Femmes entre quatre murs, mais où est donc la liberté ?
Nous avons déjà évoqué dans plusieurs numéros de TOUDI, ce qui singularise le cinéma wallon ou ce qui lui donne son style propre d'une représentation qu'un espace public, une société civile, se donne d'elle-même pour elle-même et pour l'autre1. Nous aimerions évoquer ici Une part du ciel première oeuvre de fiction de Bénédicte Liénard, en tant que création ayant toute sa place dans ce cinéma-là.
Des corps, des visages, «dedans» et «dehors»
« Toute création cinématographique reposera donc entre une représentation autant que possible du réel "brut" ou la non-incarnation voire l'abstraction de celui-ci, les oeuvres majeures étant celles qui réussissent un tel équilibre entre ces deux pôles. La Wallonie, profondément marquée par l'industrialisation, ses créateurs ou ceux qui vont la représenter vont accorder une attention, un ancrage particulier dans ce genre de réel et ce tant en littérature, qu'au théâtre que dans les arts picturaux et le cinéma ». Une part du ciel est bien dans la ligne de ce que nous écrivions il y a quelques mois dans TOUDI. Ce film repose en effet sur la distinction classique pour les personnes vivant dans un espace clos (prisons, hôpitaux, etc.) entre le dedans ou l'enfermement et le dehors ou la liberté, cette dichotomie devenant au cours du film moins nette (où est la liberté?), ces deux mondes finissant par se ressembler et se retrouvant in fine.
D'un coté, il y a Joanna, emprisonnée pour un délit commis lors d'un conflit social dans une boulangerie-pâtisserie industrielle, de l'autre, il y a Claudine, déléguée syndicale au sein de cette même usine. Petit à petit, on apprend que ces deux femmes étaient amies, mais que cette amitié fut mise à mal lorsque Claudine et le syndicat qu'elle représente ont refusé de soutenir Joanna face aux poursuites judiciaires dont elle a fait l'objet. Ce qu'il y a de remarquable dans ce film, c'est la sûreté et la fermeté des choix esthétiques et stylistes personnels de Bénédicte Liénard. Les grands acquis de la narration moderne sont présents tels le recours au « hors champ », l'aspect lacunaire et incomplet des informations transmises aux spectateurs, par exemple la cause exacte de l'emprisonnement de Joanna. Peut-être parce qu'il s'agit de l'oeuvre d'une femme, Une part du ciel possède une grande force « organique ». Le travail sur les corps et les visages est impressionnant, les femmes emprisonnées ou les ouvrières sont filmées de face, souvent au moyen de plans rapprochés. Le travail, en usine ou derrière les barreaux, est décrit de manière minutieuse et sans pathos démonstratif. L'extrême attention apportée aux gestes quotidiens de ces femmes tient donc tout autant du documentaire, où s'est déjà illustré Bénédicte Liénard, que de la dramaturgie et de la tension interne du film.
Des « images libres », non manipulées
À aucun moment, elle ne manipule ces personnages (et le spectateur) pour les rendre conformes à une quelconque « vérité de la représentation ». Un bel exemple est celui du directeur de la prison interprété par André Wilms, formidable acteur français et « kaurismakien ». Ce dernier dit à un moment du film que l'État, la société, lui demande de gérer la détresse humaine mais qu'il n'a aucune solution à offrir, son corps portant même les stigmates de cette détresse collective et personnelle. Dans ces vies de femmes entre quatre murs, il y a quelques échappées poétiques, ainsi une détenue se met soudainement à danser sur un air de musique orientale, une autre revient en prison avec son nouveau-né dans les bras ou lorsque les ouvrières occupant le bureau de leur patron au curieux accent germanique (flamand ?), y débouchent le champagne découvert sur place.
Ainsi , dehors comme dedans, il y a des compromis à accepter, des êtres veules et lâches, d'autres courageux et luttant pour rester dignes et ce presque malgré eux. Ce combat en image est imprégné par ce que l'on pourrait appeler l'imaginaire « chrétien », imaginaire que l'on retrouve chez Dreyer, Pasolini, Fassbinder, et aussi chez des cinéastes plus récents comme Martin Scorcese, Abel Ferrara, Bruno Dumont, Lars Von Trier. Une part du ciel aborde la thématique de la chute, de la souillure morale, de la trahison et finalement de la Rédemption, la réalisatrice croyant, in fine, celle-ci toujours possible. Il est enfin intéressant de constater que Bénédicte Liénard ne recourt pas à ce que l'on pourrait appeler un «discours national». Nous entendons par là que, pour elle, comme d'ailleurs pour les frères Dardenne, la Wallonie «est», elle existe en tant que donné historique et social, il n'y a pas de volonté « nationaliste » de faire découvrir ou d'affirmer face au monde une nation de 3.3 millions d'habitants. Par diverses touches, le spectateur wallon comprendra aisément les allusions (in)directes au procès des 13 de Clabecq, à la politique d'expulsion des détenus étrangers, à un certain fonctionnement syndical coupé des revendications de « la base ». Tous ces éléments, preuve d'une véritable maturité intellectuelle, enracinent le film en Wallonie et, partant, lui permettent d'acquérir une véritable résonance universelle, celle d'hommes et de femmes luttant pour leur dignité et leur liberté, joli manifeste pour un premier long métrage de fiction !
- 1. Voir notamment Toudi N° 49-50, Une Wallonie en avance sur son image, pp. 13 et s.