Etrange Etat prussien

Toudi mensuel n°70, janvier-février-mars 2006
17 novembre, 2010

Dissout en 1947 par les puissances alliées, l'Etat prussien « incarnation du militarisme et de la réaction », revient des limbes pour diviser le monde politique allemand au sujet de la reconstruction « à l'identique » et au coeur de Berlin du Château, le palais royal prussien, en lieu et place du Palais de la République, ancien parlement de la République Démocratique Allemande. Si la grande coalition CDU-CSU et SPD n'a guère eu d'états d'âmes pour livrer aux pelleteuses ce bâtiment des années 70 qui n'est pas sans rappeler certains immeubles bruxellois du conseil et de la commission européennes, une grande partie de la population berlinoise n'accepte pas cette réécriture symbolique et matérielle de l'histoire de la capitale allemande. L'ouvrage de Michel Kerautret nous permet de mieux appréhender ce curieux Etat aux origines tumultueuses dont il est difficile de tracer un portrait aussi laconique que le firent les puissances alliées occupant l'Allemagne hitlérienne vaincue.

Une Prusse hors de l'Empire germanique (Saint-Empire)

De manière assez paradoxale, l'Etat qui réalisa l'unité politique de l'Allemagne au XIXe siècle tient son nom de la partie de son territoire qui ne fit jamais partie du Saint Empire Romain Germanique. Le mot « Prusse » est en effet issu d'une tribu Balte païenne établie dans en Basse-Vistule contre qui la Papauté lança les chevaliers de l'Ordre teutonique à peine revenus des croisades. Après la conversion-extermination des hérétiques prussiens à la fin du XIIIe siècle, l'Ordre engloba celui des Porte-Glaive, qui avait fondé Riga et conquis la Livonie et la Courlande (actuellement situées en Lituanie et Lettonie), et continua son expansion vers l'est jusqu'à la bataille de Tannenberg en 1410 où ils furent défaits par les polono-lituaniens emmenés par Alexandre Newski. Au XVIe siècle, le Duché de Prusse, vassal du Royaume polonais, se réduisit essentiellement à la Prusse-orientale autour de Königsberg (l'actuelle Kaliningrad), l'Ordre fut sécularisé par son grand-maître Albert de Brandebourg sur les conseils d'un certain Martin Luther... Ceci nous amène à l'autre composante de la Prusse soit le Brandebourg, territoire situé aux marches orientales de l'Empire en contact direct avec les peuples slaves. Cette position stratégique va faire du Margrave de Brandebourg un des sept électeurs du collège élisant l'Empereur. Après de nombreux conflits dynastiques et territoriaux tout au long du XIVe siècle, cette dignité va être attribuée en 1415 par la dynastie impériale des Luxembourg à Frédéric de Hohenzollern, burgrave de Nuremberg, le sort de ces confins de l'Empire va désormais être lié, jusqu'en 1918, aux actions de cette famille nobiliaire d'origine bavaroise. Ce qui est frappant dans l'histoire de ces terres jusqu'au désastre final de 1918 (ou 1933), c'est l'opiniâtreté mise au fil des siècles à vouloir se constituer en puissance autonome de l'Empereur et combien l'Etat prussien fut plusieurs fois au bord de l'annihilation totale face à des adversaires souvent plus puissants, au nord la Suède et le Danemark, à l'est la Pologne et la Russie, au sud la Saxe, la Bavière et l'Autriche. Pourtant, la Prusse finit par défaire tous ses adversaires pour apparaître au XIXe siècle comme la seule à même d'unifier l'Allemagne. En 1618, par le biais d'une alliance matrimoniale, les Hohenzollern deviennent Ducs de Prusse, les deux composantes de l'Etat prussien sont ainsi unifiées par le biais d'une union dynastique tout en continuant à dépendre à la fois de l'Empire et de la Pologne. Lors de la Réforme, le Brandebourg choisit le camp réformé mais resta le vassal docile des très catholiques Habsbourg. Il est à noter que, jusqu'au début du XXe siècle, la Prusse fut l'un des rares îlots de tolérance religieuse en Europe, les Hohenzollern optèrent en effet pour le calvinisme mais ne firent rien pour 'convertir' leurs sujets en grande majorité luthériens mais aussi les minorités catholiques et juives. Sous l'impulsion du Grand Electeur Frédéric-Guillaume (1640-1688), le Brandebourg ouvrit, à la fin du XVIIe siècle, son territoire aux huguenots français, wallons, vaudois. Cette ouverture était indispensable pour relever et moderniser des territoires à nouveau décimés et en ruines suite aux ravages commis par les diverses armées en conflit durant la guerre de trente ans (1618-1648). Cet apport, relativement massif pour l'époque (entre 15.000 et 20000 personnes), de nobles et de commerçants, d'hommes de lettre et de militaires, fait qu'au début du XVIIIe siècle, le tiers de la population berlinoise est francophone. Cette immigration issue de régions économiquement plus développées va permettre de jeter les bases d'un Etat Prussien moderne tant sur le plan économique que militaire. En 1660, le Duc de Prusse devient souverain en ses terres et cesse d'être le vassal du Roi de Pologne, la Poméranie est conquise ainsi que quelques territoires à l'ouest (Clèves, Mark, Minden).

