Entre les deux réseaux mon coeur balance
On a pu s'en rendre compte encore dans les dernières semaines qui ont précédé les vacances estivales: les vieux démons belgo-belges opposant laïcs/chrétiens, école publique/école privée, sont loin d'appartenir au passé. Certains acteurs laïcs ont même appelé les parlementaires à ne pas voter les accords de la St-Boniface, préférant renoncer à un refinancement notable du réseau officiel subventionné que de voir l'enseignement catholique y avoir accès. Surréaliste, certes, mais bien réel.
La guerre des réseaux, malgré une nouvelle paix des braves avec lesdits accords, n'est donc pas prête de s'éteindre. Or, elle a coûté cher aux pouvoirs subsidiants (oserai-je dire : elle les a ruinés au point de les contraindre, dès 1987, à des coupes sombres dans le personnel des écoles ?) et met l'école face à des défis qu'elle n'a pas les moyens d'affronter à armes égales, défis que sont la pensée unique et la marchandisation. Sans oublier sa difficulté croissante à assurer auprès des publics scolaires un enseignement de qualité (on se rappellera le constat de carence découlant du rapport de l'O.C.D.E. qu'il faut relativiser bien évidemment lorsqu'il met en avant des différences à caractère communautaire, mais qui n'en pose pas moins question aux acteurs de l'enseignement).
1. Bref aperçu d'une histoire à oublier au plus vite.
En 1977, alors que l'enseignement est toujours de compétence nationale, M. J. MICHEL déclare qu' «il est évident que, comme l'État doit respecter la neutralité positive, l'enseignement catholique doit voir sa spécificité respectée.»1
Force est de constater qu'on en est toujours là aujourd'hui.
Mais peut-être n'est-il pas inutile de rappeler quelques faits saillants de ce long et âpre combat qui vit s'opposer laïcs et chrétiens depuis 1830 jusqu'à nos jours.
Jusqu'en 1842, l'enseignement primaire était uniquement le fait de l'Église Catholique. Les libéraux au pouvoir vont imposer aux communes de l'organiser, laissant au clergé la seule faculté d'y assurer l'instruction religieuse.
En 1850, les mêmes libéraux s'attaquent à l'enseignement moyen. Sur 77 écoles existant, 24 seulement dépendent de l'État. Le libéral ROGIER fait voter une loi faisant passer cet enseignement dans le giron de l'État. La réaction des catholiques est immédiate : le clergé refuse d'assurer désormais l'instruction religieuse dans les Athénées, qui se voient excommuniées de fait. C'est de cette époque que date l'expression «l'école sans Dieu».
En 1879, les libéraux tentent d'extirper toute instruction religieuse des écoles primaires officielles. Mal leur en prend : sur 7750 instituteurs, 2253 démissionnent et passent avec armes et bagages à l'enseignement catholique. L'enseignement officiel s'en trouve complètement désorganisé. Dès 1881, on estime que 60% des enfants en âge scolaire fréquentent les écoles catholiques.
En 1884, les catholiques sont au pouvoir. Ils vont y rester longtemps et complètement détricoter ce que leurs prédécesseurs ont fait.
Surviennent la Grande Guerre et l'instruction obligatoire. Cette obligation va bien évidemment raviver les ardeurs des uns et des autres. D'autant que l'enseignement catholique va se voir doté de moyens de plus en plus importants et que les partis libéral et socialiste vont, à l'instar du parti catholique, faire de la question scolaire une question prioritaire dans leur programme. On est, à l'échelle nationale, dans une guerre froide avant la lettre.
Peu à peu, les traitements du personnel des écoles catholiques vont se rapprocher de ceux du personnel des écoles officielles. Si l'égalité est acquise au niveau primaire dès la sortie de la Grande Guerre (obligation scolaire oblige), il n'en est pas de même ailleurs. Jusqu'à la seconde guerre mondiale, l'État va intervenir à concurrence de 50% dans les traitements du personnel des écoles techniques catholiques. Après la guerre et jusqu'à la guerre scolaire où l'égalité sera totale dans tous les niveaux d'enseignement, on en sera à 75%. Cela progresse donc et ce grappillage va crisper les partis laïcs jusqu'à les amener à des mesures telles que l'interdiction, pour un diplômé de l'enseignement catholique, d'enseigner dans une école communale. On retrouvera cette disposition tout à fait contraire à la Constitution dans le Pacte Scolaire.
De 1950 à 1954, des cabinets catholiques homogènes vont encore relever les subsides aux écoles catholiques, et même interdire aux écoles communales tout supplément salarial à leur personnel. Il y a déjà quelque chose des «avantages sociaux« dans tout cela.
