Faut-il approuver Di Rupo ?

Toudi mensuel n°65, septembre-octobre 2004

Bien qu'Élio Di Rupo continue à se servir d'un argumentaire ultra-belgicain, son langage a changé. Après avoir répété à satiété qu'il fallait «sauver la Wallonie pour sauver la Belgique», il en arrive maintenant à dire que si la Flandre allait trop loin dans ses revendications, la Wallonie et Bruxelles se donneraient les attributs d'une nation. Contrairement à ce que l'on insinue parfois, il n'est jamais revenu vraiment sur ces déclarations. Il n'a jamais parlé de « nation francophone » ce que les médias répètent pourtant tous les jours.

Le directeur du CRISP Vincent de Coorebyter a souligné récemment que cette menace n'était qu'une demi-menace dans la mesure où l'indépendance ne fait pas peur à la Flandre. Ce qui fait par contre peur à la Flandre c'est que la nation dont parle Di Rupo associerait la Wallonie et Bruxelles.

Dans la mesure où elle n'est pas une menace, la phrase de Di Rupo est intéressante, car elle décrit l'avenir que les Wallons vont avoir à assumer. Qui peut douter aujourd'hui qu'arrivé au milieu du gué dans la poursuite de l'autonomie institutionnelle, la Wallonie ou la Flandre vont s'arrêter en chemin ? Certes, on parle surtout des revendications flamandes. Mais on fait sembler d'oublier qu'il est une partie de ces revendications avec lesquelles les Wallons sont d'accord. Il y a : la réforme du Sénat (qui deviendrait une Chambre des États-fédérés, Flandre, Wallonie, Bruxelles et Communauté germanophone), la réforme de la façon de réviser la Constitution (sa révision ne serait plus soumise à une déclaration préalable avant les élections déclarant que les Chambres à élire seraient constituantes), la régionalisation de la sécurité routière (certes peu importante mais symbolique), enfin la régionalisation de la coopération au développement.

On regrette parfois, je l'ai dit, l'argumentaire belgicain de trop de responsables. Mais il est vrai que c'est une position compréhensible dans la mesure où une régionalisation des soins de santé et de la politique familiale, avec le risque d'entraîner une régionalisation complète, poserait des problèmes aux Wallons. La régionalisation des soins de santé - si elle ne concerne pas seulement les dépenses mais aussi les recettes - coûterait à la Wallonie (avec celle de la politique familiale, poste moins important de la Sécurité sociale) de 10 à 20 milliards, si l'on retient le chiffre donné par Docquier et Cattoir en 1999 établissant à 68 milliards les transferts Flandre/Wallonie en matière de sécurité sociale. Depuis, cette somme a probablement augmenté, avec l'augmentation globale du budget de la Sécurité sociale. Il ne s'agit pas d'une somme si élevée qu'elle nous livrerait au désastre, mais il ne s'agit tout de même pas non plus d'une somme négligeable.

Ce que l'on observe actuellement du redressement wallon peut faire espérer que ces transferts vont baisser tendanciellement pour, peut-être, un jour disparaître. Tous les observateurs ont d'ailleurs remarqué que dans le domaine des pensions, c'est la Flandre qui est plus fragile, avec sa population qui vieillit, dont les personnes à la veille de la pension viennent d'années de prospérité indubitable. La Flandre d'ailleurs ne réclame pas cette régionalisation-là.

D'un autre côté, il est néfaste pour le peuple wallon de l'inviter à demeurer fidèle à la Belgique parce qu'il ne pourrait pas assurer lui-même sa sécurité sociale. Un peuple ne peut pas vivre en perpétuel assisté (réel ou non) d'un autre. Les responsables wallons, à notre sens, le savent aussi bien que n'importe qui. En dehors de l'atout bruxellois, il existe pour le peuple wallon, l'atout de son redressement. Nous l'avons souligné à maintes reprises. Il n'y a même plus de sens à rappeler qu'il n'y a plus de déclin wallon. Nous sommes sur la voie du redressement, L'emploi qui avait tragiquement diminué de 1974 à 1986 augmente depuis chaque année.

Tout se passe comme si la Wallonie avait avantage à temporiser et la Flandre à accélérer les choses. Il faut d'abord voir cela avant d'accuser Élio Di Rupo ou d'autres de belgicanisme.

