Flandre, Wallonie, le rêve brisé

Paru sous le titre : La thèse de Denise Van dam
République n°32, octobre-novembre 1995

Le livre Flandre, Wallonie, le rêve brisé (Quorum, Ottignies, 1997), est en réalité l'adaptation pour le grand public de la thèse de Denis Van Dam dont il est question ci-dessous. Le livre est paru en néerlandais sous le titre Blijven we buren in België, Van Halewijck, Leuven, 1996.

Après Michel Quévit, Serge Deruette et Bernard Francq, Denise van Dam vient d'apporter un tout nouvel éclairage à la question nationale en Belgique: Les représentations culturelles et politiques. Le cas des dirigeants en Flandre et en Wallonie. La défense orale de cette thèse le 13 octobre dernier à l'Université de Liège a impressionné tous les connaisseurs et, en particulier, le jury réuni par l'Université de Liège avec les professeurs R.Doutrelepont, G.Bajoit, M.Laffut, J.Beaufays et notre ami Jean-Marc Ferry.

[Voir les autres rubriques "Histoire/Flandre" ici : Histoire Flandre

L'auteur a procédé à l'interview de 47 représentants de la classe dirigeante flamande et 47 dirigeants de la classe dirigeante en Wallonie. Chacune de ces personnes a subi un second interview, dit « de contrôle ». Une objection se présente à nous qui sommes habitués aux sondages: s'agit-il d'un échantillon « représentatif »? Oui, il ne s'agit pas de la même chose et les sociologues qui ont passé l'ouvrage sur le grill ont été très impressionnés par la masse d'informations que pouvaient contenir deux fois 94 interviews des élites culturelles, économiques, syndicales, économiques de la Wallonie et de la Flandre. Un tel travail est en réalité infiniment plus sûr qu'un sondage: les interviewés représentent un échantillon éminemment plus représentatif (une seule personne interrogée longuement vaut un sondage: une grande oeuvre littéraire en dit plus que toutes les enquêtes).

Les différences profondes entre les deux classes dirigeantes

Les dirigeants flamands perçoivent la Flandre comme une nation au dévouement de laquelle aucune condition n'est mise. Le sentiment d'appartenance à la Flandre est une sorte d'absolu (R.Debray affirme que la question, « Pourquoi l'Europe? », a un sens tandis que la question, « Pourquoi la France? », n'en a pas). Les Wallons sont plus rationalistes et considèrent que le sentiment d'appartenance peut jouer un rôle positif, dans la mesure où il permet de mobiliser au service du développement de la Région. Mais les dirigeants wallons mettent l'accent sur le danger du nationalisme. Les dirigeants flamands se tournent vers le passé grandiose de la Flandre du point de vue artistique, considéré comme connu du monde entier (ce est exact: il suffit de voir à quel point joue, dans toutes les sciences humaines, le paradigme de Bruges, par exemple, y compris en économie, comme chez un Galbraith). Les Wallons considèrent comme allant de soi l'appartenance de leur Région à la grande culture française. Cette appartenance est un fait « sec », si l'on peut dire, qui n'est pas relié à ce que l'on pourrait appeler le monde vécu wallon. L'appartenance à la culture française n'est pas argumentée dans son lien (ou non) avec l' « ici ». On reconnaîtra là l'idéologie lundiste qui, cela a été souvent souligné, est l'idéologie par excellence des élites wallonnes (avec, comme révélateur, le monde littéraire qui pensa, en 1937, qu'il n'y pas de littérature belge de langue française, mais seulement une littérature française de Belgique). Les dirigeants flamands présentent le Flamand comme pragmatique et travailleur et, les dirigeants wallons, le Wallon comme créatif, ingénieux, tolérant. Par rapport au temps, s'établissent deux visions contradictoires. Pour les Flamands, il y a le lourd passé de souffrances et d'humiliations endurées, dont on est sorti victorieux, mais l'avenir reste incertain. Pour les Wallons, il y a la conscience d'un passé grandiose de la Wallonie, sur le plan industriel, suivi du déclin. Mais les Wallons naturalisent leur rapport au temps sur le modèle d'une belle métaphore utilisée par l'auteur (en cela plus « française » que les auteurs « belges » de sciences humaines): les Wallons se représentent l'histoire de la Wallonie comme le flot d'une rivière montant (passé industriel grandiose) et descendant (déclin), rentrant dans son lit (déclin) puis en ressortant (avenir meilleur). Les Wallons ne sont d'ailleurs pas inquiets comme les Flamands quant à l'avenir. Ils font l'hypothèse d'un déclin flamand faisant suite à l'ascension. Pensée fataliste, inspirée par le modèle du pendule qui va et vient (Tolstoï était prisonnier de cette vision de l'histoire). On a le sentiment d'une classe dirigeante qui vit le sort de sa propre région dans l'indifférence (cela va, cela vient). D'ailleurs, le rapport des Wallons à l'espace le confirme. Pour les Wallons, la Wallonie n'a pas de frontières extérieures. Ils mettent l'accent sur les rapports aux régions voisines (Flandre, Nord-Pas-de-Calais etc.), L'espace, d'ailleurs morcelé, de la Wallonie, se confond avec l'extérieur. Ils mettent en effet très fort l'accent sur les frontières intérieures (sous-régions) de la Wallonie et, très logiquement, imaginent mal la Wallonie devenir un Etat. Les Flamands font l'inverse et sont très désireux de voir se développer un Etat flamand. Ceci étant dit, les deux classes dirigeantes sont aussi "cosmopolites", n'imaginant pas un développement insulaire de la Flandre ou de la Wallonie. certains Flamands souhaitent un ancrage régional aux entreprises présentes en Flandre. Les Wallons sont plus sensibles à des notions comme la qualité de la vie, la sauvegarde de la ruralité etc.

