Guerre à la guerre et aux simplismes (expédition de l'OTAN au Kossovo en mai-juin 99)
[Cet article comporte du caractère gras non pertinent qui n'a provisoirement pu être éliminé pour des raisons techniques]
En raison de l'évolution intérieure et extérieure des pays de l'est, le monde occidental n'est plus aujourd'hui menacé comme il l'était au moment où le protectorat américain fut organisé en Europe sous le couvert de l'OTAN.
(De Gaulle, 21 février 1996, à la veille de quitter l'OTAN) 1
A partir de début janvier 1999 et jusqu'à la date de son inculpation, Slobodan Milosevic, Milan Milutinovic, Nikola Sainovic, Dragoljub Ojdanic et Vlajko Stojiljkovic ont planifié, mis en œuvre, ordonné, exécuté ou aidé et encouragé une campagne de terreur et de violence contre les civils kosovars d'origine albanaise vivant au Kosovo, en république fédérale de Yougoslavie.
(Inculpation de crimes contre l'humanité, par Louise Arbour, Procureur du Tribunal Pénal International, La Haye, 22 mai 99)
L'éclatement de la Yougoslavie est vécu a priori comme négatif: on tente en France de comparer les incompatibilités entre nationalités de l'ex-Yougoslavie à celles entre Bretons, Corses, Occitans... (sur des sites Internet). Il est heureux qu'André Fontaine rappelle dès le début des frappes: «La Yougoslavie n'aura existé qu'aussi longtemps qu'elle aura été soumise, qu'elle fût royale ou communiste, à la dictature. Mises à part la Slovénie et la Croatie, qui ont tiré leur épingle du jeu, elle n'est plus, comme en 1918, comme en 1945, qu'un champ de ruines, où prospèrent mafias et trafiquants d'armes.» 2 Nous savons l'extraordinaire utilisation de la politique yougoslave par les unitaristes belges intégristes, Bruxelles comparée à Sarajévo (en ce compris J.Morael ce 7 juin à la RTBF pour des motifs électoraux à notre sens). A-t-on oublié le dialogue suivant entre Havel et un journaliste du «Soir»: «Question: l'éclatement de la Tchécoslovaquie était-il une nécessité historique ou une bêtise historique? Réponse: je ne crois pas qu'il soit important d'être un seul pays ou deux pays. Ce qui est important, c'est d'être un pays démocratique, de respecter les libertés de l'homme, de donner de l'espace à l'épanouissement civil. Je préfère qu'on soit 10 Etats démocratiques et prospères qu'une seule dictature.» 3
L'oubli du facteur «démocratie»
André Fontaine, concluait de cette façon: «Ses peuples finiront-ils par comprendre qu'il n'est pas de salut pour eux hors de l'acceptation mutuelle? Il faudrait d'abord que chacun, s'arrachant au manichéisme ambiant, prête un peu l'oreille aux griefs de l'autre. On peut craindre que ce ne soit pas demain la veille.»
Conclusion faible. Les efforts louables de l'extrême-gauche pour prendre parti le plus honnêtement possible démontre le malaise profond que suscite la guerre de l'OTAN. La gauche et l'extrême-gauche ne sont plus devant la même situation que face à l' Algérie ou au Vietnam, ces deux événements fondamentaux des années 50, 60 et 70, typiques d'un monde coupé en deux blocs où il était (relativement) facile de discerner les bourreaux et les dominants des victimes. Libération annonçait le 14 avril le ralliement de quinze membres de la LCR trotskiste à la Fondation Marc Bloch: «qui brandit haut et fort l'étendard de la souveraineté nationale plutôt mal porté à l'extrême gauche.» au nom, disaient ces quinze, d' «une république autogérée (...) sphère où chacun, quelles que soient ses origines sociales, culturelles, ethniques, est l'égal des autres. Cette égalité est garantie non seulement par des droits individuels, mais par un espace public à la fois politique et social qui repose sur une communauté de destin et d'histoire (...)» La LCR en question a réagi dans un communiqué: «On ne peut pas être à la fois militant internationaliste trotskiste et défendre la République.» 4
Alternative Libertaire ne veut pas choisir son camp, même s'agissant des Kosovars face aux Serbes exclusivement. Pourquoi? Parce que le «nationalisme» (le terme lui-même n'étant pas défini), est nécessairement «mauvais» (erreur du Manifeste contre la bêtise nationaliste: même certains signataires reconnaissent qu'il avait tort de le prétendre). La question n'est pas de savoir qui est « bon» ou «mauvais» mais qui sont les dominants et les dominés. On ne suppose pas l'UCK pure et sans tache, loin de là! Mais quelle Résistance l'est? Qu'est-ce que l'UCK sinon un combat de partisans face à une armée régulière puissante? Toute résistance est une union et s'y retrouvent souvent des réactionnaires et conservateurs.