En 1954, la majorité politique laïque va s'efforcer d'inverser le mouvement. Mal lui en prend. La Guerre Scolaire est à son apogée et débouchera, en 1958, sur ce compromis qu'est le Pacte Scolaire. Compromis qui, il faut bien le reconnaître, du point de vue laïc, sonne le glas des revendications d'exclusivité de subventionnement à l'école officielle.
On le voit donc, selon les majorités en place, homogènes ou non, tel ou tel réseau se voyait préféré au détriment de l'autre. Avec cette sorte de «paix des braves« qu'est le Pacte Scolaire, on va s'essayer à mettre les deux réseaux sur un pied d'égalité. L'objectif, pour reprendre les termes de Guy HAARSCHER, est de permettre à l'État «au lieu d'imposer une sagesse officielle» de «se dégager des questions d'orientation existentielle, se contentant (mais c'est un rôle crucial) d'arbitrer les conflits entre conceptions de l'existence différentes et parfois antagonistes.»2
La chose devrait être d'autant plus aisée que l'on n'assistera plus guère à l'avènement de majorités homogènes. Malheureusement, dès cette époque, on va se trouver face à un affaiblissement généralisé des idéologies et des institutions s'y référant ; dès lors, la seule obstination de ces dernières sera le statu quo, la chasse gardée sur leurs terres respectives. C'est ainsi que l'on enregistrera des prises de position surprenantes de prime abord, mais qui s'expliquent dans un tel contexte d'inertie réciproque.
Dans sa Déclaration de spécificité en 1975, le Conseil Général de l'Enseignement. Catholique (COGEC, devenu, depuis le SeGEC, Secrétariat Général de l'Enseignement Catholique) proclame: »Dans la mesure où la situation de l'enseignant est en contradiction flagrante et déclarée avec les valeurs chrétiennes fondamentales et avec le projet éducatif de la communauté, cette situation devient incompatible avec l'exercice de la fonction d'éducateur au sein de cette communauté«.3
La C.G.S.P. applaudit des deux mains, allant même jusqu'à écrire, via son organe Tribune le 6 mars 1978 : «L'enseignement engagé peut exiger, lors du recrutement d'un enseignant que celui-ci adhère avec une conviction idéologique ou religieuse déterminée et s'y conforme aussi dans le cadre de l'école. Si le membre du personnel n'adhère plus à un moment donné à cette conviction, cela peut donner lieu à son licenciement.»4
Il faut dire que le 14 juillet 1975 la Loi sur l'école pluraliste a vu le jour. Chacun des deux réseaux traditionnels s'est senti menacé jusque dans ses fondements mêmes. Ce sera d'ailleurs et jusqu'à nos jours l'union sacrée contre celle-ci, en vertu du principe selon lequel «le pouvoir en place se justifie et justifie sa prétention à s'imposer aux libertés par le statu quo».5
Récemment, avec le Décret Missions, l'on a même assisté à un bétonnage de ce statu quo, notamment dans les chapitres VII traitant des Projets éducatifs, pédagogique et d'établissement et VIII ayant trait aux «organes de représentation et de coordination des pouvoirs organisateurs». L'article 75 va même jusqu'à légaliser un détournement de fonds publics, puisqu'on y lit : «Chaque pouvoir organisateur peut prélever sur les subventions de fonctionnement des établissements qu'il organise le montant de la cotisation qu'il verse à un des organes de représentation et de coordination visés à l'article 74.»6
Se pose dès lors, dans un tel contexte, la question de la pertinence ou non d'un réseau unique et, surtout lequel.
2.Une école pluraliste, qu'est-ce à dire ?
