Grève de 60-61 et violences gouvernementales
Alors que le souvenir de la grève du siècle (passé) se promène sur la terre wallonne au moyen de conférences, de colloques et d'expositions, une source intéressante d'analyse vient d'être rendue publique. Les Archives générales du Royaume viennent en effet de mettre en accès libre sur leur site web les procès-verbaux du conseil des Ministres de 1949 à 1979 1. Ces documents n'apportent aucune révélation, mais fournissent un éclairage sur la perception de la grève par les ministres et ce au moment même où celle-ci se déroulait. Ces procès-verbaux n'étant pas publics, les ministres s'y expriment donc librement, loin de tout langage officiel, et ils montrent clairement que, dès le début, ce fut la voie de la répression qui fut choisie par la coalition chrétienne-libérale. En outre, ils mettent en évidence les mesures prises afin de briser la participation des agents de l'Etat et des services publics à la grève.
L'évaluation politique de la grande grève par le gouvernement Eyskens
La grande grève est débattue lors de cinq réunions du conseil des ministres entre le 24 décembre 1960 et le 20 janvier 1961. Il faut remarquer d'emblée que, dès le 9 décembre 1960, les ministres se préparaient à affronter une grève générale imminente et déploraient que les moyens légaux existants fussent clairement inadaptés pour y faire face. Le 24 décembre, soit quatre jours après le début des actions de grève et le lendemain de la mise en place du comité de coordination des régionales wallonnes de la FGTB (CCRW), le conseil constate que « l'activité économique est paralysée dans une grande partie de la Wallonie. Mais ce qui est plus grave, c'est qu'on a pu constater : 1° que la liberté de travail n'est pas respectée ; 2° que même la liberté de circulation est entravée dans la région de Liège ; 3° que des actes de sabotage, parfois criminels, ont été commis cette nuit sur plusieurs lignes de chemin de fer.» Le conseil ne se fait aucune illusion sur l'évolution de la grève et en conclut que « cette grève présente de plus en plus un caractère révolutionnaire, voire insurrectionnel, qui pourrait compromettre le régime et l'unité du pays. Dès lors, on est unanimement d'avis qu'il faut se montrer très ferme et prendre toutes les mesures que commande la situation. » Le conseil adopte une série de mesures pour répondre à la probable aggravation de la situation, les parquets et la Sûreté de l'Etat doivent être au complet , des informations et des instructions judiciaires doivent être ouvertes à charge de tous ceux qui menacent les « libertés fondamentales », la gendarmerie de réserve est mobilisée, la radio et la télévision et les centraux téléphoniques feront l'objet d'une protection spéciale, les lignes axiales des chemins de fer seront surveillés par l'armée et une permanence de jour et de nuit est mise en place auprès du comité ministériel restreint que préside le ministre de l'Intérieur René Lefebvre 2. Le 30 décembre 1960, le conseil des ministres doit constater que « la grève se maintient. Toutefois on assiste à une volonté de reprise qui est contrecarrée par les restrictions de courant électrique, les perturbations dans les moyens de transport et l'agressivité des piquets de grève. (...) De l'avis unanime des ministres, il faut que le gouvernement reste ferme et calme et il ne pourrait être question de céder car tout le monde est conscient qu'il s'agit de la défense de nos institutions politiques et de l'unité du pays. » Même si cela lui apparait peu vraisemblable, le comité ministériel restreint doit préparer un dispositif pour le cas où la menace d'abandon de l'outil serait mise à exécution par les grévistes. Le 9 janvier 1961, le conseil approuve les décisions prises par le comité ministériel restreint qui s'est réuni le matin même à 4H30 en vue de parer à certaines menaces qui se manifestaient dans la province de Hainaut. On n'en saura pas plus, y a-t-il un quelconque lien avec le meeting d'André Renard qui se tient le même jour à La Louvière et où sera lancé le mot d'ordre du fédéralisme ou bien cela visait-il la rumeur d'une prise de la ville de Mons par les grévistes borains ? Le conseil revient, une dernière fois, sur la grève le 20 janvier 1961, le Premier Ministre constate que « la grève générale est virtuellement terminée et que, d'une façon générale, l'attitude décidée du gouvernement a été appréciée (...) Cette grève aura toutefois des conséquences considérables, tant sur le plan économique, social et financier que sur le plan politique ». Moins d'un mois plus tard, la coalition chrétienne-libérale implosait et des élections législatives anticipées amenèrent au pouvoir le gouvernement Lefèvre-Spaak, coalition du CVP-PSC et du PSB-BSP, il ne s'agissait là qu'une des conséquences politiques immédiates de la grande grève, les autres dépassent le cadre du présent article.
