Grandes manoeuvres de bipolarisation : fédéral et Wallonie

Toudi mensuel n°58, juillet 2003

Il y a quelques mois à peine, dans le numéro spécial de TOUDI, intitulé Une Wallonie en avance sur son image, nous évoquions l’évolution progressive du paysage politique wallon vers une forme de bipolarisation. À l’aune des résultats des élections législatives du 18 mai dernier, nous aimerions reprendre quelques éléments déjà évoqués dans divers articles.

Le paradoxe : s’allier pour éliminer la concurrence

Nous écrivions donc que, depuis la fin des années 80, les libéraux, essentiellement depuis le retour à la présidence de Louis Michel, s’étaient recentrés, ce recentrage ayant abouti à la création d’un grand pôle « libéralo-conservateur » sous la forme du Mouvement Réformateur (MR).Le PS, de son côté, essentiellement depuis l’arrivée à sa tête d’Élio Di Rupo, outre la modernisation de son fonctionnement interne, posa divers jalons en vue de la constitution d’un pôle « progressiste », ou de « convergence(s) des gauches », où il serait l’élément clé.

Élio Di Rupo a imposé progressivement l’abandon d’un certain « ouvriérisme » et de la radicalité de discours au profit d’un progressisme répondant mieux à un nouvel électorat où dominent les cols blancs tout en ne négligeant pas d’améliorer les relations de son parti avec la FGTB. Dans ce contexte, l’alliance entre PS et PRL en 1999 n’était guère surprenante, celle-ci leur permettant d’accélérer la bipolarisation en marginalisant le PSC. Seul l’excellent score d’ÉCOLO en Wallonie et à Bruxelles, lors des élections de 1999 empêcha la réalisation totale de ce scénario partagé. Obligé de se repositionner « idéologiquement » entre le marteau socialiste et l’enclume libérale, la famille « chrétienne » par le biais, d’une part, de la transformation du PSC en CDH confirma son passage du centre vers le centre-gauche, et, d’autre part, la création du CDF acheva d’isoler son aile conservatrice. Restait donc ÉCOLO, refusant toute bipolarisation qui mettrait en danger son « indépendance », il se retrouvait dans une situation délicate. Bien qu’il soit perceptible depuis longtemps, ÉCOLO n’a pris aucune réelle initiative pour accompagner ce mouvement de bipolarisation, s’abritant derrière le traditionnel discours du « ni droite, ni gauche, mais différent ». Évidemment, en politique, si l’on ne veut pas subir les événements, il faut les provoquer, c’est ce qu’en politiques habiles, Élio Di Rupo et Louis Michel ont fait depuis juin 1999 ! Lors de notre précédent article, nous avions conclu que le mouvement de bipolarisation de la vie politique wallonne ne pouvait être arrêté et que, le pôle « libéralo-conservateur » étant établi avec la création du MR, l’enjeu des prochaines élections serait l’articulation du pôle progressiste, la dominance du PS était certaine, mais la force de cette dominance apparaissait encore incertaine. La forme finale du mouvement de bipolarisation dépendait, selon moi, de l’attitude future d’ÉCOLO et du CDH, ces deux partis devant prendre une initiative, sinon il était probable que la prochaine coalition serait PS-MR, ces deux partis pouvant alors accélérer le mouvement de bipolarisation dont ils escomptent être les grands bénéficiaires.

Les dernières élections confirment

Au soir du 18 mai, comment se présente le paysage politique wallon? Sans aucun doute possible, le MR et le PS sont sortis considérablement renforcés du scrutin, bien aidés en cela par l’instauration de circonscriptions provinciales pour la Chambre. ÉCOLO a payé très lourdement le prix de son « isolationnisme » idéologique, le CDH a sans doute assuré son existence pour les années à venir. Le PS, en une soirée se retrouve près de ses résultats de 1991 avec, pour la Chambre1, plus de 36,4% des suffrages et une augmentation de plus de 7% par rapport à 1999. Si l’on regarde ce chiffre de plus près on s’aperçoit qu’il se renforce de 5,1 à 6,5% dans toutes les provinces de Wallonie, mais de plus de 9% dans le Hainaut. Cet excellent résultat hennuyer est évidemment la base du succès socialiste, c’est en effet là que le PS perdait le plus de suffrages, élections générales après élections générales depuis 1991. Plus importante circonscription wallonne, le score du Hainaut était en effet déterminant pour l’issue des élections.