Milosevic supprime l'autonomie du Kosovo dès 1989, acte de dominant. Les premières revendications d'autonomie des Kosovars datent de 1968, Tito leur accorda l'autonomie en 1974, aspiration à l'autonomie légitime dans un État fédéral comme la Yougoslavie. À partir du moment où une telle autonomie est acquise, la remettre en cause c'est attenter au droit des peuples, aussi sacré que ceux de l'homme et du citoyen.
L'un d'entre nous, à Berlin en juin 1990 durant un congrès de trotskistes lambertistes, se souvient encore d'une intervention où le nationalisme serbe fut violemment pris à partie. Dans cette assemblée de militants ouvriers, ce passage reçut, de la part d'une majorité de participants, une immense ovation. Les Serbes ont rêvé de faire de la Yougoslavie une Grande Serbie et furent contrés surtout durant le règne de Tito de 1945 à 1980, règne d'un homme d'État, sans aucun doute, d'un héros de la résistance antifasciste, d'un communiste héroïquement indépendant de Moscou, proposant une voie originale au socialisme, mais, malgré tout, d'un dictateur. Il n'est pas normal de n'en pas tenir compte dans l'analyse 5. Les ouvrages les plus anciens décrivent ces tensions in tempore non suspecto . 6
Le roi Alexandre Ier, le successeur des rois de Serbie transforma très vite (dès 1929) le «Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes» (appellation officielle de la première Yougoslavie telle que la prescrivait le Traité de Versailles) en pure et simple «Yougoslavie» nouvelle prison des peuples. Il n'est que le cadre démocratique où l'on puisse inviter les peuples à s'entendre. Cent septante ans de conflits entre Wallons et Flamands peuvent continuer à être gérés sans violence parce que la démocratie n'est pas seulement un système extérieur aux hommes. Cent septante ans de démocratie ont peu à peu bâti des institutions à travers lesquelles on peut raisonnablement espérer que s'effectuera une reconnaissance réciproque des nations composant la Belgique, mieux que la Belgique unitaire en tout cas. Et, paradoxalement, en tout premier lieu, pour la Ville de Bruxelles elle-même dont certains admettent désormais qu'elle ne le leur appartient pas comme Manu Ruys le confirmait avec éclat récemment. 7
La démocratie modifie les cultures, les modes de penser, la manière de gouverner par la possibilité qu'elle offre sans cesse de faire reconnaître ses droits par des procédures comme l'argumentation, la manifestation, les grèves, la militance partisane, la propagande, la résistance civile etc. Les modification introduites ainsi vont modifier tout et jusqu'au noyau de l'être humain.
Dès lors, aucune comparaison ne peut être faite entre le sort actuel de la Yougoslavie, pratiquement privée de tout passé démocratique et d'autres pays d'Europe occidentale où les traditions démocratiques sont deux fois centenaires. Aucun peuple n'a une nature qui l'épargnerait infailliblement de déchirements violents, mais la pratique répétée, sur la longue durée, de la démocratie finit par créer une nature - attention! une nature sociale, construite, donc en principe toujours destructible, récusable - formidable obstacle à la violence.
Même s'il devient plus légitime aujourd'hui qu'il y a vingt ans ( où l'on en abusait), de parler de nos démocraties comme «formelles», l'établissement d'une Sécurité sociale, la montée du droit des personnes d'origine étrangère (l'affaire Dreyfus refonde en France la République), les pays où nous sommes proposent à toutes les identités une manière de s'établir en dignité. Cette autre invasion américaine - le concept d'ethnicité - est trop souvent utilisée contre les désirs légitimes d'autonomie. Marco Martiniello prouve d'ailleurs par ses écrits qu'il applique ce concept à la Belgique avec encore moins de prudence que les frappes chirurgicales de l'OTAN 8 . Nous avons mis en cause, en accueillant l'analyse d'un Flamand sincère, l'abus du vocabulaire «universaliste» du FDF, à qui la franchise de la Volksunie est peut-être préférable (voir TOUDI n° 17, 1999).