La répression de la grève dans la fonction publique
Le 29 janvier 1960, la fonction publique avait déjà connu une grève nationale de 24 heures, le conseil des ministres avait alors adopté le 12 février suivant une série de mesures comme la privation de traitement, le déclenchement de procédure disciplinaire pour les agents coupables de sabotage ou ayant entravé la liberté de travail. Il va donc utiliser à nouveau celles-ci à grande échelle au cours de l'hiver 1960-1961.
Sur la question du droit de grève dans la fonction publique, le Ministre de l’Intérieur reconnaissait encore le 22 décembre 1960 devant le Sénat que « aucun texte de loi, aucun arrêté réglementaire n’a reconnu le droit de grève à ces agents. Mais aucun texte, je dois le reconnaitre aussi, ne l’interdit explicitement. » 3 Mais deux jours plus tard, pour le gouvernement Eyskens, les choses sont claires, le droit de grève n’existait pas dans la fonction publique, il n’est pas reconnu par le statut des agents de l’Etat adopté en 1937 4 et est en contradiction avec le principe de la continuité nécessaire des services dus par les fonctionnaires et agents de l’Etat. A l'issue de la grève le Ministre de la Fonction publique confirma, le 24 janvier 1961 devant les députés, cette vision des choses tout en contournant subtilement la question centrale. Après avoir examiné les diverses situations dans les pays occidentaux, il déclarait que « La question posée sur le terrain de l’existence ou du refus du droit de grève n’est pas très bien posée puisque ceux qui admettent pareil droit, ceux qui le refusent et ceux qui doutent agissent tous de même pour sanctionner disciplinairement les fautes commises par les fonctionnaires à l’occasion des grèves » 5 Est ainsi, selon lui, fautif une grève à l’armée, dans les services de la police ou exerçant des fonctions de sécurité et d’hygiène. Il en va de même pour la grève chez les agents de l’Etat qui participent à l’action gouvernementale, c'est-à-dire les fonctionnaires supérieurs et leurs agents d’exécution qui les assistent. La grève des agents de n’importe quel service qui créeraient par leur abstention « prolongée » une situation intolérable pour les autres citoyens est, elle aussi, punissable. Enfin, Pierre Harmel révèle le fond de la pensée du gouvernement : « Jamais et dans aucun pays, on n’a admis que l’Etat dans ses services se dresse contre l’Etat dans son autorité (…) En d’autres termes, la grève politique des fonctionnaires ne saurait jamais être admise. » 6 Il est à noter que le droit de grève dans la fonction publique ne sera juridiquement consacré qu’en 1990 avec la ratification par la Belgique de la Charte sociale européenne du Conseil de l’Europe.
Dès le 24 décembre 1960, le conseil des ministres adopta donc une rafale de mesures à l'encontre des fonctionnaires, la CGSP constitue en effet l'un des fers de lance des actions de grève entamées depuis le 20 décembre, elle fut même la seule centrale de la FGTB qui adopta le 22 décembre 1960 un mot d'ordre national de grève. Tous les agents qui, à partir du 20 décembre, se sont absentés sans autorisation ou sans justification sont privés de traitement et ce sans préjudice d'éventuelles sanctions disciplinaires. Pour les agents qui se sont livrés à des actes de sabotage ou qui ont apporté une entrave réelle à la liberté de travail, ouverture immédiate, conformément au statut des agents de l'Etat, de procédures disciplinaires pouvant aller jusqu'à la révocation 7.
