Immobilisme belge et République

Toudi mensuel n°7-8, décembre 1997

 

En Belgique, on ne saisit peut-être pas assez l’histoire comme marquée de mouvement. Bien entendu, on ne la conçoit pas comme immobile (quel historien le ferait?), mais on néglige souvent de considérer les événements auxquels on s’intéresse comme produits par un jeu de structures et de conjonctures à mettre en évidence. L’ “ immobilisme ” que j’indique ne tient pas aux faits, mais à la non-étude des strates profondes dans leurs articulations et leur mouvement. (R.Devleeshouwe, Critique Politique,mai 1979)

 

Il s’agit d’un immobilisme “ opiniâtre ” (Théo Hachez, à Louvain-la-neuve, le 20 novembre 1997)

La Belgique est une famille close, avec le Roi et la Reine comme parents, qui rêve d’une Europe supranationale soumise aux Etats-Unis de manière à rendre tout le monde petit à l’instar de la Belgique.(Guy Denis dans France, Wallonie, l’impossible mariage?, Bernard Gilson, Bruxelles, 1997

 

Le 27 septembre dernier, face à une bonne douzaine de monarchistes à RTL, j’ai encore eu l’occasion de m’apercevoir combien la position des républicains est mal comprise. Tout au long des critiques adressées à la monarchie, je pense que, dans TOUDI comme dans République, nous n’avons jamais évoqué l’argument facile du caractère héréditaire de la fonction. Nous allons plus loin. La monarchie renvoie à ce que Ph.Raxhon appelle “ le stress idéologique belge ”: cette nation, née des barricades de septembre 1830 contre la Hollande, n’a été admise “ dans la cour des grands ”, c’est-à-dire au sein des nations souveraines, qu’à condition de renoncer à une part importante de cette souveraineté. En acceptant le statut d’Etat neutre imposé par les grandes puissances, condition posée à nouveau par Léopold Ier à l’acceptation du trône lors de sa désignation comme roi des Belges. Pierre Lebrun ajouterait à cela en historien de l'économie, que la Belgique a rompu l'équilibre intérieur des Pays-Bas "réunis" de 1815 avec, au nord, la Hollande où pèse le pouvoir politique de la monarchie néerlandaise, mais avec au sud - en Wallonie - le contrepoids plus que suffisant d’un capitalisme qui va devenir le troisième du monde en termes absolus. Quand la Belgique naît, l’équilibre se rompt en faveur de la Wallonie. Cette richesse wallonne inouïe va permettre à la Belgique, selon Raxhon, de surmonter le fameux “ stress ”. Mais la Wallonie en tant que telle ne recueillera pratiquement aucun fruit de cette immense prospérité, même pas le "capital" symbolique (et réel) qui se dégage quasi "naturellement" d’une telle prospérité: l'administration, le gouvernement, bref "le" politique destiné à encadrer cette prospérité et la richesse culturelle qui s’en dégage normalement. Tout cela ira à la monarchie et à la bourgeoisie, figées dans leur refus de l’Histoire, du mouvant au sens de Bergson.

La Wallonie amputée de toute forme de souveraineté

La neutralité signifia pour la Belgique ce que signifierait pour un fils à papa entrant à la “ grande école ”, comme les petits Wallons désignent l’école primaire, l’interdiction de jouer et de se battre (les deux vont ensemble!) avec ses camarades: interdiction de faire la guerre aux autres nations sauf pour se défendre et interdiction de nouer des alliances. Interdiction somme toute d’exercer l’essentiel de la souveraineté, celle tournée vers le dehors. Interdiction, enfin, de se mouvoir historiquement. Obligation de rester pétrifié dans le statut de clef de voûte de l’équilibre européen. A cette amputation fondamentale s’en ajouta une autre: ce qui restait de politique extérieure possible pour la Belgique devint le domaine réservé de la monarchie! Certes, après la première guerre mondiale, la Belgique fut relevée de cette obligation de neutralité. Mais, elle y revint très vite, 15 ans plus tard, la chose étant cette fois imposée par Léopold III, invoquant, à la manière de son père, la deuxième constitution de la Belgique, la constitution cachée, celle des Traités de 1831 et 1839 qui imposent à la Belgique de rester neutre - immobile - parmi les nations.

