Histoire de l'expression "culture wallonne" de 1979 à 1987

Toudi mensuel n°52-53, février-mars 2003

En 1987, pour le Congrès La Wallonie au futur, j'avais jeté sur le papier quelques notes sur l'expression « culture wallonne ». C'est cet article que j'ai quelque peu retravaillé cette année avec quelques actualisations qui permettront je l'espère (et dans un article qui suivra) de faire le point, au-delà de l'expression « culture wallonne », sur ce qu'il en est de ce qui exprime la Wallonie dans les œuvres de l'esprit et qui continue à être assez stupidement réprimé.

Avant 1979

La notion que recouvre l'expression « culture wallonne » a existé bien avant 1979. L'une de ses plus anciennes traces est certainement le Journal1 de Michelet ainsi que son Histoire de France2. On y voit Michelet, dès 1840, grouper une série de musiciens, peintres, historiens, écrivains, dinandiers... sous l'étiquette « Wallons ». Il y voit l'expression totale de la société wallonne. C'est bien là une définition possible de la « culture wallonne », si l'on prend bien soin de noter que « total » n'exclut pas mais, au contraire implique la diversité.

Il faut citer Jules Destrée à cause, par exemple, de son projet d'exposition d'art wallon, à Charleroi en 1911. Avec « art wallon » nous ne sommes pas loin de « culture wallonne ». Même si la notion s'applique ici aux arts plastiques, des arts dont certains ont dit qu'ils se prêtaient moins à l'illustration ou à la manifestation d'une identité3. Ce qui peut se discuter car à relire Destrée, on voit bien que c'est de cela qu'il s'agit, l'exposition dite des « arts anciens du Hainaut » couvrant de fait toute la Wallonie. Destrée hésite cependant à donner une définition wallonne des productions qu'il a rassemblées et venant de toute la Wallonie. Il le fait finement en montrant que la difficulté existerait pour toute autre école se réclamant d'être française, italienne etc. Le doute ne porte donc pas sur l'art wallon en particulier, mais sur tout art qui voudrait se réclamer de ou illustrer un pays4. On lira sur ce point les réflexions de Daniel Seret dans La Wallonie en avance sur son image, in TOUDI n°49-50. Et on ajoutera, sans trancher définitivement la question, que la préoccupation en quelque sorte ethnique de l'identité, doit faire place à une préoccupation sociale : l'art ne tombe pas du ciel, il naît dans une société humaine et les sociétés humaines diffèrent les unes des autres. Parler d' «art wallon» ne signifie pas parler de caractéristiques essentielles, quasiment physiques. Il est aussi vain de trouver dans l'art que dans les êtres humains eux-mêmes, appartenant tous à une commune humanité, mais distincts par leur appartenance à des sociétés distinctes, de telles caractéristiques évidemment distinctives. Mais l'art, pas plus que les êtres humains eux-mêmes n'échappent pas à ce qu'est le mouvement des sociétés humaines. Nier cela, ce serait aussi grave que nier l'unité de l'espèce humaine.

Le refus du concept de culture wallonne

Nous nous contenterons ici de rappeler que quelqu'un comme Élie Baussart, autonomiste wallon convaincu - et, surtout, convaincu de l'existence d'une dimension culturelle à l'action wallonne - refusait l'idée même de culture wallonne5. Même s'il demandait une action wallonne « totale ». On pourrait opposer à Baussart et à beaucoup d'autres, la notion de « civilisation » telle que l'explicite F. Braudel à partir d'une critique d'Arnold Toynbee6.

Nous voudrions terminer ces préliminaires en citant deux sources flamandes la revue Kultuurleven en 19797 où J-P Schyns, secrétaire du CACEF, nie l'idée de culture wallonne et De man die de zon in zijn zak heeft8 où Louvet est représenté, à plusieurs reprises, comme quelqu'un d'important dans « la culture wallonne ».

Quelques faits marquant depuis 1979.

Entre temps la culture wallonne a acquis droit de cité. Ce sont des écrivains et chanteurs ou musiciens réunis à Namur, en octobre et décembre 1979, qui utilisèrent l'expression avec un certain retentissement9. Un débat est publié pour la première fois en janvier 1980 par Critique Politique où intervient la notion d'identité culturelle wallonne. Le Monde du 24 janvier 1980 reprend toutes ces idées et celles, encore exprimées par le professeur Otten à l'Académie luxembourgeoise. Le professeur Otten voit « l'invention d'un pays » à travers des gens comme Otte, Detrez, Juin, Verheggen. Le Monde revient encore sur cette expression en juin 1981. On la retrouve également dans La Wallonie, l'indispensable autonomie10, du professeur Quévit. La chose est à souligner d'autant plus nettement qu'il s'agit d'un ouvrage avant tout politique et économique. En mars 1982, un important colloque a lieu à Liège dont le sujet est précisément la « culture wallonne ». Il se termine par un certain affrontement entre représentants du monde culturel et représentants du monde politique, les premiers exprimant (Michel Hansenne, Irène Pétry, le représentant de Philippe Moureaux) leurs réserves et les seconds, leur enthousiasme. Le RPW organise un congrès sur le même sujet quelques mois plus tard. La revue Le Carré, fondée en 1982 par quelques intellectuels liègeois, en appelle à une prise de parole des intellectuels wallons et utilise également la notion de culture wallonne. La revue W'allons-Nous?, en partie issue des réunions de Namur en 1979, utilise la même notion qui, pour la première fois sans doute, sert de thème à une revue dont le dialecte n'est pas le seul souci. A noter aussi la parution dans la revue Culture et révolution? (n°2), d'un long texte d'André Maljour: Manifeste pour une conscience wallonne. Il est daté de Paris, le 19 août 1982.