Le social-chrétien Pierre Harmel, en tant que Ministre de la fonction publique, transmet les instructions suivantes aux dirigeants des ministères et parastataux : plus aucune absence n'est autorisée et plus aucun congé syndical n'est accordé, une liste quotidienne par services des absences doit être transmise au secrétariat général des départements 8 et, enfin, toutes les dispositions nécessaires doivent être prises par le fonctionnaire local le plus élevé en grade pour assurer la liberté du travail et l'accès du public, y compris en recourant aux forces de l'ordre. Ces mesures visent bien sur à casser la participation des agents de l'Etat au conflit en cours. Le 30 décembre 1960, Harmel fait rapport à ses collègues sur la suspension du paiement du traitement des agents grévistes et la suspension préventive par mesure d'ordre 9, avec privation totale de traitement, des fonctionnaires généraux en grève et des agents ayant commis des actes de sabotage. Lors du conseil suivant qui a lieu le 9 janvier 1961, le gouvernement décide que, sans préjudice d'éventuelles sanctions disciplinaires, la procédure de suspension préventive par mesure d'ordre, avec privation totale de traitement, sera entamée à l'égard des membres du personnel enseignant qui n'auront pas repris leurs fonctions au 10 janvier.
Un comité ministériel restreint (CMR) 10 est mis en place, il devra formuler des propositions concernant les sanctions à prendre contre les agents de l'Etat ayant fait grève. Le 13 janvier 1961, le conseil examine les propositions formulées par le CMR présidé par la Ministre Vreven. Il est proposé, en premier lieu, d'étendre la suspension préventive prise à l'égard des enseignants à tous les agents de l'Etat et des services publics. Le recours à la procédure de démission d'office, prévue par l'article 107 du statut, à l'encontre de tous les agents s'étant absentés sans motif valable plus de dix jours est ensuite proposé. Le conseil va écarter cette dernière proposition radicale mais décida, dans le respect de la procédure réglementaire normale, la suspension préventive par mesure d'ordre, avec privation totale du traitement, par les chefs de département de tous les agents de l'Etat et des services publics qui n'auront pas repris leurs fonctions à la date du 16 janvier 1961. Cette suspension ne sera exécutoire qu'au moment où l'agent concerné se présente à nouveau au travail. Le conseil se penche ensuite sur les sanctions disciplinaires. Pour ce qui concerne le personnel enseignant, le CMR propose que pour les chefs d'établissement, le personnel et les agents ayant commis des actes de sabotage ou ayant participé à des piquets de grève, les sanctions devraient aller du déplacement ou de la suspension disciplinaires à la rétrogradation. Dans les autres cas, sauf exception, elles iraient du blâme à la réduction de traitement. Les agents de l'Etat, les fonctionnaires généraux ou membres des conseils de direction ayant participé à la grève devraient recevoir, au minimum, une suspension disciplinaire de huit jours. Mais le conseil est conscient que le statut des agents de l'Etat prévoit toute une série de formalités et consacre le principe de la gradation de la sanction en fonction de la gravité des faits, il ne peut donc pas prendre des décisions générales et préalables qui pourraient vicier les procédures disciplinaires. Toutefois, il est demandé aux ministres d'entamer, sans délai, celles-ci devant les conseils de direction des différents départements ministériels. Le CMR se réunira une fois que les chefs de département seront en possession des dossiers individuels. Le 20 janvier 1961, alors que la grève se termine, le Ministre de la fonction publique fait un dernier rapport à ses collègues.
Il rappelle les mesures prises : privation de traitement pendant les jours de grève, mesure d'ordre de suspension préventive, procédure disciplinaire. Le conseil décide que les retenues sur traitement doivent être appliquées au plus tôt ; si possible dès le 1er février 1961, que les agents coupables de sabotage doivent être immédiatement déférés au parquet et suspendus par mesure d'ordre sans traitement et qu'enfin les sanctions disciplinaires doivent être prise sans délai contre les fonctionnaires généraux et chefs d'établissement ayant pris part à la grève et à l'égard des agents ayant entravé la liberté de travail. Chaque Ministre rapportera le relevé des mesures prises dans son département au Ministre de la Fonction publique.