L’échec relatif du MR dans le Hainaut est la raison de la non réalisation du rêve de Louis Michel de voir le MR premier parti de Wallonie. En effet, le MR progresse entre 2,2% et 6,4% dans les 4 provinces wallonnes mais seulement de 1,3% dans le Hainaut. On peut donc dire que l’implantation, ou le retour à ses racines, d’Hervé Hasquin ne fut guère réussi, son score personnel étant peu impressionnant, à l’exact opposé de ceux de Didier Reynders pour la province de Liège ou de Charles Michel pour le Brabant wallon.

Il faut toutefois reconnaître qu’en dehors de cette déception hennuyère, le MR peut être très satisfait de ses résultats wallons. Il est à noter que si le PS progresse de manière quasi parallèle en Wallonie et en Région bruxelloise, le MR s’y maintient comme premier parti, mais y progresse peu, son succès est donc essentiellement liégeois et nivellois. De là à en espérer un renforcement de la teinte wallonne du parti, il y a là plus qu’un pas à franchir.

Venons-en au CDH qui, lui aussi, peut être satisfait du résultat final avec ses 15,4% en Wallonie2, il ne perd que de 0,8% à 2,6% (Hainaut) des suffrages et conserve finalement quasi intégralement son réservoir électoral, la présence du CDF l’ayant empêché de réaliser un résultat équivalent à celui de 1999. Ce résultat ne doit néanmoins pas cacher le fait que ce parti est actuellement condamné à être plus spectateur qu’acteur du jeu politique wallon. En effet, le CDH n’est plus actuellement qu’une force d’appoint soit pour le PS (mais celui-ci pourrait lui préférer un ECOLO affaibli), soit pour le MR. Toutefois, dans ce dernier cas, cette coalition n’est pas actuellement majoritaire tant en Wallonie qu’en Région bruxelloise. En outre, le MR pâtit beaucoup plus que le PS de la persistance du CDH. En dehors du vote contestataire d’extrême droite, le seul réservoir électoral subsistant pour le MR, s’il veut rattraper le PS, est bien celui du CDH et du CDF. Le MR est donc beaucoup plus demandeur que le PS de la poursuite de la coalition actuelle purgée de son élément vert, tant au niveau fédéral que wallon, seule cette configuration pouvant hypothétiquement conduire à une marginalisation du CDH à son profit.

Une coalition PS-CDH en Wallonie? Les Verts victimes de la bipolarisation

On serait donc Élio Di Rupo, on ne négligerait pas, d’entrée de jeu, en juin 2004, une coalition avec le CDH au gouvernement wallon. Ce retour aux affaires de la famille chrétienne empêchant les intérêts qu’elle représente toujours dans la société civile de se tourner vers le MR. Posons toutefois une hypothèse osée : le CDH s’il veut sortir de sa position passive doit s’allier, se cartelliser, soit avec le MR, soit avec le PS et soit finalement avec ÉCOLO ? Nous allons y revenir après avoir analysé rapidement le triste sort des « verts ».

Il faut reconnaître qu’un tel effondrement électoral est unique en l’espace d’une législature, dans des circonstances similaires de participation au gouvernement. Le PCB, entre les élections de 1946 et 19493, et le RW, entre celles de 1974 et 1977, n’ont pas connu un tel revers. En Wallonie, Écolo perd près de 11% des suffrages par rapport à 1999, et il n’y a guère de variation entre la Chambre et le Sénat, entre les provinces wallonnes mais aussi pour ce qui concerne la Région bruxelloise. Il y a sans doute de nombreuses raisons conjoncturelles à cette gifle (Francorchamps, les vols de nuit, le fait de lier son sort à celui d’Agalev, la redynamisation et le rajeunissement du PS mené par Di Rupo, etc.). Et l’on peut parier que chacun mettra en avant celles qui lui conviennent le mieux, mais il nous semble qu’il y a à tout le moins une raison structurelle qui est la bipolarisation actuelle du paysage politique. Nous avons utilisé précédemment l’expression « isolationnisme idéologique » pour qualifier l’attitude d’ÉCOLO. Je pense qu’en refusant d’aller au-delà de simples convergences avec le PS, sans doute en raison du rejet, voire parfois de la haine du PS et de ce qu’il représente « historiquement» pour certains membres et dirigeants d’ÉCOLO, les nombreux électeurs orientés à gauche qui avaient rejoint ce parti depuis 1995 auront préféré se (re)tourner vers le PS qui s’est intelligemment présenté comme le seul barrage solide à la droite, sous-entendu libérale et flamande. Ce que, malgré tout, il est réellement. Donc l’image et les faits correspondaient : d’où la confiance retrouvée des électeurs de gauche vis-à-vis du PS. En fait, les choses sont simples pour ÉCOLO.