Ajoutons à cela, d’un point de vue wallon, qu’à plusieurs reprises depuis 1830, la majorité parlementaire qui gouverne l'Etat belge est issue d’un Parti catholique le plus souvent vainqueur des élections, parti catholique dont la base électorale est en Flandre. Ainsi, les parlementaires élus en Wallonie sont le plus souvent rejetés dans l'opposition. A partir de 1884, le Parti catholique va même gouverner de manière si continue que les forces politiques wallonnes majoritaires (les Libéraux et les Socialistes), peuvent bien imaginer en 1912 qu'elles seront exclues pour longtemps, très longtemps du pouvoir en Belgique: elles perdent les élections après 28 ans d’opposition (sur 82 de Belgique).

Le mérite de Destatte dans son livre L’identité wallonne. Essai sur les affirmations politiques de la Wallonie (IJD, Charleroi, 1997), est de montrer que cette présence continue d'une majorité belge - non wallonne - au gouvernement, a stimulé la conscience wallonne d'être une minorité, bien plus que la question des langues. En effet, la bourgeoisie francophone belge, vite mise en cause par le mouvement flamand, partagea le pouvoir avec le roi à l’intérieur du pays, mais ne put vraiment le faire, pratiquement dès le début, qu’en s’appuyant sur des majorités parlementaires construites à partir de la Flandre. Dans cette question des langues, les Flamands obtiennent d’ailleurs des succès qui sont souvent soutenus, par esprit de justice, chez les Wallons, en particulier par un Jules Destrée humaniste, certes passionnément attaché à la Wallonie, mais qui n’est pas antiflamand.

Dans une Belgique amputée de sa souveraineté extérieure, la Wallonie est, de plus, placée dans un contexte politique et national qui bride l’expression démocratique de ses populations, que ce soit pour la bourgeoisie et la petite-bourgeoisie sous le suffrage censitaire, ou pour toutes le classes, sous le suffrage universel tempéré par le vote plural après 1893. Après l’instauration du suffrage universel pur et simple après la première guerre, la minorisation de la Wallonie sera moins évidente, mais tout aussi réelle puisque, le plus souvent, dans les gouvernements de coalition, c’est le Parti catholique qui est le pivot de la majorité parlementaire et ensuite, de plus en plus à partir de 1958 jusqu’à aujourd’hui, l’aile flamande de ce Parti catholique, l’actuel CVP. Le système belge a donc posé un verrou sur la société. Les deux guerres vont le révéler sans le faire sauter.

Un roi qui fait la guerre autrement

L'ouvrage de Velaers et Van Goethem Leopold III. De Koning. Het Land. De Oorlog1 couvre cette période qui va de 1900 à 1950 et, en particulier, les règnes d'Albert Ier et Léopold III. Soit la période par excellence où se révélèrent toutes les implications de cette amputation de la souveraineté nationale et de la démocratie belge (nous noterons toutes les références à ce livre par des chiffres entre parenthèses précédés de la formule VVA).

Certes, le 4 août 1914, lorsque, devant le Parlement, le roi Albert Ier, faisant appel au patriotisme des "Wallons de Liège" et des "Flamands de Bruges", crée une unité nationale réelle, alors sans précédent. Mais, il y a toute l'histoire - lorsque la guerre s'enlisera dans les tranchées de l'Yser - des soldats flamands d'une armée qui, tout en leur demandant de mourir pour le pays, ne dédaigne pas parler leur langue (certes, le français est compris ou traduit pour les Flamands qui ne le parlent ni ne le comprennent - et pour les Wallons moins nombreux dans le même cas). De là naît une mémoire de la guerre en Flandre différente de celle de la Wallonie.

