Entretien avec le Professeur Biesmans président du Mouvement socialiste
Militant de gauche bien connu, Francis Biesmans est professeur d'économétrie à l'Université de Nancy. Il est la tête de liste aux prochaines élections européennes du MS (Mouvement socialiste) dans l'arrndissement de Liège et pour le Parlement européen.. La crise est pour lui une façon de mettre en avant une idée qui lui est chère depuis très longtemps et qui peut être considérée de fait comme la manière moderne d'éviter les dérives de la financiarisation de l'économie qui a failli provoquer l'effondrement de tout le système économique global à la mi-septembre 2008. Le Mouvement socialiste qu'il préside considère que les problèmes communautaires ne sont pas de faux problèmes, mais ont une longue histoire qui est appelée à se prolonger aujourd'hui dans un confédéralisme de dissociation, la Belgique devenant un Etat confédérant trois Régions dont deux, Bruxelles et la Wallonie, vont donc en réalité constituer un Etat. C'est là qu'il faudra faire avancer et concrétiser le programme du Mouvement avec l'espoir que les réformes qu'il préconise puissent servir de laboratoire. Il faut dire que la crise actuelle, par les menaces qu'elle fait peser sur le monde entier, par le manque de crédibilité des responsables politiques et économiques qu'elle a durement révélé appelle des mesures radicales et pas seulement de timides mesures de régulation (mot redevenu à la mode avec le désordre actuel installé par le néolibéralisme), que l'on entend proposer dans les grandes réunions internationales. Francis Biesmans rédige également un livre sur les derniers événements qui ont secoué le monde , livre intitulé Le temps des crises.
Les chiffres astronomiques qu'on entend citer à l'occasion de cette crise donnent le vertige. N'est-ce pas une crise tout à fait spéciale ?
Ce qui est nouveau, c'est la conjugaison d'une crise financière et d'une crise économique. La crise financière a d'abord touché un segment de l'économie réelle, l'immobilier. Aux USA, il y avait une hausse continue du prix des immeubles avec un caractère spéculatif. Une hausse qui a commencé avant la récession de 2001. Elle n'a d'ailleurs pas cessé de se poursuivre depuis lors, elle s'est même amplifiée jusqu'en 2007. On a poussé les gens à s'endetter en vue d'acquérir des immeubles de plus en plus chers avec des prêts accordés avec de moins en moins de discernement, escomptant que, la valeur des immeubles vendus allant croître encore, il n'y aurait pas de difficultés en cas de problèmes avec l'emprunteur, la maison garantissant le prêt. Tout cela a fonctionné jusqu'à ce que le marché immobilier ne se retourne et que les nouveaux propriétaires des maisons achetées sur base de prêts accordés avec légèreté se trouvent en masse dans l'incapacité de rembourser. Ces prêts avaient en outre été titrisés.
Ce qui veut dire ?
Prenons un exemple. Une banque a une créance sur un individu. Pour l'individu, c'est une dette à rembourser. Pour la banque c'est une créance qui peut prendre du temps avant d'être complètement remboursée. On la transforme en action ou en obligation, i.e. en titre. Ces produits sont ensuite mélangés à d'autres à travers une ingénierie financière complexe , ce qui fait que plus grand-monde ne comprenait de quoi il s'agissait exactement, les CDO, les CDO au carré etc.Or, les prêts avaient été accordés dans des circonstances douteuses. Le fait que les créances à l'origine des produits dérivés n'ont plus rien valu a provoqué une réaction en chaîne : la multiplication de ces produits dérivés peu sûrs à l'intérieur e tout le système et le retournement du marché a déclenché la crise financière et bancaire, une crise que l'on peut qualifier de systémique.
Que voulez-vous dire par systémique?
C'est tout le système financier international et même mondial qui a été menacé et à la fin septembre 2008, on est même passé à deux doigts de son effondrement complet. Cette crise financière a alors affecté la bourse aux USA, puis ailleurs à partir de l'été 2007 Elle a atteint les banques, les assurances, les sociétés immobilières. Le plus grave, ce sont des pays comme l'Islande qui n'avait pas la capacité de sauver leurs banques, d'un plus grand poids que l'Etat islandais lui-même.