L'analyse des archives de divers départements et services publics concernés (ministères, parastataux, administrations communales et provinciales, etc.), si elles ont subsisté, permettrait peut-être de déterminer le nombre d'agents sanctionnés, y compris les fonctionnaires généraux, à l'issue des grèves et le degré de la sanction prise, cela rendrait plus aisé l’appréciation globale de l'effectivité des mesures prises par le gouvernement Eyskens. Les papiers du Ministre de la Fonction publique, Pierre Harmel, donnent une indication de la mise en œuvre de ces mesures, et ce, chose étonnante jusqu’à la veille des élections du 26 mars 1961. Dans une lettre au Premier Ministre datée du 15 février 1961, Harmel l’informe que, renseignements pris auprès des cabinets ministériels, pour l’ensemble des Ministères, des corps spéciaux (à l’exception de l’enseignement) et des Parastataux (à l’exception des administrations provinciales et communales), la moyenne journalière fut de 23.499 grévistes pendant les jours où la grève atteignit son point culminant. 27 161 retenues sur traitement ont été opérées, 71 cas de mise en suspension préventive ont été signalés, 243 dossiers disciplinaires ont été ouverts et 64 fonctionnaires ou agents font l’objet de poursuites pénales 11. Cela nous donne une première idée de l’étendue de la répression, même si deux des principaux employeurs publics, l’enseignement de l’Etat et la fonction publique locale, sont absents de ce relevé. Cela ne permet pas non plus de déterminer le nombre de fonctionnaires généraux suspendus par mesure d’ordre, une première analyse rapide des papiers donne à penser que, outre la Fonction publique, trois départements seraient concernés : la Santé publique, l’Emploi et le Travail et la Prévoyance sociale 12.
La mécanique répressive était la suivante, le Ministre de la Justice transmettait à son collègue de la fonction publique des listes de noms de fonctionnaires ou agents portés à sa connaissance par les parquets, ce dernier les transmettait ensuite aux ministres de tutelle en vue d’une procédure disciplinaire éventuelle. Il m’est impossible de déterminer si les papiers du Ministre Harmel 13 ont été intégralement conservés à ce sujet, son dernier courrier est en tout cas daté du 24 mars 1961, les dossiers sont issus de six départements et visent, au total, 28 personnes 14, celles-ci ne devant probablement pas recouper les 243 fonctionnaires comptabilisé dans la lettre du 15 février 1961 au Premier Ministre mentionnée précédemment. Le fait que ces listes proviennent d’un nombre limité de parquets 15 explique peut-être le faible échantillon recueilli, la grève est en effet terminée depuis le 23 janvier, les procédures judiciaires prenant habituellement plusieurs mois, un éventuel afflux massif de dossiers n’a pu se produire, au plus tôt, que vers la fin de 1961. Il n’est toutefois pas inintéressant d’examiner d’un peu plus près ces quelques dossiers. Pour l’essentiel, les faits reprochés concernent la participation à des piquets de grève ayant constitué une atteinte à la liberté de travail ou d’enseignement. C’est le cas des 10 enseignants repris par le parquet de Nivelles, dans l’un des cas, il est même précisé que c’est un meneur qui a pris part à de nombreux meetings contre la loi unique et qu’il y a prôné le fédéralisme… Parmi les dossiers transmis au Ministre de l’Intérieur, on trouve les cas de deux Bourgmestres (St-Georges sur Meuse et Villers-la-Ville), du receveur communal de Tubize, du commissaire de police-adjoint