Ceci étant dit, il faudra parler attentivement aux Serbes, écouter leurs raisons, essayer de comprendre pourquoi ce peuple ne voit plus qu'il est bourreau à force d'avoir été héroïque (E.Morin).
Guerre à la guerre
Aucun peuple, aucune nation n'est par essence et collectivement néfaste. Nous pouvons être certain que des citoyens de Yougoslavie rejettent la politique menée au Kosovo, mais, effet pervers des frappes aériennes, ils furent encore plus isolés et marginalisés que par le passé.
Face à une agression extérieure, les peuples ont toujours naturellement tendance à se regrouper autour de leur dirigeant quel qu'il soit. Parler d'esprit de Munich comme l'a fait le Président Chirac au début des frappes, était une absurdité, Milosevic ne peut être comparé à Hitler, sa Yougoslavie est bien évidemment intolérante vis à vis de ses minorités nationales mais n'ambitionne nullement de conquérir les Balkans voire toute l'Europe.
La perpétuation de la Grande Yougoslavie entre 1919 et 1991 n'a été due qu'à l'existence de divers régimes autoritaires (Tito) ou dictatoriaux (la monarchie des Karageorgevic). Il est donc absolument pathétique de pleurer cet Etat défunt, l'existence d'un ou plusieurs «petits» États démocratiques tel la République Slovène, sera toujours préférable à celle d'un «grand» État qui ne l'est pas. Que la Croatie ne soit pas encore démocratique n'est lié ni à l'unité ni à l'éclatement de la Yougoslavie. Les indépendances slovènes et croates ont été précédées de référendums et en Slovénie 86 % des électeurs avaient choisi l'indépendance (juin 1991).
L'histoire de l'Europe occidentale le montre à l'évidence.
Dans l'Europe occidentale d'entre 1870 et 1890, il y a moins d'Etats souverains qu'aujourd'hui. Le Luxembourg acquiert son indépendance en 1890, la Norvège se sépare de la Suède en 1905. Finlande (1917), Irlande (1921), Islande (1944), Chypre (1960), Malte (1964) sont des indépendances récentes. Les fortes autonomies de Catalogne, Flandre, Pays Basque, Wallonie, esquissées dans l'entre-deux guerres, de l'Ecosse (processus plus ancien), s'approfondissent. L'Autriche actuelle date de 1919. Ces treize entités, vieilles d'un siècle à moins de 50 ans, et qui ne «tombent pas du ciel» poujadiste (comme la Padanie), représentent 47 millions d'habitants.
L'Europe occidentale de 1999, plus morcelée qu'en 1890, l'est moins qu'avant 1870 (achèvement des unités italienne et allemande). Le jugement sur cette évolution doit terriblement se nuancer. Car les indépendances citées plus haut ont mis à mal l'unité d'Empires peu légitimes (britannique, russe, austro-hongrois, dominations danoise, suédoise ou anglaise). Quant à la Flandre, la Wallonie, la Catalogne, le Pays Basque, leurs autonomies mettent en cause des Etats ayant, par le fascisme, en Espagne, par une monarchie autoritaire, en Belgique, fondé non démocratiquement ou peu démocratiquement l'unité. Il y a les identités comme idéologies, mais aussi les... réalités objectives, légitimes, indispensables. «Réalité» des identités? Oui, ne serait-ce qu'à travers le combat mené pour s'imposer, à travers luttes sociales et démocratiques qui sont aussi le contenu des soi-disant «ethnicités».