Le Manifeste pour la culture wallonne

Tout ce bouillonnement vient se cristalliser dans la publication, le 15 septembre 1983, du Manifeste pour la culture wallonne. Le texte a un retentissement immense dans les milieux intellectuels et il serait malaisé d'en publier la bibliographie exhaustive, même seulement jusqu'à l'année 198711.

Quel est le sens du « manifeste »?

On pourrait dire d'abord qu'il est très précisément ce que son titre suggère: la manifestation d'un ensemble d'oeuvres concrètes qui, effectivement, concrètement, illustreraient une « culture wallonne »12. Essais ou oeuvres proprement dites: le dernier livre de Léopold Genicot est sans doute à signaler plus particulièrement13.

Il faut ensuite mettre en évidence l'aspect politique du Manifeste. Il s'oppose à tout projet de fusion des Exécutifs régionaux et communautaire. La Communauté française de Belgique y est considérée comme occultant l'image de la Wallonie. Tollet, Quévit et Deschamps publieront, en 1984, un projet de constitution confédérale de la Belgique, mettant fin aux Communautés.

La « culture wallonne » du Manifeste n'est pas la culture dialectale seulement. Ni même d'abord. La confusion existe cependant. On la trouve, exposée de bonne foi, chez quelqu'un comme André Molitor14. Les adversaires du Manifeste, comme François Perin, veulent voir dans les signataires du Manifeste des Wallons wallonisants ou patoisants15.

En décembre 1985, quand 250 personnalités du monde culturel signent un nouvel appel, cette fois pour le maintien de la capitale de la Wallonie en Wallonie, F. Perin exprime ce qui, à la fois, le sépare de ces signataires et ce qui l'en rapproche16.

Répression

Une clarification serait peut-être nécessaire. L'un des signataires du Manifeste exprima son voeu de voir la philosophie enseignée dès les humanités en Wallonie. Il est clair que ceci ne relève pas d'un intellectuel « patoisant »17.

Un débat contradictoire, scientifique, s'était engagé sur le sens même d'une expression comme « culture de Wallonie ». Il a déjà commencé dans divers médias: livres, revues, radios et télévision (mais, paradoxalement, télévision flamande uniquement). L'Institut Destrée y a contribué notamment lors d'un des derniers « Jardins de Wallonie ». Nous souhaitions en 1987, pour que ce débat s'engage au niveau qui doit être le sien, d'en appeler à des instruments de grande valeur comme la philosophie de Paul Ricoeur, de Miguel de Unamuno, d'Antonio Gramsci, d'autres encore18. On ne peut pas dire que ce débat a été engagé.

À l'époque où cet article avait été rédigé, je pensais aussi devoir constater un certain fléchissement de l'affirmation culturelle wallonne. Il faut toujours se souvenir de Gramsci : « Si le monde culturel pour lequel on lutte est un fait vivant et nécessaire, son expansivité sera irrésistible, il trouvera ses artistes. Mais si, en dépit de la pression, son caractère n'apparaît pas, cela veut dire qu'il s'agissait d'un monde artificiel et faux. »19 Contrairement à ce que disaient les adversaires du Manifeste pour la culture wallonne, anxieux de voir s'établir un pouvoir wallon exigeant de tous les artistes, une sorte d'obligation d'illustrer la « culture wallonne », c'est l'inverse qui s'est produit. Une pression formidable s'exerce toujours via la Communauté française et la toute grosse majorité des médias officiels comme la RTBF pour que ces idées de « culture wallonne » et de Wallonie soient le moins souvent possible exprimées.

J'écrivais en 1987 que « La culture wallonne est une culture dominée et réprimée que ce soit dans ses expressions dialectales ou françaises. ». Cela reste vrai.