Des cartels pour le CDH et ÉCOLO

S’il veut être à nouveau acteur de la vie politique et non une simple force d’appoint, il doit rompre son isolement et donc se mettre en cartel, ce qui ne veut nullement dire fusion avec un autre parti. Un rapprochement avec le MR serait contre-nature. Restent donc le PS et le CDH. Posons-nous la question : est-ce qu’un cartel avec le CDH ne passerait pas mieux « culturellement» en Wallonie ? Mais est-ce qu’un cartel avec le PS ne passerait pas mieux en Région bruxelloise ? Même si ÉCOLO et le CDH ont atteint probablement un score plancher en Wallonie, même s’il faut prendre en compte l’effet d’entraînement et de mobilisation, mais parfois de rejet de tout cartel, comme ce fut le cas pour SP.A-SPIRIT, ces deux partis « cartellisés » seraient en tête pour le Luxembourg, talonneraient le PS comme deuxième parti du Brabant wallon, ne seraient pas très loin du MR comme deuxième parti du Hainaut et de Namur. Pourquoi mettre en avant cette hypothèse? Tout simplement parce que, avec le PS, le rapport de force en Wallonie serait trop défavorable pour ÉCOLO, qui recueille environ 7 fois moins de suffrages que le PS en Hainaut, 5 fois à Liège, 4 fois à Namur, etc.

En outre, le PS a-t-il encore intérêt à se cartelliser avec ÉCOLO, s’il confirme ses résultats l’année prochaine ? Notons que ce cartel CDH-ÉCOLO, allié au MR, pourrait être à même de renvoyer le PS sur les bancs de l’opposition à Namur, même si cette coalition serait idéologiquement instable comme le fut l’arc-en-ciel. La situation est tout autre à Bruxelles, où cartellisés, le PS et ÉCOLO dépasseraient sans doute le MR comme premier parti de la Région, une coalition avec le CDH pouvant même être majoritaire en sièges au conseil régional.

Les affrontements entre son aile wallonne et bruxelloise ayant toujours agité à divers degré ÉCOLO, nous nous demandons vraiment comment ce parti pourra reprendre l’initiative. Continuer seul apparaît comme l’unique moyen de ne pas se déchirer entre verts wallons et bruxellois, comme au milieu des années 80. Mais quel en sera le prix électoral en juin 20044 ? Toutefois, l’absence d’une réforme électorale similaire au niveau wallon à celle pratiquée au niveau fédéral, pourrait permettre à ÉCOLO de mieux s’en sortir. Mais une fois la coalition PS-MR en place, nous ne voyons guère ce qui pourrait empêcher une telle réforme.

Terminons enfin ce tour d’horizon par la montée de l’extrême droite «populiste». La hausse continue du Blok a fait oublier à certains commentateurs que c’est toujours en Flandre qu’elle progresse le plus pour atteindre les 18% des suffrages. En Région bruxelloise, si l’on additionne toutes les listes de cette couleur (Blok, FN, FNB, Nation, etc), les 10% des suffrages sont atteints. Pour la Wallonie, on se trouve autour de 6,5%5. Pour ce qui est de la Wallonie, plusieurs choses doivent être prises en compte. Même si on l’avait oubliée depuis les scrutins de 1999 et les communales de 2000, l’extrême droite, essentiellement le FN, existait toujours avec 3 à 4% de l’électorat.