Les ducs deviennent des rois

En 1701, Frédéric Ier est couronné Roi à Königsberg, l'acquisition du titre royal symbolise bien le renforcement de la puissance prussienne. Au début du XVIIIe siècle, le Roi-sergent, Frédéric-Guillaume Ier (1713-1740) va bâtir un armée que son fils Frédéric II (1740-1786) va utiliser pour conquérir de vastes territoires à l'est, en particulier la Silésie en 1740. Cette conquête militaire déclencha une série de conflits, notamment la guerre de sept ans (1756-1763) qui vit la Prusse éviter l'anéantissement par un renversement d'alliance provoqué par un nouveau Tsar de Russie. Frédéric va habilement jouer sur son image de despote éclairé ou de Roi-Philosophe accueillant notamment Voltaire et d'Alembert à Berlin, codifiant les lois prussiennes, promouvant l'éducation de la population, supprimant les discriminations contre les juifs, toutefois le servage ne fut aboli qu'en 1807. A la mort de Frédéric, qui s'est octroyé la Prusse-occidentale, lors du premier partage de la Pologne en 1772 avec l'Autriche et la Russie, reliant ainsi les deux parties de son Royaume, on peut considérer la Prusse comme la plus petite des grandes puissances européennes et comme une sorte d'Athènes sur la Spree1. Son successeur, le libertin Frédéric-Guillaume II, va continuer la politique d'alliances à la carte mais en négligeant la prudence, tant budgétaire que militaire, du vieux Fritz. Il reçoit sa part lors des deuxièmes et troisièmes partages de la Pologne en s'entendant avec l'Autriche, il envoie ses troupes protéger la révolution liégeoise en 1789-1790, révolution qui embarrasse l'Empereur Joseph II. Après avoir soutenu l'Autriche, notamment à Valmy, dans sa lutte contre la France révolutionnaire, la Prusse va finalement se déclarer neutre en 1795 et le restera jusqu'en 1806, moment où Frédéric-Guillaume III rejoignit la coalition austro-russe en réaction à la création à ses frontières de la Confédération du Rhin sous tutelle française.

Mal lui en prit, la Prusse fut rapidement écrasée par Napoléon et Berlin occupé par les Français, elle fut réduite au Brandebourg, à la Poméranie et à la Silésie, son expansion vers l'ouest bloquée. Cette défaite va être le moteur de l'apparition du véritable nationalisme allemand qui va mobiliser la jeunesse prussienne contre l'occupant français. Mobilisés notamment par les discours à la Nation allemande de Johann Gottlieb Fichte, professeur à l'Université de Berlin, c'en est fini de la francophilie des élites prussiennes que symbolisait encore le cercle de Königsberg autour de Kant. Cette occupation est aussi l'occasion d'une grande réorganisation administrative (Stein et Hardenberg) et militaire (Scharnhorst et Clausewitz) du Royaume, s'inspirant du modèle français. La Prusse va se relever assez rapidement et en 1814-1815 elle sera la principale bénéficiaire de l'écrasement de l'Empire napoléonien. A l'issue du Congrès de Vienne, la Prusse, en échange de la cession de territoires polonais à la Russie, se vit attribuer la rive gauche du Rhin, voyant ainsi reconnu son rôle de sentinelle contre l'expansionnisme français. Cette acquisition est capitale car la Rhénanie est en effet la province la plus industrialisée d'Allemagne, la Prusse va habilement profiter de cette puissance économique acquise pour susciter avec la plupart des petits Etats de la Confédération germanique une union douanière (Zollverein) qui consacra son expansion économique dans le cadre protectionniste d'une sorte de 'marché commun'. Après l'interlude la révolution bourgeoise et allemande de 1848-49, ce n'était plus qu'une question de temps pour que la Prusse écarte l'Autriche de la scène publique allemande. La victoire de Sadowa en 1866 contre l'Autriche débouche sur la mise en place de la Confédération de l'Allemagne du Nord, la Prusse est enfin un territoire continu de la frontière française à celle avec la Russie. Puis vint la guerre avec la France en 1870-71, l'Empire allemand sous direction prussienne est proclamé à Versailles, la Prusse liant ainsi, pour le meilleur et pour le pire, son destin avec celui de l'Allemagne.