Wallons et Flamands se perçoivent comme partenaires

Dans le paragraphe précédent, nous avons expressément utilisé le mot « différences » et non « oppositions », car les Flamands et les Wallons, leurs classes dirigeantes, envisagent toujours l'autre Région comme un partenaire. Même si, par exemple, les Wallons émettent un jugement sévère sur le « nationalisme » flamand. Les Flamands, pour juger la Wallonie, se placent d'un point de vue économique. Les Wallons jugent aussi que la Flandre est plus dynamique.

Sur le plan des représentations politiques, les Flamands et les Wallons ont une vision fort proche du rôle de l'Etat. Denise Van Dam soulignait fortement cette symétrie: ce que le culturel fait éclater (voir paragraphe précédent), le politique le regroupe. Les deux classes dirigeantes ont une même conception du rôle du syndicat dont elles estiment qu'il doit être avant tout un syndicat d'intégration. Les deux classes dirigeantes ont peu d'estime pour la classe politique. Cependant, les Wallons mettent parfois leurs espoirs dans des dirigeants politiques animés d'un certain charisme et insistent sur le fait que certains hommes politiques sont intègres et compétents. Les Flamands tablent surtout sur des institutions flamandes solides, permettant de maîtriser le destin de la Flandre (mais ces institutions sont celles du patronat flamand, notamment, et pas nécessairement celles de l'Etat proprement dit).

Classes dirigeantes, mouvements flamands et wallons, postnationalisme

La classe dirigeante flamande se situe dans la ligne du mouvement flamand, le mouvement culturel et linguistique en faveur du néerlandais ayant joué le rôle de rassembleur que l'on sait de la nation flamande, dans le sens d'un consensus social (l'ennemi n'étant pas l'ennemi de classe mais le francophone/wallon en général). En ce sens, la classe dirigeante est et reste « nationaliste ». En revanche, la classe dirigeante en Wallonie (la nuance est d'importance), se sent étrangère au mouvement wallon. Il faut se souvenir ici, souligne Denise van Dam, que le mouvement wallon s'est développé dans les couches petites-bourgeoises ou ouvrières et populaires de Wallonie. Le mouvement wallon est le fait de l'adversaire de classe de la bourgeoisie de Wallonie (plutôt que wallonne).

Cette absence de nationalisme de la classe dirigeante de Wallonie relève-t-elle de ce que Jean-Marc ferry appelle l' « identité postnationale »? Pour l'auteur, il est difficile de parler de l'identité postnationale s'il n'y a pas eu, au préalable, identité nationale et nationalisme. En tout cas, la question se pose de savoir si l'on peut passer de l'identité pré-nationale à l'identité postnationale. Cela pourrait mieux se révéler chez les Flamands, mais, chez les Flamands, il n'y a pas d'indicateurs d'une mentalité postnationale. Sauf, peut-être, chez les élites culturelles flamandes qui mettent en cause un espace flamand relativement fermé. Les élites culturelles flamandes diffèrent ici des élites culturelles wallonnes lesquelles, au contraire, mettent l'accent sur la positivité que revêtirait la dimension culturelle dans la construction de la Région/Nation wallonne. Et l'auteur de citer ici le Manifeste pour la culture wallonne : du côté wallon, ce sont les élites culturelles qui sont, effectivement, culturalistes, désireuses de mettre la culture au service du développement économique. La même démarche est ressentie, du côté flamand, comme une instrumentalisation inacceptable de la culture. On note d'ailleurs que « culturels » wallons ou « culturels » flamands ont un peu la même position progressiste et critique vis-à-vis des classes dirigeantes économiques respectives.