Sa poussée globale est faible (+ 1,5%), elle est d’environ de 1,2% pour le Brabant wallon, Namur et le Luxembourg mais de 1,5% à Liège et, surtout, de 1,8%6 dans le Hainaut, seule circonscription où il dépasse la seuil électoral des 5% en recueillant 7,2% des suffrages7. Au sein même du Hainaut, il y a une grande disparité, la moyenne provinciale pour l’ensemble de l’extrême droite est proche des 9%. Mais le FN progresse plus que sa moyenne « provinciale » pour les sous- régions de Mons-Borinage8, Charleroi9 et Mouscron10. Difficile de tirer actuellement des remarques générales, la situation économique est quasi la même dans l’ex-sillon Haine-Centre-Sambre. On peut juste constater que le FN est revenu là à peu de choses prés à son niveau de 1995 qui était son second meilleur résultat après celui de 1994 (européennes et communales). Les sous-régions résistant le mieux vont du Tournaisis à Enghien en passant par le pays des Collines (Frasnes, Flobecq, Lessines). Il faut aussi noter que pour l’ensemble du Hainaut, l’abstention est de 10% et que les suffrages blancs et nuls atteignent aussi les 10%, dans les deux cas, des chiffres supérieurs à ceux des autres provinces wallonnes11.

Bipolarisation renforcée

En guise de conclusion, nous ne pouvons que constater un renforcement de la bipolarisation en Wallonie. C’est aussi le cas dans une mesure moindre en Flandre où la prochaine étape dans la constitution du pôle progressiste sera l’ajout d’Agalev au cartel SP.A-SPIRIT. Évidemment, les choses sont plus complexes à Bruxelles, mais un même mouvement semble se manifester parmi les partis francophones. S’il confirme son résultat en juin 2004, le PS sera véritablement le maître du jeu de l’après/élection. Nous pouvons dire qu’à ce moment, il aura moins d’intérêt que précédemment à s’allier au MR. Le statu quo par rapport aux résultats de mai 2003 est idéal pour le PS, il devra surtout veiller à ce qu’aucun rapprochement n’ait lieu entre le CDH et le MR, ou à renforcer la marginalisation du CDH, la persistance d’un parti au centre étant sa meilleure garantie contre un très hypothétique « dépassement » par le MR qui se rapproche probablement de plus en plus de son plafond électoral. La question de la coalition à la Région bruxelloise risque, en tout cas, d’influer sur celle qui sera mise en place à Namur. Car, à Bruxelles, MR et PS sont clairement en compétition et donc dans une logique d’affrontement, celle-ci déterminant par ricochet la coalition devant diriger la Communauté française, Communauté que le PS a tout intérêt à affaiblir au bénéfice de la Région Wallonne. La subsistance de la Communauté est en effet le meilleur moyen pour le MR de forcer les portes du gouvernement wallon dont il ne pourrait écarter le PS qu’au moyen d’une tripartite avec ECOLO et le CDH, d’où l’importance pour le PS de ses relations futures avec ces deux derniers partis.

  1. 1. En raison de la présence d’un nombre moindre de listes, les tendances dégagées à la Chambre sont identiques, mais légèrement accentuées pour le Sénat. Nous nous concentrerons sur les résultats de la Chambre en raison de la maigre influence politique réservée par la Constitution belge au Sénat, sa probable transformation en Conseil des Régions et des Communautés faisant en outre des élections de mai 2003, très probablement, les dernières pour cette assemblée.
  2. 2. Il progresse toutefois d’un demi pourcent en Région bruxelloise.
  3. 3. Les ministres PCB quittent toutefois le gouvernement dès février 1947, le RW voit , quant à lui, en 1976 une partie de ses dirigeants et élus le quitter et fonder le PRLW.
  4. 4. L’existence de circonscriptions électorales plus petites pour le Parlement wallon pourrait atténuer une quelconque dégringolade d’ÉCOLO qui normalement devrait légèrement rebondir par rapport à 2003.
  5. 5. Pour le Sénat, ce chiffre tombe à 6%.
  6. 6. Mais + 2,6% pour le Sénat.
  7. 7. Le seuil des 5% est franchi dans 19 cantons sur 32.
  8. 8. Cantons de Boussu, Dour, Frameries, Mons, Lens.
  9. 9. Cantons de Charleroi, Châtelet, Fontaine-l’Évêque.
  10. 10. Canton de Mouscron où il faut noter là que l’extrême droite dépasse les 12% et Canton d’Estaimpuis, celui de Comines-Warneton résistant mieux.
  11. 11. À l’exception de Liège où l’abstention dépasse les 11%.