L'intervention militaire de l'OTAN démontre d'ailleurs que la technologie est insuffisante pour briser la volonté d'un peuple et de ses dirigeants. Aucune guerre n'a jamais été remportée par l'aviation seule. Elle démontre aussi l'absurdité d'une phrase comme celle-ci lue dans Le Monde Diplomatique: «Le mode de construction d'une identité nationale est suffisamment mise au point pour être mise en oeuvre rapidement, comme en témoigne, en Italie, l'invention de la Padanie par M.Umberto Bossi.» 9). Ce que nous venons de dire sur la (relative) fragmentation de l'Europe (simplement occidentale) le dément catégoriquement. Il manque à Bossi ainsi qu'à l'analyse d'Anne-Marie Thiesse, la profondeur de champ qui permet qu'un jour ou l'autre (jamais de manière infaillible), s'impose une mémoire, une culture, une réalité nationale, riche de tous les combats qu'elle a menés, qui sont toujours, dans nos pays de tradition démocratique, des combats démocratiques ou des combats qui, ne l'étant pas, pèsent sur la conscience nationale (on oublie que le pardon demandé aux Juifs par les Allemands ou les Français, le travail de reconstruction auquel devraient se livrer les Wallons sur le mépris des Flamands ou l'aventure colonialiste - même en tenant compte de l'énorme responsabilité de Léopold II, roi massacreur - sont aussi constitutifs de l'identité/réalité nationale). L'acquittement du Capitaine Dreyfus, le 18-Juin, la Résistance, le Procès Papon sont-ils seulement des recettes pour la «construction de l'identité nationale». L'insinuer, c'est pratiquement donner raison à Le Pen, ce qui n'était pas l'intention de l'auteure, nous en convenons.
Aucun des Etats membres de l'OTAN ne fut prêt à s'engager dans une guerre terrestre. À l'apogée de sa puissance militaire, l'Allemagne nazie n'a pu conquérir dans sa totalité le territoire yougoslave et ce dernier a été libéré uniquement par la résistance sans aucune aide en hommes des alliés. Si la guerre est réellement la continuation de la politique par d'autres moyens, alors on ne peut que constater l'absence d'une véritable politique de l'Otan face au Kosovo. En effet, l'exode massif des Kurdes et des populations chiites après la guerre du Golfe, le conflit bosniaque et croate auraient dû permettre de prendre en compte la réelle possibilité d'une expulsion massive de la population du Kosovo par les forces serbes.
L'État belge et son gouvernement fédéral ont fait preuve de médiocrité en ce qui concerne l'accueil des réfugiés. Incapable d'adopter une attitude, il a lâchement attendu l'émergence d'une vague position commune au sein de l'UE avant de commencer à agir petitement. Accueillir 1200 réfugiés alors que l'Irlande qui ne fait pas partie de l'OTAN, trois fois moins peuplée, s'est engagée à en accueillir 1500. Sans souveraineté nationale, il ne peut y avoir de démocratie. Or, par de nombreux aspects, cette intervention militaire s'est faite au mépris de la souveraineté des citoyens des Etats-membres de l'Otan et de l'UE. Face à ceux qui réclament la constitution d'une Europe militaire, faisons valoir que d'autres politiques communes, en diminuant la marge de manoeuvre des États diminuent aussi celle des citoyens (la politique monétaire aux ordres des Banques centrales par exemple)
L'accusation d'ethnicité
«Vouloir subdiviser l'espace européen en Etats ethniquement homogènes est la plus violente expression de l'oubli de son essence. L'Europe est le seul lieu où entre langages, cultures, religions ou confessions différentes, peut se créer un espace commun. Vouloir subdiviser l'espace européen en États et en micro-États ethniquement ou nationalement homogènes n'est pas seulement la plus violente expression de l'oubli de son essence, mais c'est historiquement, politiquement et pratiquement impossible. L'Europe existe comme flux, comme passage, comme " nomos " (lieu en grec ancien) essentiellement nomade. Peuples, cultures, ethnies l'ont toujours traversée et la traverseront toujours plus encore dans l'avenir. Je m'efforce de penser le nouveau départ de l'Europe sur la fondation (ce qui caractérise une origine commune). Cette fondation, c'est l'idée que l'autre est en nous, que la communauté des distincts n'est rien d'autre que moi, que cet autre que je suis moi-même. C'est la grande représentation grecque du " polémos ". C'est " l'asylum " des romains. Mais l'Europe actuelle devra décliner pour permettre ce nouveau départ. Il s'agit de penser à un déclin qui ait la couleur de cette aube.» écrit un philosophe. 10
Il est regrettable que l'Europe soit aussi très peu indépendante dans la construction de ses analyses comme le trahit cet abus du terme «ethnicité». La formation de l'identité française, entre autres, s'est réalisée sur des effacements de cultures (comme celui de la culture bretonne mais il faudra faire remarquer sur ce sujet toute la recherche historique en cours et souligner que le poète Mistral, écrivant en langue provençale, a été couronné par le Nobel, ce qui n'a pu se faire qu'avec l'accord de la France «jacobine»). Et il n'en va pas de même d'un pays comme l'Allemagne, nation avant d'être État et qui a, si l'on veut, toujours été homogène «ethniquement» avant l'unification achevée de 1871, à un tel point que que l'Allemagne a une certaine peine à se penser dans les frontières d'une Nation politique ou d'un État-Nation.