N'est-ce pas le cas d'autres pays ?
Si, la Grèce et l'Irlande dont les banques ont une telle importance que l'Etat est incapable de garantir leur s opérations.
Quelles hypothèses pour l'avenir ?
Après, la crise financière s'est couplée à l'effondrement des cours boursiers et à la nécessité pour les USA de réduire leur dette. Egalement à une récession qui s'est fait sentir aux USA dès la fin de l'année 2007 et au début 2008, puis partout ailleurs, y compris en Chine et en Inde. Toute la question est de savoir vers où l'on va exactement, ce qui peut se résumer par trois lettres :
V U L
Le V c'est l'hypothèse selon laquelle, après la chute que nous connaissons la reprise s'amorcera rapidement, le U c'est l'hypothèse selon laquelle la dépression peut durer un temps certain avant que la reprise ne s'amorce et le L c'est l'éventualité où nous connaîtrions une longue période de stagnation comme c'est le cas au Japon depuis une bonne dizaine d'années
Est-ce grave ?
Oui, c'est la plus grave récession que l'économie mondiale ait connue depuis 1945. Il y a d'ailleurs un changement tout à fait perceptible dans le climat politico-idéologique actuel : il est redevenu possible de parler du capitalisme comme d'un système soumis à des crises et qui doit être impérativement régulé. Jusqu'à présent, le profil de la crise est très différent de la crise de 1929. On pourrait plutôt penser à une extension de ce qui se passe au Japon. Ce n'est donc pas la même chose que 1929, mais c'est très grave. 1929 fut aussi une crise sans précédent. Il y a en 2009 un décrochage de la sphère financière d'avec la sphère économique réelle. L'ensemble des transactions financières d'une seule journée équivaut à 2.500 millions de dollars. Ces opérations financières ont permis que s'accumulent des fortunes, mais des fortunes qui sont le produit de l'exubérance irrationnelle autour de produits si éloignés de la réalité que celle-ci a un jour repris ses droits, faisant éclater la « bulle . Il était fatal que cela arrive un jour ou l'autre et que la réalité se venge .
Quand on voit l'escroquerie Madoff (qui ressemble tellement aux entreprises d'escrocs bien mineurs), on se pose des questions : comment de grandes banques, de très grandes banques de grands pays, comme en Espagne par exemple, ont pu se laisser surprendre par une tromperie de cette taille ?
J.K. Galbraith, dans son ouvrage sur la crise économique de 1929, avait déjà observé que les fous peuvent communiquer leur folie ; ils ne peuvent la percevoir et décider d'être raisonnables.Le système financier tout entier peut être comparé à cette tromperie fameuse dite de la pyramide. Ce système consiste à accorder des intérêts très élevés à la personne qui vous confie de l'argent, mais en puisant l'argent que d'autres personnes vont vous confier également et qui seront rémunérées de même, et ainsi de suite. In fine, l'on en arrive aux derniers emprunteurs qui ne pourront plus voir s'octroyer d'intérêts, puisqu'ils ne seront plus suivis d'autres personnes venant apporter de l'argent à partir de quoi leur payer ces intérêts. A partir de ce moment, les derniers à confier leur argent le retirent puisqu'ils n'y ont plus aucun avantage. Dès lors la pyramide se démonte, la confiance s'écroule. Les autres personnes qui ont placé leur argent dans cette société, en fait dans cette escroquerie, le réclament également et comme cet argent n'existe plus - mangé par les frais de personnel et de gestion, les intérêts exorbitants alloués aux premiers déposants, les bénéfices que le banquier s'est assuré sur une base qu'il savait fictive - l'escroc est contraint à la banqueroute et ceux qui lui ont confié son argent n'en récupèrent quasiment rien. Des sommes énormes n'ont jamais existé que « sur le papier ». Dans l'intervalle les fous dont parle Galbraith auront réussi à faire partager leur folie...
Il n'y a pas que la crise financière...