La loi du 14 juillet 1975 institue l'école pluraliste. C'est une avancée, indéniablement. Malheureusement, sauf de façon confidentielle (et c'est un euphémisme), cette initiative progressiste restera lettre morte jusqu'à nos jours. Mais quelle est-elle cette école pluraliste ? Laissons la parole à l'un de ses ardents défenseurs, le député (à l'époque), François PERIN, qui déclarait à la tribune de la Chambre, le 23/06/1973 : «L'École neutre. N'est-il pas venu le moment d'éliminer cette notion hypocrite, abstraite, qui ne correspond à rien ? Est-ce qu'un homme est neutre ? Il n'y a pas plus d'hommes neutres que d'hommes et de femmes asexués. Il est nécessaire que l'école et les enseignants respectent la conscience, la liberté des enseignés. Etre neutre, c'est faire semblant de n'avoir d'opinion sur rien. Cela n'est pas humain. Cela ne donne pas beaucoup de chaleur humaine, mais non plus de contenu humaniste à un enseignement quel qu'il soit. Ce qu'il faut voir dans l'école pluraliste, c'est que l'enseignant a le droit de dire ce qu'il est et, par le fait qu'il le dit, éveille ainsi l'attention vigilante de ceux qui ont une autre conception.»7
Avec cette parole de progrès, on est évidemment loin, si pas aux antipodes, de l'image d'Épinal que tant le réseau neutre (officiel) que le réseau engagé (catholique) s'escriment à donner d'eux-mêmes. Ainsi, pas la moindre trace, dans le Projet pédagogique de l'enseignement de la Communauté française (texte de 1991) d'un quelconque engagement personnel (même laïque) dans le chef de l'enseignant. Celui-ci est en effet réduit à quelqu'un qui est «reconnu en raison du sérieux et de la rigueur de son travail, de sa disponibilité, de son aptitude à pratiquer une relation humaine caractérisée par une compréhension sans complaisance et par des rapports de type démocratique.»8
L'officiel subventionné est à peine moins asexué, se définissant comme présentant un «libre choix philosophique» et prônant «la pratique de l'objectivité et de la neutralité positive»9. Empêcher, au nom de la neutralité, qui n'a rien à voir avec la tolérance, les uns et les autres d'exprimer leurs convictions dans des praxis en milieu scolaire, cela revient tout bonnement à museler la liberté de conscience. L'adjectif «positive» ne signifiant dès lors rien.
Missions de l'École chrétienne semble, de prime abord, aller plus loin. Et l'école catholique le peut, puisqu'elle met au ban de ses conceptions la neutralité. Ainsi lit-on : «Aujourd'hui, les institutions chrétiennes sont transformées notamment par la reconnaissance de l'autonomie des réalités profanes et par la pluralité des convictions et des cultures qui s'y retrouvent.»10
Ce pourrait être là une porte ouverte au pluralisme. Mais non, on y parle seulement de pluralité (il y a plusieurs maisons dans la maison de mon Père) et, d'ailleurs, si l'on n'avait pas compris, quelques lignes plus loin, les choses sont dites clairement: «L'homme s'accomplit dans sa relation à Dieu.»11 De facto s'installe une hiérarchie de valeur entre les croyants - hommes complets - et les autres - hommes incomplets. C'est le contre-pied du pluralisme. Le projet éducatif de l'école catholique ne se voile pas la face : il reconnaît la pluralité des publics la fréquentant, tant élèves qu'enseignants, mais rejette, in fine, ce qui est l'essence même du pluralisme : le droit d'exercer sa différence à visage découvert. Aujourd'hui d'ailleurs, alors que l'Enseignement catholique prépare son congrès d'orientation, on parle de pluralisme situé.
En fait, donc, les projets éducatifs, tant neutres qu'engagés (catholiques), se rejoignent sur un point, et il est fondamental : la reconnaissance implicite des différences, mais le rejet de toute explicitation de celles-ci intra muros. D'un côté, cela se fait au nom de la neutralité ; de l'autre, au nom d'un principe révélé.
Tout récemment, le Ministre HAZETTE s'est déclaré, par exemple, pour l'interdiction du port du hijeb dans les écoles qu'il organise. Réagissant dans une Carte blanche du Soir à ce retour de l'intolérance, je me suis fait bastonner (intellectuellement, heureusement) par quelques laïcs pour qui la manifestation d'une appartenance quelconque est contraire à la libre pensée. C'est dire combien les réflexes du passé restent puissamment encrés dans les mentalités.