Si la France a ce désavantage d'avoir été ethnocidaire, elle a ce mérite d'avoir refusé le racisme. Moment crucial: la longue lutte pour acquitter Dreyfus. Lorsque l'on parle de constructions nationales homogènes, on oublie cet épisode qui consolida la République jusque durant la Seconde guerre mondiale et dont elle sortit victorieuse. L'Allemagne hitlérienne nia son propre génie «fédéraliste» et dans le même mouvement se lança dans une extermination génocidaire que rien ne justifiait ni, si l'on peut dire, nécessitait (rien de plus allemand qu'un Juif allemand). Par ceci, on veut suggérer que l'homogénéité nationale ou culturelle (une certaine tradition) est, jusqu'à un certain point requise, pour qu'une même compréhension puisse se réaliser sur les accords passés entre les citoyens, mais aussi sur les désaccords (sur un plan proprement politique, argumentatif, rationnel). Stuart Mill indiquait que l'absence d'une même langue partagée rend la démocratie presque impossible. «Presque»: on doit supposer pour l'Europe qu'au-delà des langues, une «culture politique partagée» joue un rôle d'unification des citoyens. La Belgique, telle qu'elle se divise démocratiquement reste de toute façon un modèle, certes imparfait, mais un modèle réel de cohabitation non-violente.
Le jeu des grandes puissances
«Par ordre chronologique.... En 1. - Nous avons les sécessions de la Slovénie et de la Croatie. Milosevic, représentant de l'État de droit [c'est l'auteure qui souligne] yougoslave envoie l'armée yougoslave [idem] pour garder l'église au milieu du village. Ses collègues européens, pas tous au parfum des dessous de l'Histoire sont d'accord: où va-t-on maintenant si n'importe quelle communauté " ethnique " s'arroge le droit de redessiner les frontières reconnues (toujours souligné par l'auteure) d'un État? Les Américains - en retard d'une info? - pareil: on ne changera pas les frontières de la Yougoslavie. En 2. - Mais néanmoins bien en avance sur leurs petits camarades puisqu'ils ont tout trafiqué depuis les années 70 pour en arriver là, les Allemands reconnaissent les deux nouveaux étaticules. Rappelés à l'ordre, les autres suivent etc. » 11
Attribuer aux Allemands une telle puissance - on devrait dire même une telle toute-puissance - a quelque chose de très faux. On nous dira que l'analyse de Chiquet Mawet est extrême. Non, pas nécessairement: on la retrouve jusqu'à un certain point, même si c'est plus nuancé, chez un Nicolas Bardos 12 et chez nombre d'autres publications de gauche. Elle rejoint le présupposé implicite - très belge - du caractère artificiel de tout phénomène national, l'idée que les sentiments nationaux ne sont que le paravent d'autre chose.
À traiter les choses ainsi, on justifie que soient tenues pour rien les volontés populaires à la base. S'ils ne sont que marionnettes manipulées par les «grandes puissances», à quoi bon s'intéresser aux Slovènes, Croates, Serbes, Bosniaques et Kosovars? Or, comme le rappelle André Fontaine et toute documentation sérieuse sur la Yougoslavie, ces tensions sont récurrentes. Le nom même de ce pays en 1919 - «Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes» - dit la légitimité des nations rassemblées (mal sans doute). Il n'a pas fallu de pression allemande à l'autonomie de la Croatie en 1941 puisque,au lendemain de la période où s'ouvrirait peut-être un vrai fédéralisme en Yougoslavie, l'armée nazie envahissait le pays, y trouvant d'ailleurs des collaborateurs et des Résistants de toutes les nationalités.