de Strépy-Bracquegnies et d’un garde-champêtre, tous pour avoir encouragé, en acte ou en parole, la grève ou entravé la liberté de travail en prenant part à des piquets de grève ou en « poussant » des travailleurs non-grévistes à cesser le travail. Pas de cas de sabotage ou d’atteinte à des biens privés ou publics, les atteintes aux personnes sont, en général, des faits d’outrages ou des injures proférées par des participants à des piquets de grève envers des travailleurs non-grévistes. Les papiers de Pierre Harmel contiennent, en plus de ces 28 personnes, le nom des deux agents des chemins de fer qui lui ont été communiqués ainsi qu’au Ministre des Communications par le député PSC de Dinant, Mathieu Jacques. On peut y lire que l’un « s’est déjà signalé par ses innombrables excès lors de la question royale et que son déplacement hors de la région serait plus que souhaitable », quand à l’autre son attitude « en début de carrière promet pour l’avenir » il a en effet fait déplacer des wagons pour bloquer les voies et ordonné à un cabinier d’abandonner son poste de travail. Les intérêts politiques locaux ne sont donc jamais très loin, Pierre Harmel ne semble pas avoir transmis le nom de ces deux personnes à son collègue en charge des Communications…
Deux derniers éléments doivent être pris en compte, la direction de la SNCB s'engagea à ne prendre aucune sanction dans tout le pays suite à une grève générale de 24 heures le 25 janvier 1961 16 des cheminots, en particulier des régionales du Centre et de Charleroi. Le cabinet de Pierre Harmel confirma en outre, début février 1961, aux dirigeants de la CGSP que le gouvernement ne prendra aucune mesure générale à l’encontre des fonctionnaires grévistes.
Le gouvernement Lefèvre-Spaak va modérer l'approche répressive adoptée jusque là. Même si les jours d'absence restent non rétribués, sur proposition des Ministres de la fonction publique et de la Justice, la coalition chrétienne-socialiste décida, le 19 mai 1961, de lever les sanctions prononcées pour absence au cours de la grève après examen individuel de chaque dossier par le ministre compétent. Les agents dont la sanction aura été levée ne subiront aucun retard dans leurs augmentations barémiques périodiques et dans l'avancement de leur carrière. Si l'absence était assortie de faits tels que participation à des piquets de grève ou à des actes de violences, les ministres communiqueront la nomenclature des cas et des circonstances, les ministres de la fonction publique et de la justice pourront alors soumettre à leurs collègues des normes générales auxquelles se conformer. Je n'ai pas trouvé trace de telles normes générales dans les procès-verbaux du conseil des Ministres. Il faut signaler que, les 26 juin et 17 octobre 1961, le comité national de la CGSP exigera du nouveau gouvernement le retrait de toutes les sanctions administratives et, d'autre part, l'amnistie générale pour toutes les condamnations résultant de la grève. Une des conséquences de la grande grève pour les fonctionnaires fut l'adoption de l'arrêté royal du 1er juin 1964 relatif à la suspension des agents de l'Etat dans l'intérêt du service. Celui-ci encadre de certaines garanties la procédure qui fut utilisée lors de la grande grève, notamment en prévoyant une audition préalable de l'agent, la mise en place d'une chambre de recours, un réexamen trimestriel de la suspension, un recours devant le conseil d'Etat et surtout en ne permettant plus une suspension intégrale par l'autorité du traitement de l'agent 17.