Il faut, aujourd'hui, tout mettre en oeuvre pour que l'enseignement devienne pluraliste et remplace «toutes les formes et tous les types d'écoles actuellement existant», au sens où celui-ci définit lui-même son axiologie, en permettant de la sorte «les confrontations et les échanges» qui conduisent l'«individu à reconnaître et à accepter la personnalité de l'autre en tant que différente de la sienne, l'autre étant considéré comme égal dans la différence».12
Je crois que le combat des progressistes de tous bords doit, aujourd'hui, se porter sur ce terrain-là : tourner enfin la page aux querelles de réseaux et ouvrir plutôt celle d'un réseau unique et pluraliste. Pas seulement pour des raisons principielles, mais aussi pour des raisons pragmatiques et urgentes, qu'indique le questionnement de Joan LISMONT : «Et si plus que la privatisation, l'avenir était à la marchandisation ?»13
3. L'école, objet et vecteur de la pensée unique et de la marchandisation
Contrairement à l'école pluraliste, ni l'école neutre, ni l'école engagée (catholique) ne me paraissent à même de faire barrage efficacement à la marchandisation. Nous vivons, grosso modo depuis les années 60, dans une société pluraliste. Des grands piliers à la belge, celui des conceptions philosophiques ou religieuses, est sans conteste celui qui s'est le plus érodé. Philippe BUSQUIN en témoigne : «Il était tout à fait naturel d'adhérer à la fois au parti, au syndicat, à la mutuelle, à la coopérative. Il faut bien reconnaître que cette logique d'une appartenance, d'une militance, voire d'une fonction de responsabilité dans plusieurs piliers ne correspond plus aux nécessités de notre époque .»14
La logique qui figeait, pratiquement dès leur naissance, les individus dans le vase clos d'un projet éthique unidimensionnel n'a plus cours. On naissait, on militait, au moins passivement, on mourait dans le giron laïque ou catholique. Tout transfuge, rarissime, était mal vu des deux côtes de la barrière. Au plan scolaire, on fréquentait l'école de sa caste. Ce n'est plus la règle de nos jours : on est dans une logique de choix à la carte. La conviction philosophique ou religieuse n'est plus le critère déterminant du choix chez la plupart des personnes. Les critères de proximité et de réputation de l'établissement viennent en tête du hit-parade.
L'enseignement catholique, reconnaissons-lui ce mérite, ne s'illusionne plus sur le public qui est le sien : «Si tous ne peuvent partager de l'intérieur les convictions qui l'inspirent [on parle du document Mission de l'Ecole chrétienne], tous le respecteront et accepteront qu'il se développe. Chacun restera attentif aux questions et convictions d'autrui.»15
De même : «L'école chrétienne traite ceux qu'elle accueille dans le plus grand respect de leur liberté de conscience en s'interdisant toute manipulation ou violence morale.»16
La Charte de l'enseignement officiel est moins explicite, même si elle se dit militer pour une société qui «s'enrichisse des différences», tout en soulignant - et c'est un pur sophisme - que l'école officielle est «pluraliste parce que voulue par une société garantissant la liberté des consciences» et «engagée, parce que, respectant les opinions de chacun, elle favorise le dialogue, organise le débat et permet à chacun de tirer profit de la confrontation.»17
Quant au projet éducatif de la Communauté française, il est de la même veine: «Dans une société pluraliste et démocratique où s'expriment de multiples courants de pensée et de réflexion, la participation à la construction d'un monde à la recherche du bonheur postule le respect de l'autre, accompagné de la volonté de l'accepter en tant que différent de soi.»18
Le réseau neutre et le réseau engagé (catholique) semblent, dans les principes au moins, sur une même longueur d'onde: la société est pluraliste et, de facto, notre enseignement l'est ou doit l'être. Or, ni l'un, ni l'autre, n'est réellement pluraliste. Quand ils l'affirment, il ne s'agit, à tout le moins, que d'un glissement sémantique entre «pluralité» et «pluralisme».
L'enseignement doit être pluraliste au sens où nous l'avons caractérisé ci-dessus, au sens où l'entendait François PERIN en son temps, parce que la société l'est désormais et qu'on ne peut valablement construire du neuf avec des outils usés, qui ont fait leur temps. C'est la raison de principe qui me fait pencher pour un réseau unique et pluraliste. La seconde, pragmatique, est le danger de la marchandisation qui guette tout le système éducatif. C'est un argument qui mérite d'être quelque peu développé.
La société occidentale, qui a la prétention de se poser en modèle universel, fait de tout et même de chacun une marchandise. Ce n'est bien entendu pas neuf, mais les moyens mis à disposition sont sans commune mesure avec la situation antérieure. La pédophilie sur le réseau Internet est un exemple significatif de ces moyens.
L'école n'échappe pas à cette marchandisation. Elle est, tout à la fois, objet et vecteur de celle-ci. Depuis l'instruction obligatoire, il y a toujours eu des marchands aux portes des écoles pour y vendre qui des manuels scolaires, qui du matériel pédagogique. Mais c'est insignifiant eu égard au marché qui se profile à l'aube du 21ème siècle : celui des technologies de l'information et de la communication (les T.I.C.).