La RFA fut la première à pousser à la reconnaissance de la Croatie. Mais ces «Étaticules» étaient des Républiques fédérées, avec, depuis 1974, des compétences étendues, des gendarmeries autonomes jouant un rôle de surveillance du territoire semblable à celui de la gendarmerie française, soit un rôle semi-militaire. L'État serbe (la République de Serbie) en supprimant l'autonomie du Kosovo (autonomie interne à cette République fédérée de Serbie) en mars 1989, n'a-t-il pas eu de quoi effrayer Slovènes et Croates? 13 Personne ne parle plus aujourd'hui de la paisible (et riche) Slovénie. Quels que soient ses motifs de sécession, était-ce une raison pour bombarder sa capitale comme le fit l' «État de droit» yougoslave le 17 juillet 1991? «Les tensions entre Serbes et Albanais ont de profondes racines historiques», écrit Jean-Michel de Waele, «après la première guerre mondiale, le Kosovo est intégré à la Yougoslavie, qui mène alors - déjà - une politique d'assimilation forcée (...) De 1948 à 1966, suite à la rupture soviéto-yougoslave, une politique de répression systématique est menée au Kosovo sous la férule du très nationaliste A.Rankovic [leader serbe sous Tito]. La chute de ce dernier, en 1966, marque le début d'une longue période d'assouplissement. La constitution de 1974 reconnaît les provinces de Kosovo et de Voïvodine comme " éléments constitutifs " de la Fédération et étend leur autonomie.» 14 En 1982, la revue Hérodote faisait remarquer que la crainte des dirigeants yougoslaves, qui les empêcha de donner un statut de République à part entière au Kosovo, était le supposé irrédentisme de ces Kosovars qui, cependant, manifestement, dans la période (que nous avons oubliée) où ces décisions furent prises - ou ne furent pas prises - craignaient comme la peste le régime stalinien de Tirana. 15
Tout le monde s'entend à reconnaître la difficulté d'analyser les tensions nationales en Belgique. Il n'est pas si simple (même si ce n'est pas impossible) de montrer ce qui distingue partisans de la Communauté française et des Régions; d'expliquer que tensions nationales et sociales se recouvrent relativement ou à quel point le régime monarchique a déclassé la démocratie; d'analyser comment progressistes flamands, wallons ou bruxellois peuvent varier dans leurs positions face à la Belgique, la France, le fédéralisme... Pourquoi ce qui serait, ici, très normalement, complexe, deviendrait soudainement simple en Yougoslavie? Complexités synchroniques (les classes, les cultures, les sensibilités politiques du moment) et complexités diachroniques (l'histoire construit les réalités sociales en leur donnant leur «profondeur de champ»). Bonne chance à qui veut «manipuler» ces complexités...
D'ailleurs, le jeu lui-même des grandes puissances est-il si simple?
Dans la guerre avec l'Irak, l'impérialisme américain s'affichait au grand jour avec ses objectifs économiques (le pétrole) et géopolitiques (les USA gendarmes du nouvel Ordre mondial à l'heure où ils devenaient la seule superpuissance militaire).
Personne ne peut nier que les USA détiennent aujourd'hui le leadership. Mais la Russie n'a-t-elle pas été mise hors du coup au début de la crise? Et tel fin analyste de ces questions ne prétendait-il pas en 1997 que la conclusion de la crise yougoslave c'était la réitération du condominium russo-américain? (16) 16
On entend, du côté de du tiers monde, où, paradoxalement, sont d'anciennes colonies européennes, venir les encouragements anticolonialistes: «Réveillez-vous, Européens!» semblent nous dire ces peuples que nous avons opprimés (et que nous opprimons encore à travers l'injuste répartition des richesses mondiales).
Mais en même temps - comme le montre la France, pays clef en cette affaire - les adversaires de l'intervention de l'OTAN sont aussi (les «républicains», l'extrême-gauche) ceux qui sont les plus réticents à un renforcement de l'union européenne, également sur le plan militaire.