Des remarques

Jean-Marc Ferry, le premier intervenant après cette défense, regrette que l'auteur se soit contentée d'appliquer la grille de Tajfel aux rapports entre (dirigeants) flamands et (dirigeants) wallons. S'inspirant des théories de Tajfel, mais aussi de Persoons, Denise van Dam a coutume de distinguer trois types d'identités: l'identité « offensive » (estime positive et de son groupe et du groupe étranger), l'identité "fière" (estime de son groupe mais mésestime du groupe étranger), l'identité « honteuse » (mésestime de son groupe et estime de l'autre groupe). Pour D. van Dam, les classes dirigeantes flamandes et wallonnes ont, plutôt, l'une et l'autre, une identité offensive (estime de son propre groupe et du groupe étranger).

Les théories de Piaget et Kohlberg, selon J-M Ferry auraient été ici d'un bon apport. Les deux auteurs parlent d'une évolution de l'individu (applicable aux groupes), allant d'une identité pré-conventionelle, stade où l'individu est incapable de discerner entre maladresse « technique » et « faute morale » (le stade du tabou) à une identité post-conventionelle, stade où l'individu est à même de critiquer les normes du groupe auquel il appartient, au nom de principes (les « lois du jour », celles du groupe, et les « lois de la nuit », les droits de l'homme par exemple). Entre ces deux stades, existe une identité conventionnelle où l'individu discerne bien et mal tels que déterminés par le groupe d'appartenance (la fameuse devise anglaise « Right or wrong, my country »). Denise van Dam répond que cette distinction était intéressante à faire, parce qu'elle permet de plonger au cœur des oppositions, mais qu'elle a été obligée de s'en tenir à la théorie de Tajfel (corrigée par Persoons), en raison de la difficulté qu'il y aurait eu à appliquer une grille aussi complexe que celle de Piaget et Kohlberg. Le faire mériterait en soi l'écriture d'une autre thèse.

Guy Bajoit pose la question de savoir si cette thèse ne met pas en évidence un fait trop banal: l'alliance entre deux classes dirigeantes. L'identité positive des (dirigeants) wallons et des (dirigeants) flamands, c'est l'alliance logique entre deux bourgeoisies, laissant les conflits aux mondes populaires qu'elles dominent. Du point de vue de la psychologie sociale où elle se situe, D.van Dam rappelle les travaux très anciens du professeur Nuttin qui avait souligné le même phénomène: quelle que soit l'appartenance de classe, Flamands et Wallons s'estiment lorsqu'ils ont l'occasion de se rencontrer et c'est ce qui peut expliquer l'estime réciproque des deux classes dirigeantes l'une pour l'autre, puisqu'elles sont souvent l'occasion de se rencontrer.

Le professeur Laffut se demande si l'auteur ne s'est pas un peu emprisonnée dans les références théoriques sur lesquelles elle s'est appuyée (Tajfel, Boltanski et Thévenot, Persoons etc.) et aurait souhaité une prise de position plus personnelle. A la question de Ch. Doutrelepont sur la scission de la Sécurité sociale, Denise van Dam prétend que la revendication flamande sur la scission de la Sécu n'est pas une revendication fondée sur l'idée d'agression (mais là!?) face à la Wallonie, mais dans logique d'un Etat-Nation qui doit logiquement assumer la Sécu. Jean Beaufays se demande pourquoi la Wallonie n'a pas développé, dans ses luttes sociales, la même réponse culturelle que la Flandre, officialisant la langue populaire. L'auteure répond que la Wallonie a un rapport différent avec le français. La coupure sociale entre bourgeoisie et classe ouvrière ne se doubla pas d'une coupure linguistique. Le français fut perçu comme un instrument d'émancipation (sur le même modèle que pour les Français de France qui ne le parlaient pas non plus en 1789). Il n'est pas inutile d'ajouter que le Jury considéra que cette thèse méritait la plus grande distinction.

J.F