Ainsi peut-on lire dans un rapport de l'E.R.T. de février 1997, ces quelques lignes qui se passent à elles seules de commentaires : «Les T.I.C. dans le processus éducatif vont imposer d'importants investissements en termes financiers et humains. Ils généreront des bénéfices à la mesure des enjeux.»19
Répondant par avance à ceux qui, du côté de l'enseignement public, pointeraient du doigt l'enseignement catholique et donc privé, comme étant à leurs yeux un élément par excellence de la marchandisation, Gérard de Selys prévient, dans un long interview donné récemment au bulletin du SEL : «Bien sûr, les enseignements confessionnels sont des enseignements privés gérés par des institutions privées comme des Eglises. Mais ce n'est pas l'enseignement commercial. Ce dont nous parlons, c'est l'enseignement privé et commercial, l'enseignement qui est destiné à générer un profit commercial... Il ne faut pas se tromper d'adversaire et se battre contre des épouvantails. Il faut bien faire la distinction entre l'enseignement privé et l'enseignement marchand, sous peine d'entrer dans un débat stérile.»20
Débats stériles comme ceux qui secouent ponctuellement le monde de l'enseignement, entre autres sur le coût du libre par rapport à celui de l'officiel. Les réseaux coûtent cher, et ce d'autant qu'ils font souvent, en termes de service, double emploi. La communautarisation a enfermé l'enseignement dans un carcan budgétaire qui l'étrangle.
«Tous les ingrédients d'une situation structurellement - et non épidermiquement - explosive sont réunis : moyens réels en diminution régulière, besoins réels croissants à politique inchangée, impuissance fiscale et capacité d'emprunts sous haute surveillance. En conclusion, on voit que la loi de Financement a établi pour une très longue durée une loi d'airain en matière de financement, tant francophone que néerlandophone», écrit R. Sauvage21.
Quelle est donc cette loi de financement qui était déjà décriée, un an à peine après son entrée en application, par le monde de l'enseignement? Cette loi, datant de 1989, détermine les sources de financement pour les Communautés et les Régions. L'on peut, pour faire court, résumer celles-ci aux deux sources suivantes :
- La TVA fournit près de 75%s des recettes totales. La TVA est indexée, mais n'est liée ni à la croissance économique, ni au nombre de jeunes de moins de 18 ans. Les Bruxellois sont comptabilisés à raison de 80% comme francophones et 20% comme néerlandophones.
- Plus de 20% des recettes totales proviennent de l'impôt des personnes physiques (IPP) des régions concernées.
Les accords de la Saint-Michel, en 1993, résultat tangible des grèves de 1990 dans l'enseignement, augmentent ces moyens comme suit :
- les ressources basées sur l'IPP des régions sont accrues ( + 1,4 milliards pour la Communauté française) et, à partir de 1994, peu à peu liées à la croissance économique - la redevance radio/télévision est attribuée intégralement aux Communautés (on comprend mieux, dès lors, les craintes, côté francophone, de voir les Flamands supprimer cette redevance chez eux et forcer de la sorte les Francophones à en faire autant).
À peine deux ans plus tard, les accords de la Saint-Quentin transfèrent de la Communauté française vers la Région wallonne et la COCOF des compétences pour un montant de 21 milliards, dont 80% des moyens financiers accompagnent le transfert.
Si l'on considère, pour l'année 1999, le budget de la Communauté Wallonie-Bruxelles, on note, au niveau des recettes fiscales, sur un total de 243,1555 milliards, 157,4762 milliards de recettes TVA et 58,2779 milliards de recettes IPP. Les recettes de capital, par contre, ne s'élèvent qu'à 34,8 milliards. Cette loi devait être revue en 1999. Le gouvernement DEHAENE, nous l'avons dit, avait repoussé l'échéance. Ce n'est que le 1er décembre, avec les accords de la Saint-Éloi, que la nouvelle majorité arc-en-ciel trouve une solution, qui ne satisfait personne et qui peut se résumer en quatre points :
- le critère objectif devient le nombre d'élèves régulièrement inscrits entre 6 et 17 ans avec obligation pour la Communauté Wallonie-Bruxelles de neutraliser quelque 24 000 étudiants flamands suivant leurs cours chez elle (alors que seulement 7000 francophones le font du côté flamand)
- la présence d'étudiants étrangers est prise en compte : la Communauté Wallonie-Bruxelles recevra 2,2265 milliards (contre 1,5 auparavant), alors que les Flamands verront leur dotation passer de 0,3376 milliards à 1,159 milliards
- augmentation des moyens de financement des programmes de remise au travail des chômeurs
- possibilité de soustractionnels (revendication flamande), c'est-à-dire celle de procéder à des réductions forfaitaires sur le revenu.
Mais ce système n'entre en vigueur qu'en 2000, soit avec un an de retard, et lèse donc la Communauté Wallonie-Bruxelles qui reçoit, en compensation quelques bribes résultant d'erreurs de calcul antérieures.