Mais d'un autre côté l'attachement de l'opinion wallonne à la Belgique continue à faire problème. Certes, comme le montre la dernière enquête du CLEO, suite à toutes les enquêtes similaires depuis un quart de siècle, le sentiment wallon est profond. Il est lié au sentiment belge, mais cette corrélation, quoique plus faiblement, existe aussi en Flandre.

Ce trop grand attachement des Wallons à l'État belge pose problème parce que nous sommes déjà très largement engagés dans un processus institutionnel qui concerne la moitié des fonctions supérieures de l'État. La Wallonie avec la Communauté française gère déjà souverainement 50 % des ressources publiques et voient 90% des agents de l'État oeuvrer à leur service. Or dans cette réalité-là, on peut dire que le peuple wallon n'a pas la culture - politique et autre - donc pas non plus la conscience de sa véritable situation.

Le combat wallon est un combat pour le sens de la vie

N'a-t-on pas entendu le 24 septembre dernier dans l'émission «Face à l'info» plusieurs journalistes de nos grands quotidiens réclamer une révision de ce que l'on appelle l'équipollence des normes ? On sait que ce barbarisme juridique vise le fait que les lois votées par le Parlement wallon ont la même force juridique que les lois votées par le Parlement belge. On sait peut-être moins que cette équipollence a déjà quasiment un quart de siècle d'existence et que dans une période moins favorable à la Wallonie, elle avait amené trois professeurs d'universités wallons à proposer un État belge confédéral (Quévit, Tollet et Deschamps dans « Wallonie 83 »). Un Alain Éraly n'est pas d'accord avec le fait que cette disposition aurait entraîné la crise sur DHL entre la Flandre et l'État-région bruxellois. Et de toute façon, réclamer l'équipollence des normes c'est retourner 30 ans en arrière et courir le risque de se voir dominer à nouveau par une Flandre qui domine l'État fédéral.

Mais, il est symptomatique que des journalistes parlent de cette éventualité. Alors que la crise sur DHL devrait réjouir les Wallons et les Bruxellois puisque Wallons et Bruxellois y font face utilement à la Flandre, l'opinion y voit plutôt quelque chose qui entamerait la réputation de la Belgique toute entière. On a parfois le sentiment que dans l'opinion wallonne, on serait prêt à sacrifier l'intérêt de la Wallonie sur l'autel de la réputation de la Belgique à l'étranger. Le Soir du 20 septembre ne comprenait rien à rien quand il interprétait les discours des fêtes de Wallonie comme une courbe rentrante des régionalistes wallons. Plus perspicace, Paul Pïret, dans La Libre Belgique actait dès le 19 la préséance du sentiment régional wallon sur le sentiment communautaire. Il est possible que JC Van Cauwenberghe (et surtout J. Happart), auraient pu être moins tièdement régionalistes qu'ils ne l'ont été. Et il est certain aussi que malgré la préséance manifeste du sentiment wallon sur le sentiment francophone, nos responsables n'en tirent pas toutes les conséquences en ce qui concerne la régionalisation plus que jamais nécessaire de la culture et de l'enseignement.

Dire que cette régionalisation nuirait à la solidarité avec Bruxelles, c'est oublier que la mise en commun de l'enseignement et de la culture dans un État qui n'est ni la Wallonie ni Bruxelles entraîne des dysfonctionnements de la gouvernance en Wallonie où le Contrat d'avenir est toujours prié de rester à la porte des écoles, alors qu'il mobilise pourtant tous les partis démocratiques et toutes les grandes forces sociales organisées.

Au lieu de se pencher journellement sur les sondages, nos dirigeants wallons feraient bien de se poser la question de savoir par quels instruments, la jeunesse notamment, pourrait être amenée à s'intéresser au Contrat d'avenir pour la Wallonie. Tout succès d'un Wallon à l'étranger, notamment sur le plan culturel, est valorisé comme belge et quasiment exclusivement belge. La RTBF qui a un public à 80% wallon produit parfois des émissions (comme à la veille des fêtes de Wallonie), traitant ce même public wallon, au travers d'émissions « spéciales », comme un public lui aussi spécial à l'instar du public de tel village ou de telle région. Comment peut-on encore concevoir de telles émissions à la RTBF qui tendent à faire du public wallon un public parmi d'autres - « spécial» - d'une télévision et d'une radio qui cesseraient aussitôt d'exister si cette radio ou cette télévision perdaient ce public majoritaire mais minorisé par sa morgue. Ce qui est une menace réelle après l'application malsaine et catastrophique du Plan Magellan.