L'Empire allemand « de Versailles »

L'Histoire paradoxale de la Prusse est celle d'un Etat qui fut souvent à la pointe de la modernité administrative et militaire, mais qui reposa trop longtemps sur un autoritarisme ou absolutisme politique qui n'était plus de mise après le choc des révolutions américaines et françaises de la fin du XVIIIe siècle. Il est en effet frappant de voir que, déjà à l'époque du Brandebourg, la plupart des corps intermédiaires (assemblées locales, noblesse, etc.) de la Nation sont mis au pas ou supprimés pour ne laisser subsister autour du monarque omnipotent et omniscient que deux corps dévoués à sa cause : La hiérarchie militaire et les technocrates.

La société civile prussienne est quasi inexistante, les premières réactions « libérales » (et plus tard social-démocrates) viendront de la Rhénanie catholique qui fut assez suffisamment imprégnée de « modernité » par la vingtaine d'années de présence de la France républicaine puis napoléonienne2. Le Parlement prussien (Landtage) ne se réunit pour la première fois qu'en 1847, ce n'est que l'année suivante, lors du 'printemps des peuples européens', qu'une constitution d'inspiration parlementaire et libérale est adoptée. L'échec des révolutions allemandes de 1848 fit que cette Constitution fut modifiée dans un sens réactionnaire avec un Parlement censitaire dit des « trois classes », les contribuables les plus imposés (4,7% de la population) élisant un tiers des députés, les moyennement imposés (12,6% de la population), le deuxième tiers, le reste de la population devant se contenter d'élire le derniers tiers des députés. Ce système subsista jusqu'en 1918. Ce Landtage fut donc majoritairement composé de fonctionnaires et de propriétaires terriens souvent liés à l'armée. La Prusse, ce fut son drame, était bien un Etat où, au sommet , régnait le monarque avec en dessous de lui ses sujets disciplinés, ce que l'écrivain Heinrich Mann représentait dans son roman « der untertan »3, une tête et des sujets pour la plupart pétris de conformisme, de dévotion et de soumission. Cet héritage explique que la Prusse, gouvernée par le SPD Otto Braun, mais aussi par le bourgmestre démocrate-chrétien de Cologne Konrad Adenauer, fut à peu prés le seul pôle de stabilité durant la République de Weimar, mais aussi qu'il fallut attendre le 20 juillet 1944 pour que des officiers supérieurs et technocrates prussiens essayent de supprimer physiquement Hitler : la désobéissance n'est pas une chose facile après des siècles de soumission.

Cette curieuse association d'archaïsme politique et de modernité technocratique et économique ne résista pas au choc provoqué par la défaite militaire de 1918 et ses conséquences, cette fois la Prusse ne se relèvera plus même si dans ces dernières années la RDA essaya de s'accaparer l'héritage et le mode de fonctionnement politique prussiens pour assurer sa perpétuation.

Michel Kerautret : « Histoire de la Prusse », Editions du Seuil, collection ' L'univers historique', Paris, 2005.


  1. 1. La Spree est le fleuve qui traverse Berlin
  2. 2. La Rhénanie fut aussi la région d'Allemagne où même en 1933 le parti national-socialiste hitlérien recueillit ses moins bons scores électoraux.
  3. 3. H. Mann, Le sujet de l'Empereur, Editions Grasset, collection 'Cahiers rouges', Paris.