Le 17 octobre 2000, nouveaux accords, ceux de la Sainte-Perlette, qui trouveront leur concrétisation dans les accords de la St-Polycarpe et de la St-Boniface. Pour les Communautés flamande et Wallonie-Bruxelles (la Communauté germanophone verra sa spécificité rencontrée ultérieurement), le financement sera déterminé comme suit :
- en 2002, celui-ci sera assuré à raison de 35 % sur l'IPP et à 65% sur les recettes TVA avec prise en compte du nombre d'élèves,
- puis, année par année, le montant lié à l'IPP va s'accroître de 5% jusqu'en 2008 et de 10% en 2010 et 2011 pour atteindre 100% en 2012, tandis que, entre-temps, le pourcentage de la dotation venant de la TVA sera réduit d'autant.
Les organisations syndicales revendiquaient cette liaison à la répartition de l'IPP depuis 1990. Elles devraient donc s'avérer satisfaites. Mais il y a un hic et même plusieurs hic. Tout d'abord, on l'a vu ci-dessus, le système ne débutera qu'en 2002 pour s'achever dix années plus tard. Les besoins, eux, ne cesseront de croître. Singulièrement dans l'enseignement. On imagine mal que la soudure entre recettes et dépenses puisse se faire autrement que par emprunt (l'un est déjà prévu d'ici à 2002 sur un montant de quelque 5 milliards) et des mesures de restriction dans le secteur. La réflexion du Ministre Rudy DEMOTTE selon laquelle, pour le moment, le gouvernement n'envisageait pas de telles mesures, a de quoi inquiéter.
De plus, la liaison à l'I.P.P. est directement dépendante de la croissance. Et en cette matière, on n'en est qu'aux hypothèses. La plus communément admise prévoyant une croissance annuelle de quelque 2,5%. Sur cette base (mais déjà certains économistes avancent que la croissance est arrêtée en Belgique, sans qu'on sache trop bien pourquoi), sur cette base, la Communauté engrangerait un plus à gagner de 3,2 milliards en 2002, de 5,6 en 2003, de 7,9 en 2004, de 13,5 en 2005, de 13,6 en 2006 pour atteindre 29 milliards en 2010. Ces chiffres varient selon les sources, mais restent dans une même fourchette.
En supposant qu'il n'y aurait déficit qu'en 2000 et 2001, ceux-ci ne seraient comblés qu'en 2003.
Une comparaison élémentaire permet de se faire une idée de ce que représentent de tels montants : pour payer l'allocation de fin d'année en décembre plutôt qu'en janvier, chose acquise depuis décembre 2001, la Communauté Wallonie-Bruxelles a déboursé 2,5 milliards. Pour le paiement des salaires de décembre en décembre, elle devrait trouver 20 milliards! Or une directive européenne en matière de comptabilité publique va l'y contraindre.
Tout récemment, Pierre SPELH, président de la Fédération des Associations de Parents de l'enseignement officiel (F.A.P.E.O.) déclarait au journal Le Soir que «le refinancement est trop court pour espérer que les Communautés puissent redresser les salaires (des enseignants)»22. Il s'exprimait dans le cadre de la pénurie des enseignants qui sévit de plus en plus dans tous les niveaux de l'enseignement obligatoire et contre laquelle une piste de lutte est avancée, à savoir une revalorisation de la fonction, via entre autres un relèvement général des salaires. D'ici à 2010, il n'y aura rien à attendre à ce niveau, ou presque (un petit % échelonné sur plusieurs années).
Cette fragilité financière est telle que l'école se tourne de plus en plus vers des formes de sponsoring à peine déguisées. Qui dit sponsoring dit évidemment contrepartie, que le décret «Missions» s'empresse d'accorder légalement. Celui-ci, en effet, donne aux milieux économiques la possibilité d'avoir un pied au coeur même de ce qui fait la raison d'être d'un établissement scolaire : la pédagogie. Via le conseil de participation, dont, on s'en souviendra, la fonction essentielle est l'élaboration du projet d'établissement. Nul n'ignore quelle fut l'attitude d'une organisation syndicale comme le SEL à ce propos : celle de la réprobation la plus totale. Le risque, en effet, était et reste d'ailleurs très grand (le temps lui donnera malheureusement raison) de voir les objectifs pédagogiques s'inféoder aux objectifs marchands de ces partenaires extérieurs, plus si extérieurs que cela. J'ai toujours en mémoire ce mot fameux de Honoré de BALZAC : «L'intelligence est le levier avec lequel on remue le monde. Mais le point d'appui de l'intelligence est l'argent.» C'était, si mes souvenirs sont exacts, dans Les Illusions Perdues. Un titre qui veut tout dire.