L'indépendance difficile de l'Europe
L' équation inchangée du débat européen depuis le retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958 est la suivante: les plus fermes partisans de l'Europe dans les années 60 (démocrates-chrétiens, P-H Spaak, Monnet, Hollandais), étaient en même temps les plus atlantistes. De Gaulle qui voulait une Europe unie où la France garde son rang (et où elle soit prépondérante), même s'il a proposé des formes d'Union acceptables (le Plan Fouchet), fut le seul dans ce domaine militaire (et finalement diplomatique) à développer une véritable politique étrangère indépendante des États-Unis (et de l'URSS): retrait du Commandement de l'OTAN de France (1966), embargo sur les armes à destination d'Israël (1966), discours de Québec (1967), de Phnom-Penh au Cambodge contre l'intervention américaine au Vietnam etc.
Les partisans de l'indépendance de l'Europe et ceux de son unité ne coïncident que dans les sondages d'opinion, mais dans peu de forces politiques ou sociales constituées. Au début de l'année The New Republic critique l'Union européenne au motif qu'elle met en cause l'alliance Anglo-américaine. Il existe un club anglo-saxon (ouvert au Canada, à l'Australie et à la Nouvelle-Zélande) de partage des secrets militaires. La guerre pour les Malouines en 1982, inconditionnellement soutenue par les Américains (réticents sur son opportunité), l'engagement anglais dans le Golfe en 1991, la dépendance de l'arsenal nucléaire anglais par rapport aux USA, les bombardements anglo-américains de l'Irak en 1998, tout cela indique la difficulté des Anglais à s'intégrer à l'Europe s'ils sont (mais dans quelle mesure?), dans un système d'alliances non dites, qui a le mérite d'exister (pour eux), risquant de rester supérieur à une armée européenne (quand elle existera!), ou, du moins, de faire jeu égal avec elle.
Dès 1958, la volonté de De Gaulle de quitter l'OTAN s'affermit à la suite d'une discussion où le général, alors Président du Conseil (premiers mois de son retour) apprend que les USA stockent des armes nucléaires en France dont aucun responsable français ne connaît ni l'emplacement ni la fonction. L'histoire n'est pas faite par les grands hommes, mais ils la symbolisent: le contexte social et économique des années 60 a permis qu'en France surgisse un État plus autonome, une République se voulant à nouveau républicaine dans ses relations extérieures, c'est-à-dire souveraine. Et la conjoncture actuelle est défavorable, non à l'unité économique européenne (néolibérale) mais à l'indépendance de l'Europe («républicaine»). La politique du Chancelier allemand Brandt, dite «d'ouverture à l'est», était aussi une grande politique européenne.
L'une des premières initiatives du Tribunal Pénal International - instance indépendante s'il en est - aura été d'inculper Milosevic de crimes contre l'humanité. En dépit des nuances introduites par Régis Debray sur les exactions serbes, on est frappé de voir ces dizaines de villages kosovars incendiés par des troupes terrestres, pareille sauvagerie ayant été assez peu souvent le fait de troupes d'invasion dans le siècle écoulé, même les plus implacables (ceci étant dit sans oublier les massacres de Juifs par les Allemands sur le front de l'est ou le carnage et l'incendie de Dinant en 1914, mais ce dernier fait, aussi inacceptable soit-il, est un degré en dessous dans l'horreur: il n'est «qu'» une répression).
Les États-Unis d'Amérique sont une vraie république où les principes des Droits de l'Homme sont advenus. N'importe quelle guerre ne pourrait être menée par cette puissance qui heurterait le fonds éthique sur laquelle la Nation américaine s'est bâtie. Umberto Eco souligne que la moralité du XXe siècle ne vient pas de son innocence (il a massacré plus que les autres siècles), mais de la mauvaise conscience qui le ronge. On pourrait le dire des USA.
Mais la puissance américaine s'exerce contre tout ce qui la gêne (pas seulement les massacres). Bernanos a pu dire que l'Angleterre (à l'instar de l'Amérique) a détenu un temps, face à Hitler, la clef des «Libertés du monde». Mais les interventions en Amérique centrale, au Chili surtout, au Liban, en Irak, l'embargo sur Cuba, le soutien aux dictateurs pro-occidentaux de tous les continents, aux Turcs contre les Kurdes, tout cela démontre que l'Europe doit opposer aux Américains le refus de sa propre puissance. Une puissance européenne qui ne serait pas un Etat-Nation, offrirait en outre la garantie d'un réel pluralisme nationalitaire, enraciné dans la démocratie. Ceux qui voudraient autre chose et parlent de la «gouvernabilité» de l'Europe en vue de la voir devenir une puissance internationale pure, techniquement au point si l'on peut dire, ont, avec la Yougoslavie, le spectacle de ce que peut amener une efficacité seulement technique, insoucieuse des réalités, même pas seulement d'un point de vue éthique.