  1. 1. Journal de Jules Michelet, Paris, Gallimard, 1959-1976, tome I en particulier
  2. 2. Michelet, Histoire de France, Flammarion, Paris, 1893-1898, tome VI.
  3. 3. PlR0N M., Aspect et profils de la culture romane en Belgique, Sciences et Lettres, Liège, 1978.
  4. 4. Le livre d'or de l'exposition de Charleroi, tome I, p.404
  5. 5. Bal W., La faillite de 1830? Elie Baussart et le mouvement régionaliste, EVO BXL 1973, p.82
  6. 6. Braudel F., Écrits sur l'histoire, Flammarion, Paris, 1969, p 255-314.
  7. 7. Kultuurleven, septembre 1979, n° intitulé Wallonie, portret van een ombekende.
  8. 8. J. Louvet, De man die de zon in zijn zak had, Globe, Amsterdam, 1986, p.6.
  9. 9. La Wallonie du 14/10/79.
  10. 10. Quévit M., La Wallonie, l'indispensable autonomie, Entente, Paris, 1982.
  11. 11. Signalons: Les gribouilles du repli wallon de P. Vandromme, BXL, 1983. Culture et politique, Institut Jules Destrée, Mont-sur-Marchienne, 1984. Wallonie autour d'un Manifeste, n° spécial de La Revue nouvelle, janvier 1984. Pour une culture de Wallonie, Yellow now, Liège 1985. La tragedia de la litteratura belga, in El Païs, décembre 1983. Possibles, Québec, hiver 1984. Une société et son ombre, discours à la rentrée académique de l'Institut Pastur par J. Dubois.
  12. 12. Pour le cinéma: Le grand paysage d'Alexis Droeven de Jean-Jacques Andrien (1981), Hiver'60, de Thierry Michel (1982), Mémoires de Jean-Jacques Andrien (1984), Regarde Jonathan des frères Dardenne (1983) et Falsch(1987); pour la littérature: Les plumes du coq, (Calman-Lévy, Paris 1975) de C. Detrez. Les forêts tempérées de Thierry HAUM0NT (Gallimard, Paris 1982) et Le conservateur des ombres (Gallimard, Paris, 1984), (Prix Rossel 1985). L'homme qui avait le soleil dans sa poche de Jean Louvet (1982) publié in Didascalies, n°3, Bruxelles 1982 et Nathan-Labor (Espace-Nord) BXL 1984, et Un Faust (1985) publié par Didascalies, n°9, BXL, 1986. L'oeil de la mouche et L'homme qui aimait le monde (Paris, Balland 1981 et 1983) d'André-Joseph Dubois. Silence (Casterman 1980) et La Belette (1983) de Didier Comès. La Tchalette de J.-Cl. Servais (Ed. du Lombard, BXL 1982). Il faudrait ajouter les noms de: Verheggen, Denis, Pirotte, Hausman, Beaucarne, Anciaux, Riga, Hourez, Michèle Fabien, Nicole Malinconi, Compère et tant d'autres.
  13. 13. Genicot L., Racines d'espérance, Didier-Hatier, BXL, 1986. La première édition de cet ouvrage a été épuisée en quelques semaines.
  14. 14. A. Molitor, Souvenirs, Duculot, Gembloux, 1984, p 54 et 55.
  15. 15. In Vers l'Avenir du 16/12/85.
  16. 16. Depuis lors, de nombreux ouvrages ont fait le point sur le manifeste et parmi eux on donnera une place toute spéciale au numéro commun de TOUDI (n° annuel n° 7) et des Cahiers marxistes paru en 1992 sous le titre, La Wallonie et ses intellectuels. On doit signaler aussi que La Wallonie, son histoire (Luc Pire, 1999) d'Hervé Hasquin signale en conclusion le texte du Manifeste pour la culture wallonne. À noter une récente publication en Flandre où la rupture historique du manifeste a été mieux comprise qu'à Bruxelles : Annie Dauw, De Waalse Identiteit en het Integratiebeleid in Wallonië, Mémoire de licence, Université de Gand, Année académique, 2001-2002 (manuscrit).
  17. 17. Dubois J., in Une société et son ombre, op. cit. On lira aussi les réflexions de Jean Ladrière et Jacques Dubois sur la place de la philosophie en Wallonie in TOUDI annuel n° 2.
  18. 18. Paul Ricoeur, Civilisation universelle et cultures nationales in Histoire et vérité, Seuil, Paris, 1964. Du texte à l'action, Essais d'herméneutique, Seuil, Paris, 1986 et, particulièrement, le chapitre Éthique et Politique, p 393-406. François Ricci, Gramsci dans le texte, éd.sociales, Paris 1974. Miguel de Unamuno, L'essence de l'Espagne, Dynamique culturelle et développement régional (Contribution au conseil de l'Europe de M. Quévit, oct.85) NB : Toute cette bibliographie n'a rien d'exhaustif. Rien n'illustre mieux le caractère global de l'expression « culture wallonne » que son utilisation parallèle, à cette époque, par Eglise-Wallonie et l'Office des Produits wallons.
  19. 19. François Ricci, op. cit.