que Baussart (sauf qu'ils sont souvent antiwallons), il n'en va plus de même pour une grande part du PS. La remarque de José Happart est révélatrice de la culture dominante d'un parti. Le PS-PSC a écrasé une contestation sociale en 96 (trente manifestations nationales et quatre mois de grèves) sans une minute de négociation, ce qui avait été prévu dès le départ (Onkelinkx voulait bien «dialoguer» - mot resté fameux - non pas négocier!). Avec les enseignants ou n'importe qui.

Théo Hachez voulait dire qu'en passant d'un enseignement «belge» à un enseignement plus wallon ou francophone, il y avait de quoi s'interroger sur la finalité sociétale de cette institution. Ceux qui connaissent Happart savent que sa philosophie politique (l'Europe «des Régions» par exemple) est fixée une fois pour toutes. Admirable dans la rébellion, soucieux de connaître ses dossiers, il est convaincu que la réflexion politique comme telle ne vaut rien. C'est un technocrate, beaucoup plus fin que ses détracteurs ne le croient en arguant - les imbéciles - de son absence de diplômes! Mais posez-lui la question du féminisme, du destin des nations, du rôle de la télévision devenue «wallonne»... c'est décevant de platitude. Or, la sagesse politique ne relève pas que des savoirs, mais de la Conscience, comme le disait Hugo dans Napoléon le Petit au futur Napoléon III («Et maintenant, Monsieur Bonaparte, apprenez ce que c'est que la Conscience humaine!»).

Si Robert Poulet rejetait le Parlement au nom de la vie, la culture PS (et des autres partis traditionnels) rejette la vie démocratique au nom d'une conception de la démocratie qui fait des citoyens des gens qui ne «gouvernent» pas, comme le dit Christian Franck, quitte à distribuer des cartes qu'on jouera ensuite contre eux ou pour eux, mais sans eux.

François André a plusieurs fois décrit notre démocratie multipartite. L'énorme succès des Écolos risque de ne rien changer. On peut même craindre que la Wallonie ne soit encore plus muette qu'elle ne l'était avant en raison du tropisme antiwallon de trop nombreux Écolos qui opposent encore Bruxelles et la «province». Souvenons-nous du mot de Marie Nagy «La Belgique sera bruxelloise ou ne sera pas!»

Dans un système à multiples partis, l'un d'entre eux est pratiquement sûr de rester le premier pour de longues périodes. Rendons-nous compte que depuis 1981, ce système a résisté à tout: les grèves dures ou violentes de 82 et 83, le Heysel, la trahison d'Happart en 88, la marche forcée à l'euro, occasion de rançonner comme jamais les travailleurs, les privatisations, la marche blanche, l'écrasement de la contestation de l'avenir en deux temps (étudiants en 94-95, profs en 95-96), la dioxine.

Le PS avait pris un tournant wallon en 1981, avec le désir d'approfondir le fédéralisme, mais se fait réélire sur l'idée de bloquer (avec les autres partis) toute avancée fédéraliste. Les penseurs de ce blocage? Les gens de Choisir l'avenir et de l'entourage de Van Cau. (Dehousse, reviens, ils sont devenus fous!). On se serait attendu à une campagne électorale sur les thèmes wallons, la nécessité de donner un contenu au fédéralisme, notamment par la réforme des cours d'histoire, de littérature etc. Si la Wallonie se redresse, comme Yves de Wasseige l'a montré, les socialistes auraient pu l'assumer comme une victoire dans la campagne. Ils ne l'ont pas fait. Pourquoi? Parce que la Wallonie ne les intéresse pas et que seul le Pouvoir compte?

Comme tout le monde, nous avons fini par prendre connaissance de tel ou tel contact PS-PRL avant les élections. Est-ce que le citoyen distribue même les cartes? À la soupe! Si c'est la devise de la Wallonie, elle va devenir, entre les mains des bureaucrates PS et PRL, pire que la Belgique. Et les Écolos dans toute cette affaire sont indifférents au thème wallon. S'ils ne sont que tièdement wallons, qui va insuffler un esprit différent?

Le souvenir du 1er mai 1996 et des révoltes wallonnes si bien emblématisées par la figure de Rosetta, le dynamisme de nos créateurs et de notre peuple, de ses PME, la combativité ouvrière, le dévouement enseignant, le zèle d'une minorité de fonctionnaires wallons qui ont à coeur le destin de leur pays, la patience des chômeurs qui ne votent même pas extrême-droite malgré l'arrogance satisfaite des gens cloués à leurs fromages et antidémocrates, nous permet d'espérer encore. Mais avec les seuls politiques, ces gens capables de traverser toutes les tempêtes, toutes les contestations, toutes les mises en cause, sans rien changer de leur alignement bovin sur le néolibéralisme européen, fiers de leur inculture politique et de leur inculture tout court, nous irions au néant.

Nous avons signé La Wallonie est-elle invisible?, à la fin mars (Le Soir le publie à la sauvette fin mai) avec La Revue Nouvelle et Les Cahiers Marxistes. Pratiquement tous les collaborateurs de TOUDI l'ont approuvé mettant en cause les antidémocrates. La Wallonie se doit de se tourner vers son peuple de gauche, rouge ou vert. Des dirigeants, accrochés à leurs fromages depuis douze ans (le PSC depuis 1830), jamais las d'y briser nos espérances, nous n'attendons plus grand-chose. Mais nous le savons, comme l'écrit Jean Louvet: «En Belgique, il faut tenir. Durer. Longtemps.» Nous sommes prêts.


  1. 1. Jean-Marc Ferry, Le complexe sociopolitique in Les puissances de l'expérience, Tome II, Chapitre II , Paris, Le Cerf, 1991 pp. 55-57.