Conclusions
Ces documents mettent clairement en évidence la violence des événements de l'hiver 1960-61, le gouvernement lui-même considéra, en tout cas durant les deux premières semaines du conflit, que la survie des institutions et de l'unité de la Belgique étaient en jeu. Ils montrent aussi clairement que le gouvernement fit, dès le départ, le choix d'une approche répressive. C'est une lutte à mort qui s'engagea tant du côté du gouvernement que des grévistes et, ce qui est plus important, elle est perçue comme telle par les protagonistes de cette crise majeure de la Belgique d'après-guerre. J'espère que cet éclairage poussera les recherches sur les mécanismes et l'étendue de la répression. Plusieurs milliers de personnes furent arrêtées administrativement ou écrouées. La lecture de Combat, hebdomadaire lancé en janvier 1961 par Renard, donne quelques indications sur l'ampleur du phénomène. Dans le numéro 4 daté du 26 janvier 1961, il est fait mention de 70 personnes toujours détenues à la prison de Charleroi. Le CCRW (Comité de coordination des Régionales Wallonnes de la FGTB qui dirigea la grève), réuni à St-Servais dénonce le 22 février 1961 «la hargne de la réaction qui continue à frapper les grévistes de peines d'emprisonnement extrêmement sévères et de sanctions professionnelles scandaleuses et inadmissibles. » 18 Le courrier des lecteurs de l'hebdomadaire publiera le témoignage d'une personne ayant réussi un concours de recrutement du Ministère des Finances, mais dont la candidature sera refusée suite à une condamnation encourue durant la grève. A. D. de Bruxelles, a en effet été emprisonné le 3 Janvier 1961 et fait 24 Jours de détention préventive avant d'être ensuite condamné le 20 février suivant à 15 jours de prison pour port d'objet dangereux 19. Je n'ai pas trouvé de relevé précis du nombre de poursuites ouvertes par les parquets et de condamnations pénales prononcées, j'ai même l'impression que cette question est souvent ignorée par les ouvrages consacrés à la grande grève que j'ai pu consulter. Il est possible toutefois d'avoir une première estimation. Lors de la discussion en mars 1963 devant la commission de la Justice de la Chambre du projet de loi qui deviendra la loi du 7 juin 1963 relative a l'effacement de certaines condamnations prononcées pour infractions commises au cours des grèves du 20 décembre 1960 au 23 janvier 1961, le Ministre de la Justice Pierre Vermeylen donna les précisions suivantes aux commissaires. 935 condamnations ont été prononcées, les cours d'appel ont condamné 28 personnes à des peines de 1 mois et moins et 66 personnes à des peines d'emprisonnement supérieures à 1 mois. Pour ce qui concerne les tribunaux correctionnels, le nombre de personnes condamnées est respectivement de 507 et de 334. Un certain nombre d'affaires étaient toujours pendant devant les cours d'appel et aucune mesure de grâce n'avait encore été prise par la Roi 20. Le gouvernement refusa le principe d'une amnistie collective au profit d'un effacement, par arrêté royal individuel, ayant pour effet la réhabilitation des personnes condamnées à des amendes ou à des peines d'1 mois d'emprisonnement au plus. Les peines supérieures à 1 mois pouvant être quant à elles ramenées à 1 mois par voie de grâce ou de remise commuées en une amende ou réduites à 1 mois, les personnes concernées pouvant alors bénéficier du premier mécanisme instauré par cette loi.
- 1. www.arch.be
- 2. Lilar (Justice), Harmel (Fonction publique), Gilson (Défense), Segers (Communications), Urbain (Emploi et Travail), Van Der Scheuren (Affaires Economiques)
- 3. Senat, SO 1960-1961, Annales parlementaires N°7, séance du 22/12/1960, interpellation de M. Machtens sur la grève du personnel communal. Le Ministre de l’Intérieur ajouta même que « L’Etat n’a-t-il pas doté son personnel d’un statut syndical ? S’il a permis l’association de ses agents dans les organisations syndicales, peut-il encore leur interdire d’appuyer leurs revendications par le moyen le plus puissant dont dispose normalement toute organisation professionnelle, à savoir la grève ? Je me refuse d’y répondre, mais il me faut admettre que la question est ouverte. »