Il y a une contradiction profonde entre les arguments belgicains du président du PS, la ritournelle sur la culture belge à la RTBF, le chauvinisme belge exacerbé qui s'y exprime et la mobilisation souhaitée par le Gouvernement wallon en vue de vaincre le chômage en Wallonie. « On ne peut pas servir deux maîtres » dit l'Évangile. On ne peut pas susciter vraiment deux allégeances, malgré ce qu'en disent les théoriciens des identités plurielles qui ne servent finalement que l'identité belge. Nous venons de le redire à propos du conflit sur DHL à propos de trois journalistes importants. Si réellement la conclusion qu'ils en tirent, c'est qu'il faut renforcer la Belgique, alors le redressement wallon ne se fera pas. Il ne mobilisera pas les énergies. Si lorsqu'un Wallon perd il demeure wallon, mais si, lorsqu'il gagne, il redevient belge, l'image assez négative que les Wallons gardent d'eux-mêmes, après une crise structurelle terrible qui faillit les anéantir comme peuple, va demeurer et hypothéquer tout redressement. Nos responsables politiques feignent de croire que le redressement wallon ne serait qu'un problème technique, économique, du même type que les compétences techniques ou matérielles qui sont celles du Gouvernement wallon. Ils ne voient pas que mobiliser un peuple suppose aussi qu'on réveille les ressources éthiques et civiques qui sont en lui. Or l'éthique et le civisme semblent demeurer l'apanage des discours du roi ou d'un corps enseignant qui n'a pas réussi à rendre la Wallonie présente dans les écoles. Et qui, pour mille raisons difficiles à expliciter ici même (dont son poujadisme naturel en partie explicable par le mépris qui lui fut manifesté en 1996), n'est pas du tout près de présenter le combat pour la Wallonie comme un combat qui aurait du sens.

Il y a trop peu de monde en Wallonie qui dise que le combat wallon est aussi un sens pour la vie des femmes et des hommes qui y habitent, que le dévouement aux Cités humaines concrètes est une part essentielle de ce que la Vie humaine peut avoir comme signification, «ici-bas» comme diraient les chrétiens. On parle bien dans nos écoles et dans nos journaux de «citoyenneté», mais on ne désigne jamais la Cité concrète de cette citoyenneté, que le snobisme naturel des intellectuels a tôt fait de transformer en citoyenneté du monde, manière élégante de ne guère se mouiller et objectif véritable du cosmopolitisme de salon de trop de nos esprits distingués, avides surtout de distinction justement.

On nous dit que la culture wallonne ne s'imposera pas par décret. Mais ce qui est sûr, c'est que pour l'instant, des décrets l'interdisent - car c'est cela la Communauté française et c'est aussi cela la RTBF -, et, même s'ils n'empêcheront jamais son émergence, trouvent aussi, dans le fonds belge éthique de la population wallonne, de quoi améliorer leur efficacité destructrice pour la Wallonie. On ne change pas la société par décret, soit! Mais la puissance publique peut réussir à détruire la mémoire d'un peuple, surtout en cette société de consommation où toute recherche de sens est vite noyée dans l'avidité commerciale et l'insignifiance de la communication. On ne change pas la société par décret, soit! Mais la mobilisation d'un peuple suppose la mobilisation de toutes ses ressources humaines et la manière dont la société wallonne communique pour l'instant avec elle-même gêne considérablement cette mobilisation.

Ce qui est le plus freiné, gêné, empêché, c'est que face au néolibéralisme qui semble l'emporter dans tant de pays et peut-être même en Flandre, la Wallonie garde dans sa mémoire une autre façon d'envisager les relations sociales qui implique la solidarité, la force des organisations représentatives des travailleurs, l'amour du service public, le sens républicain du bien commun.

Il n'y a pas de demi-mesures à prendre. C'est du sens même de notre existence humaine comme citoyens d'un pays donné qu'il s'agit. Le relèvement de la Wallonie est une question de vie ou de mort. Ceux qui devraient le faire savoir le taisent. Nous, nous ne nous tairons jamais.