Il y a aussi une crise de l'investissement, la composante la plus volatile de la demande globale et une diminution de la consommation des ménages, car ceux-ci doivent se désendetter. Ce dernier point est l'élément le plus important qui explique la récession actuelle. Car dans les récessions précédentes, la consommation tenait mieux le coup. En fait, il ne peut y avoir essor que si la consommation et l'investissement reprennent, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui.
La gauche, socialiste, altermondialiste avait donc bien raison de souligner la fragilité extrême du système ?
C'est clair que les trente dernières année ont été marquées par un retrait considérable de l'Etat et que la croyance s'est répandue que les marchés pouvaient s'auto-réguler. On sait qu'il n'en est rien. Cela dit, la tendance actuelle à la re-régulation ne va pas non plus au fond des choses
On voit se produire de véritables nationalisations dans des pays où l'on ne s'y attendait guère, en raison de leur doctrine libérale affichée.
Ce sont des nationalisations obligées. Le calcul des Etats n'est pas d'acquérir par ces nationalisations une influence sur l'économie, mais de sauver ce qui doit l'être impérativement (en raison du risque systémique), avec l'espoir que, lorsque les bourses reprendront, ils tireront un bénéfice de leurs interventions. Il n'est pas du tout sûr que ces initiatives vont modifier le rapport de force ou les relations en général entre l'Etat et les entreprises. De toute façon, qu'une banque soit publique ou privée, cela ne change pas grand-chose quant à son mode de fonctionnement, par nature instable.
Comment cela ?
Qu'une banque soit publique ou privée, elle collecte notamment l'argent des particuliers qui le mettent en dépôt chez elle. Elle n'accorde pas d'intérêts sur ces dépôts et à partir de cet argent, elle peut alors prêter à d'autres particuliers ou entreprises à qui sera demandé un intérêt plus élevé que celui, en ré »alité négatif, consenti aux déposants. La différence entre les deux, c'est le bénéfice de la banque. Et qu'elle soit publique ou privée, elle ne peut fonctionner que de cette façon. Une banque a même intérêt à faire le plus de prêts possibles, car c'est de cette façon qu'elle s'assure un profit. De ce point de vue, la nationalisation comme objectif de la gauche est historiquement daté.
Que faut-il faire ?
Il faut séparer radicalement les banques de dépôts (ou caisses de dépôts), des banques commerciales. Les caisses de dépôts ne doivent plus être autorisées à faire des prêts. Elles doivent se contenter de réaliser les transactions des particuliers et des entreprises, moyennant un tarif qui deviendra leur seul bénéfice, car cette gestion demande du personnel, des machines, de grandes capacités gestionnaires. Les banques commerciales ne seraient pas autorisées à recevoir des dépôts et s'approvisionneraient sur le marché des capitaux en empruntant à un taux plus bas que celui auquel elles consentiraient des prêts.
Comme les banques de dépôts ne pourraient plus prêter, on évite par là un des facteurs qui mènent aux crises de liquidité et aux ruées bancaires. Les caisses de dépôts ne créeraient plus de monnaie scripturale puisqu'elles ne pourraient plus prêter de l'argent. C'est à l'Etat qu'il reviendrait alors d'augmenter la masse monétaire, par exemple tous les trimestres, en fonction d'un pourcentage déterminé par le taux de croissance du trimestre antérieur augmenté d'un léger taux d'inflation.
Cela permettrait d'éviter les crises bancaires, car il ne faut pas se faire d'illusions. Nous vivons une crise financière grave, mais cette crise passée, il s'en reproduira d'autres si l'on ne prend pas des mesures bien plus radicales que celles qui sont envisagées. A nouveau, on laissera à nouveau la bulle financière gonfler catastrophiquement par rapport à l'économie réelle.
Est-ce possible de le faire au niveau d'un seul Etat ? Est-il possible que cela se fasse au noiveau d'une confédération Wallonie-Bruxelles comme vous le préconisez ?
C'est possible de le faire au niveau de n'importe quel Etat. La question qui se pose, c'est de savoir si la Wallonie est capable de le faire et cela se résume à la question de savoir si elle va devenir un Etat ou non. Sous les formes appropriées.