Il y eut dans les années 60 des accords entre CEE et ACP, ces pays d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique, portant sur des produits comme le sucre de canne, les bananes (etc.), liant donc anciens pays colonisés et ex-métropoles sur une base jugée plus égale que les accords de l'OMC d'aujourd'hui. On a cité aussi dans ce sens les accords entre la France et l'Algérie succédant à la colonisation. L'Europe doit quitter l'OTAN, renouer profondément avec la Russie et avec le tiers monde sur les modèles d'avant le néolibéralisme. L'Europe ne doit pas seulement être «sociale», elle doit être un facteur de paix et d'unification républicaine de la Planète, vers une vraie «Société des nations» qu'esquisse le projet européen en ce qu'il unit justement des nations.
Mais ce projet est sans cesse altéré par des traités comme ceux sur l'euro qui font fi des citoyens.
- 1. Conférence de presse tenue à l'Élysée du 21 février 1966.
- 2. André Fontaine, Les Serbes, victimes de l'histoire?, in Le Monde, 6 avril 1999.
- 3. [Vaclav Havel, Le Soir du 14 octobre 1998.
- 4. hristophe Forcaril, Quinze membres de la LCR rejoignent le courant "souverainiste", in Libération, 14 avril 1999.
- 5. La Tribune des travailleurs cite un diplomate américain estimant en 1988 qu'il n'y a pas tensions ethniques en Yougoslavie. C'est une erreur. Ce qui ne veut pas dire que les tensions ethniques n'auraient pas été utilisées pour mieux évacuer le socialisme à la yougoslave comme le suggère Guy Desolre dans le n° des Cahiers Marxistes sur lequel nous revenons plus bas.
- 6. Voir par exemple un ouvrage fort accessible comme Le Monde contemporain (J.Bouillon, P.Sorlin, J. Rudel, Bordas, Paris, 1966) avec, déjà, cette mention (en 1966, rappelons-le): «Les Yougoslaves redoutent d'abord l'opposition des groupes nationaux.» (p.386).
- 7. Manu Ruys, Brussel is niet van ons, Interview dans Knack, 19 mai 1999.
- 8. Marco Martiniello, L'ethnicité dans les sciences contemporaines, PUF, Paris, 1995 (coll. Que Sais-Je?), est une introduction intéressante à cette approche anglo-saxonne. Déjà dans ce livre, quelques allusions à la Belgique sont imbuvables. Mais cela devient catastrophique quand M.M. les applique sans plus aucun discernement et avec de graves lacunes dans son information historique dans La diversification de la diversité belge, in Où va la Belgique, l'Harmattan, Bruxelles, 1998, p. 113-122.
- 9. Anne-Marie Thiesse, La lente invention des identités nationales, in Le Monde Diplomatique, juin 1999. Par la phrase que nous avons citée, A-M. Thiesse vise la Padanie.
- 10. Massimo Cacciari, maire de Venise, philosophe, dans L'Humanité, 6 avril 1999.
- 11. Chiquet Mawet, Le dessous des cartes,in Alternative Libertaire, Juin 1999.
- 12. Dans le remarquable numéro des Cahiers Marxistes (n° 207, octobre 1997), De la Yougoslavie à la Belgique, Nicolas Bardos signe une analyse que l'on peut discuter Des collines de Sarajévo au palais de l'Élysée, pp. 11- 26).
- 13. C'est la thèse défendue à la RTBF lors de l'émission sur la guerre en avril dernier.
- 14. Jean-Michel de Waele, La question albanaise, un dangereux oubli, in Cahiers Marxistes op. cit. p. 41-62, p. 47. Article auquel l'actualité confère tout son prix.
- 15. M.Roux, Le Kosovo, développement régional et intégration en Yougoslavie, in Hérodote, n° 25, La Découverte, Paris, 1982 (p. 10-43), p. 13 (cité par J-M de Waele).
- 16. Nicolas Bardos, art. cit.