En attendant, les réseaux mènent leur guéguerre, s'appauvrissant mutuellement, dans la mesure où la Communauté qui les organise ou les subventionne, se trouve confrontée à des problèmes dont elle n'a pu vraiment sortir qu'en procédant à des coups de machettes dans l'emploi. Rien ne dit d'ailleurs qu'elle n'y aura plus recours dans un avenir plus ou moins proche, si le refinancement ne correspond pas à ce qu'on en attendait. Ce qui risquerait bien d'arriver, puisque les indicateurs économiques, après les 4% de taux de croissance pour l'an dernier, devraient tourner entre 1,7 et 2% pour cette année. La BBL parle même, pour les deux trimestres en cours d'une croissance négative de 1,6%. Pour mémoire, dans les années les plus sombres (1981 et 1993), la croissance négative atteignait 1,3%.
La marchandisation, elle, ne fait pas dans la dentelle : elle a les moyens de ses objectifs. Et elle s'appuie sur les structures scolaires pour se développer. C'est le cas depuis bien longtemps dans l'enseignement supérieur universitaire ou non. Ce le devient peu à peu dans l'enseignement obligatoire.
Mais l'école n'est pas que l'objet de la marchandisation, elle en est aussi le vecteur. Elle a tendance à s'inscrire, très spontanément, et sans doute inconsciemment, dans un courant de «spiritualités nouvelles«, telles que les décrit le philosophe Marc MAESSCHALCK : «L'installation dans la société de consommation a aussi été accompagnée de transformations idéologiques. Les utopies de transformation sociale visant à l'abolition de l'appropriation de la richesse sociale par une minorité ont périclité et des spiritualités nouvelles leur ont succédé, centrées sur l'individu et la qualité de la vie. Ces spiritualités répondent à une évolution de la nature de la demande sur le marché de la consommation : à la logique quantitative du nécessaire et du superflu est venue se superposer une logique qualitative du matériel et du symbolique, si bien que la valeur utilitaire de l'objet est surdéterminée par sa valeur d'identification. Ces spiritualités s'opposent résolument aux approches conflictuelles de l'existence centrées sur l'avoir plus. Elles préconisent d'investir dans l'avoir mieux, c'est-à-dire dans le plaisir qu'on se donne en acquérant un symbole... Loin de remettre en question le diktat de la consommation, elles y participent en refusant de sacrifier à l'attrait du pouvoir matérialisant ou chosifiant des objets. L'important est de consommer non pour avoir, mais pour être.»23
Plus l'école sera fragile financièrement et idéologiquement parlant, et plus elle entrera facilement dans un processus de marchandisation. Or, à mon sens, tant le réseau neutre que le réseau engagé (catholique) sont fragiles, à de rares exceptions près, sur les deux plans.
Financièrement, ils le sont incontestablement, on l'a vu. Idéologiquement, ils le sont aussi parce que, malgré toute la bonne volonté qu'ils veulent bien y mettre, ils se sont organisés de façon inadéquate par rapport à une société qui n'est ni neutre, ni unidimensionnellement engagée. Le défi ne peut être relevé que par un réseau pluraliste. Un tel réseau, par définition, accepte la confrontation des valeurs ou non valeurs véhiculées par la société, mais, au-delà, encouragerait au sein du milieu scolaire même l'expression de ces valeurs et les praxis qui en découlent, sous un éclairage qui ne soit ni asexué ni unidimensionnellement sexué, mais sous un éclairage au contraire démultiplié. On peut en attendre un réaffermissement idéologique, de nature à restaurer le sens à donner à l'existence. On citera ici Philippe BUSQUIN, loin de ces «grilles d'analyse politique qui prévalent dans l'approche de la réalité sociale (et) restent attachées à des modèles révolus, liés à la société industrielle (et qui) ne permettent plus de rendre compte des enjeux de société contemporains.»24
L'objectif me semble devoir être, pour les progressistes présents dans les deux réseaux, de dépasser les antagonismes purement institutionnels et qui ne servent en fin de compte que la marchandisation sous toutes ses formes, de travailler au rapprochement des deux réseaux pour, à terme, constituer un réseau unique, qui ne soit pas le résultat de l'absorption de l'un par l'autre, comme en rêvent encore certains, mais qui soit un réseau pluraliste.