- 4. article 7 les fonctionnaires ne "peuvent suspendre l'exercice de leurs fonctions sans autorisation préalable"
- 5. Chambre, SO 1960-1961, Annales parlementaires N°24, séance du 24/1/1961, interpellation de M. Brouhon
- 6. Chambre, SO 1960-1961, Annales parlementaires N°24, séance du 24/1/1961, interpellation de M. Brouhon
- 7. Dans l'ordre croissant de gravité, les sanctions disciplinaires prévues par le statut des agents de l'Etat sont : le rappel à l'ordre, la réprimande, le blâme, la retenue de traitement, le déplacement disciplinaire, la suspension disciplinaire, la réduction de traitement, la régression barémique, la rétrogradation, la démission d'office, la révocation
- 8. A titre illustratif, le Ministre de la Santé publique et de la Famille, le CVP Paul Meyers communique par lettre datée du 27/12/1960 à son collègue le relevé des absences dans son département. Au Ministère, 91 fonctionnaires absents sur un effectif de 787. Pour les Parastataux, à l’Institut National d’Education Physique et des Sports, le secrétaire général socialiste est en grève, 59 absents sur un effectif de 75 ; à l’Œuvre Nationale des Anciens Combattants (administration centrale), 24 absents sur un effectif de 165 ; à l’Œuvre Nationale des Invalides de la Guerre (administration centrale), 40 absents sur un effectif de 160 ; à la Société Nationale des Distributions d’Eau, le directeur général socialiste communique que 2/3 de l’administration centrale est en grève et que le fonctionnement des postes vitaux serait assuré en accord avec la FGTB ; à l’Institut National du Logement 30 absents sur un effectif de 45 ; à la Société Nationale du Logement, aucune absence sur un effectif de 163 ; même situation à l’œuvre Nationale de l’Enfance sur un effectif d’environ 2000 ainsi qu’à la Société Nationale de la Petite Propriété Terrienne sur un effectif de 80 personnes. Parmi ces absences se trouvent probablement des fonctionnaires n’ayant pu rejoindre leur lieu de travail en raison de la grève dans le domaine des transports. Cela donne, selon les administrations concernées des taux de participation à la grève allant de 0% à 78% du personnel, difficile d’aller au-delà de cette simple constatation. Voir AGR, Papiers Pierre Harmel, farde N°483
- 9. Une mesure d'ordre ne constitue pas une sanction disciplinaire, elle est prévue par l'article 102 du statut des agents de l'Etat, elle est prise unilatéralement par l'autorité qui exerce le pouvoir de nomination, l'agent est considéré comme en activité de service et elle n'a pas forcément pour conséquence une sanction disciplinaire. L'agent n'a d'ailleurs accès aux voies de recours prévues pour les procédures disciplinaires que si la suspension est supérieure à trois mois.
- 10. Président : Vreven (Coordination des reformes institutionnelles), membres : Harmel (Fonction publique), Vanaudenhove (Travaux publics), Meyers (Santé publique), Moureaux (Instruction Publique), De Gryse (PTT)
- 11. AGR, Papiers Pierre Harmel, farde N°424
- 12. AGR, Papiers Pierre Harmel, farde N°479, lettre du 4/1/1961 du chef de cabinet du Ministre invitant ses trois collègues à une réunion, le lendemain, pour examiner toutes les mesures touchant à cette question.
- 13. AGR, Papiers Pierre Harmel, fardes N°512 à 517
- 14. un agent de la CGER communiqué au Ministre des Finances, aucun au Ministre de l’Agriculture, un seul au Ministre des Affaires économiques attribué initialement, par erreur, au Ministre des Travaux publics, neuf au Ministre des Communications, cinq au Ministre de l’Intérieur, douze au Ministre de l’Instruction publique
- 15. Nivelles qui à lui seul communique 13 noms, Tournai qui en communique 7, Mons, Huy et un parquet de Flandre-Occidentale
- 16. J.Neuville & J. Yerna : Le choc de l'hiver 60-61, POL-HIS, Bruxelles 1990, p.122
- 17. Maximum 1/5 du traitement de l'agent ou avoir pour effet de percevoir un traitement inférieur au montant de l'allocation de chômage auquel il aurait droit s'il était salarié dans le secteur privé
- 18. Combat n°8 du 23/2/1961
- 19. Combat n°30 du 3/8/1961
- 20. DOC PARL, Chambre, S.O. 1961-1962, N°423/5, rapport de la Commission, 28 mars 1963
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