Oui mais il y a l'Euro et la Banque centrale européenne. Ce n'est donc pas possible qu'une banque centrale wallonne et bruxelloise augmente selon votre système la masse monétaire en fonction de la croissance...
Il est toujours possible de le faire parce que les Etats émettent de la monnaie, en tout cas des pièces. Pour le reste, l'Etat confédéral wallon et bruxellois peut toujours négocier avec l'Union européenne les conditions de régulation de sa propre masse monétaire. L'avantage d'être un petit Etat, c'est que l'on peut se le permettre vu que l'opération ne transformerait pas profondément les autres économies. Bien entendu toutes les banques présentes sur le territoire de cet Etat seraient contraintes de se plier au même système. Mais l'opération aurait une valeur d'exemple. Le bénéfice d'une opération pareille, c'est de rendre impossible une crise bancaire et financière telle que celle qui s'est déclenchée par suite de la spéculation sur l'immobilier aux Etats-Unis.
L'objectif de la réforme bancaire est d'empêcher la création de monnaie par les banques et d'atténuer très fortement l'instabilité du système bancaire. Les banques ne financeront plus que les meilleurs projets sans prendre, comme on vient de le voir ces dernières années, des risques inconsidérés. Elles ne disposeraient plus, grâce au marché, que de liquidités pour un terme limité et elles ne prêteraient plus qu'à des termes moins longs qu'aujourd'hui (ce qui est une pratique de saine gestion). La diminution de l'instabilité financière et de l'instabilité économique permettra mettre en oeuvre un programme de relance visant à atteindre le plein emploi. C'est une façon de reprendre le slogan renardiste en le formulant maintenant comme suit « Confédéralisme et réformes de structure. » En remontant plus haut dans le temps, on voit que cette démarche était déjà celle du Pan du Travail qui représente la plus importante contribution du mouvement ouvrier à la définition d'une stratégie socialistes.
Mais l'économie n'a-t-elle pas de besoin de financements à long terme pour de grands projets ? Et d'autre part, comment expliquer de manière précise que dans ce système il n'y aurait plus création de monnaie scripturale ?
C'est aux besoins des hommes et des femmes de chez nous qu'il faut répondre en premier lieu. L'économie a en effet besoin de financements à long terme. C'est précisément aux banques de prêt à les accorder, ce qui serait tout à fait possible dans le cadre de la réforme proposée. Quel est en effet le rôle d'une banque de prêt, si ce n'est octroyer des crédits... Comme, d'une part, les caisses de dépôt ne pourrait accorder des prêts et, d'autre part, les banques de prêt ne disposent d'aucun dépôt, il y a possibilité pour elle de création de monnaie scripturale. De plus, une telle transformation structurelle aurai valeur d'exemple, voire de modèle, pour tous les pays. Enfin, contrairement aux opinions reçues, les Etats ne sont pas impuissants en tant que tels face à la crise.
Ce programme suppose la création d'une structure fédérale à trois et l'entente avec Bruxelles. Or les Flamands n'en veulent pas...
La confédération n'est pas envisagée contre la Flandre et notre programme est compatible avec celui des régionalistes bruxellois puisque nous sommes d'accord avec eux pour régionaliser l'enseignement (sauf l'enseignement universitaire et supérieur qui existe de fait à l'échelle plutôt communautaire voire européenne). Si les Flamands n'en veulent pas, ils choisiront l'éclatement du pays. Il faudra que l'on s'entende également avec la tendance régionaliste du FDF.
Le MS est tout de même un petit parti. Quelles sont les chances pour lui de modifier la donne politique ?
C'est la première fois que nous présenterons des listes dans presque tous les arrondissements de Wallonie ainsi qu'à l'Europe. Il me semble que l'esprit du temps est favorable à un parti qui propose une vraie solution aux dérives néolibérales et à la financiarisation de l'économie, le tout couplé à des réformes précises de ce que l'on n'ose même plus appeler l'Etat belge. Le Mouvement socialiste se conçoit lui-même comme un facteur de recomposition de la gauche wallonne et bruxelloise. C'est un instrument, pas une fin en soi.
[Le texte de cette conversation a été établi avec Francis Biesmans et la rédaction de TOUDI.]