Lors de son Congrès de 1986, la FEP/CFDT, syndicat socialiste de l'enseignement libre en France exprimait cette idée en ces termes : «L'objectif demeure le rapprochement progressif des réseaux d'éducation et de formation dans la perspective de leur unification», étant entendu que «l'autorité publique doit contrôler la fonction sociale des établissements et veiller à ce que, individuellement et collectivement, ils proposent un service réel aux usagers. Les employeurs doivent se comporter comme des mandataires d'un service et non en propriétaires de droit divin d'un outil.»25
Cela nous amène évidemment à nous poser la question du statut juridique de ce réseau unique. Autrement dit, école publique ou privée (subventionnée) ? Comme l'exprimait pertinemment Pierre GILLIS, «le statut public de l'enseignement officiel n'est probablement pas un barrage infranchissable face à la marchandisation, mais il aide à lutter .»26
C'est donc bien à un réseau public auquel je pense et qui devrait, à terme, s'inscrire dans les structures de régionalisation, comme j'ai déjà pu m'en expliquer dans un précédent TOUDI. Car il ne faut pas rêver : la Communauté française est condamnée à terme et ce n'est pas le fait de l'avoir rebaptisée Communauté Wallonie-Bruxelles qui la sauvera du naufrage à l'horizon 2010, si ce n'est avant. Cette régionalisation posera problème à Bruxelles, du fait de sa spécificité (accueil des élèves et étudiants wallons et étrangers), mais qu'est-ce qui pourrait empêcher que ces deux régions souveraines concluent entre elles un accord de coopération ? Rien, assurément.
En en venant à un réseau unique pluraliste et de service public, on en aurait alors définitivement fini avec ces luttes archaïques héritées du 19ème siècle et l'école pourrait regarder avec un peu plus de confiance vers ce 21ème siècle à peine débutant mais dont certains s'obstinent à ne pas vouloir franchir le seuil.
- 1. La Libre Belgique du 01/09/1977)
- 2. Guy HAARSCHER, Le fantôme de la liberté.
- 3. Cité par J. LISMONT dans son mémoire Le statut témoin de l'évolution de l'enseignement libre. LLN Septembre 1996.
- 4. Cité par J. LISMONT dans son mémoire Le statut témoin de l'évolution de l'enseignement libre. LLN Septembre 1996.
- 5. Pouvoir et contre pouvoir, in LE SEL n°18. 1998.
- 6. Décret définissant les missions prioritaires de l'enseignement fondamental et de l'enseignement secondaire et organisant les structures propres à l'atteindre (26/07/1997. M.B. du 23/09/1997).
- 7. Cité par J. LISMONT dans son mémoire Le statut témoin de l'évolution de l'enseignement libre. LLN Septembre 1996.
- 8. Mémento de l'enseignement (1996-1997). G. BONTEMPS. Kluwer.
- 9. Mémento de l'enseignement (1996-1997). G. BONTEMPS. Kluwer.
- 10. Missions de l'Ecole chrétienne. COGEC. 20/05/1995.
- 11. Missions de l'Ecole chrétienne. COGEC. 20/05/1995.
- 12. Mémento de l'enseignement (1996-1997). G. BONTEMPS. Kluwer.
- 13. Le SEL n°15. Joan LISMONT.
- 14. Aujourd'hui le futur. P. BUSQUIN. Quorum. 1997.
- 15. Missions de l'Ecole chrétienne. COGEC. 20/05/1995.
- 16. Missions de l'Ecole chrétienne. COGEC. 20/05/1995.
- 17. Mémento de l'enseignement (1996-1997). G. BONTEMPS. Kluwer.
- 18. Mémento de l'enseignement (1996-1997). G. BONTEMPS. Kluwer.
- 19. Rapport de l'E.R.T. Investir dans la connaissance. Intégration de la technologie dans l'Education européenne. Février 1997. Cité par D. RICARD in LE SEL n°18. 1998.
- 20. Interview de G. DE SELYS et N. HIRRT. Résister à la marchandisation de l'enseignement. In LE SEL n°18. 1998.
- 21. In Regards pluriels sur l'enseignement. R. SAVAGE. FOPES. LLN. 1991. Cité par N. HIRTT in L'école sacrifiée. EPO. 1996.
- 22. In LE SOIR . 25/03/2002.
- 23. Travail pour tous. M. MAESSCHALCK. Lumen vitae. 1996.
- 24. Aujourd'hui le futur. P. BUSQUIN. Quorum. 1997.
- 25. Entre l'Eglise et la République. B. POUCET. Editions de l'Atelier et Ouvrières. Paris. 1998.
- 26. Cahiers Marxistes n° 220. Pierre GILLIS. Novembre-décembre 2001