Ce qui importe ici, c’est la manière dont Albert Ier considère son rôle dans cette épreuve suprême du politique qu'est la guerre (selon tous les penseurs politiques, de Clausewitz à Gérard Mairet). D'une part, Albert Ier estime qu'il est le chef véritable de l'armée, prétention étrange chez un roi constitutionnel puisque les monarques absolus de l'époque confient la même tâche à des militaires chevronnés (VVA. 20). D'autre part, il estime que, " directeur technique" des opérations militaires, il est aussi celui qui dirige la guerre politiquement. Ce point de vue politique - la neutralité coûte que coûte - est bien celui des grandes puissances de 1830, celui de Léopold Ier par exemple (VVA.12) aussi. Mais il n’est plus celui des puissances alliées en 1914. L'appel aux garants de la neutralité (France, Grande-Bretagne, Russie et Allemagne) était une permission accordée à la Belgique pour défendre le pays en cas d'invasion (VVA.13). Albert Ier considérait que, même en cas de guerre, la Belgique restait neutre, devait faire la guerre non pour elle en quelque sorte, mais par pur respect des Traités. Il nous semble qu’à partir de ce moment, le roi des Belges interprète les Traités dans le sens d’une indépendance de son rôle politique à lui qu’il distingue: et des desseins des puissances, et des aspirations politiques intérieures. Velaers et Van Goethem ne le disent mais cela se déduit logiquement de leurs recherches. Léopold III en était conscient (VVA.34) et calqua son attitude sur celle de son père. La neutralité de 1831 avait été incorporée à la monarchie belge comme une sorte de compétence transcendant la démocratie et l’histoire. Même si la souveraineté de la Belgique a parfois bénéficié, dans une certaine mesure, de cette conception royale (le très grand prestige international de la Belgique après la guerre mondiale fut entamé lorsque, réoccupant la Ruhr en 1923 avec la France, la Belgique apparut comme un Etat vassal (VVA.37)), cette souveraineté a été le plus souvent niée par la monarchie belge, au nez et à la barbe des seuls conseillers d’un roi que tolère la démocratie, c’est-à-dire les ministres responsables devant le Parlement.

Ce n’est par exemple pas pour éviter cela qu'Albert Ier s'opposait, en 1932, à Devèze (VVA. 40), lorsque celui-ci désirait que les armées belges défendent les frontières. Il y a une formidable ambiguïté dans le désir d'Albert Ier comme de Léopold III de mener une politique étrangère ou de défense nationale (et de guerre), “ indépendantes ”. Certes, ils songent à préserver l'intérêt de la Belgique comme zone-tampon, à la faire échapper à une guerre internationale. Mais ils en tirent un profit politique maximum. Un Léopold III récupérera l’avantage politique que procure à la monarchie la neutralité belge, jusqu’en 1940 en tout cas, en jouant de l'hostilité que suscite en Flandre une politique d’alliance avec la France, pays “ latin ” (mais on oublie que cette alliance comprenait l'Angleterre qui n’est pas "latine").

Face à l’intérêt, aux sentiments d’une certaine Flandre, face au dessein politique de la monarchie (alliés objectifs), le point de vue wallon ne compte pas. Comme par exemple, la crainte qu'éprouveront de plus en plus les Wallons, plus proches physiquement de l'Allemagne, traumatisés par les massacres de 1914 (ce que ne disent pas Velaers et van Goethem), et, bien plus encore, angoissés par le régime qui se construit sous Hitler, déjà même avant la mort d'Albert Ier le 17 février 1934 (Hitler prend le pouvoir dès janvier 1933). Effectivement, Velaers et van Goethem, à la manière de Léopold III (et d'Albert Ier si l'on considère son mépris pour la démocratie, très manifeste dans ses “ carnets de guerre ”), ne nous semblent pas accorder à ce fait capital l'importance qu'il mérite royale (Devèze décrit dès cette époque les penchants “ dictatoriaux ” (VVA.47) de Léopold III. P-H Spaak, porte-parole d'une position royale considérée comme belge, "unanimement belge" même, alors qu'elle suscite des oppositions violentes à gauche et en Wallonie, ne nous paraît guère plus soucieux de démocratie à l’époque. Non sans habileté, Léopold III parvint à revenir à l'esprit et à la lettre de la neutralité d'avant 1914, sans plus y être obligé par un Traité (VVA,47-60). Il retrouvait la marge de manoeuvre politique de son père, la souveraineté au-dehors comme domaine réservé.

Retour à la neutralité avec Léopold III

Quand Léopold III impose à nouveau cette politique, les Flamands du VNV lancent une campagne affirmant "De koning geeft ons gelijk"! Les journaux francophones et wallons comme Le Soir ou Le Peuple l’attaquent et Le Peuple s'en prend même directement au roi (VVA.60): c’est intéressant à noter puisque le POB - qui fait partie du gouvernement! - soutient cette politique, le POB et son principal acteur après le roi, le ministre des affaires étrangères socialiste P-H Spaak. Les auteurs admettent que la politique de neutralité en 36 fut jugée à l'étranger comme l'abandon par la Belgique du bloc des pays démocratiques, mais n'y attachent pas d'importance au point de considérer l'opposition de la presse française à cette politique comme "hystérique". Ils montrent dans quelle atmosphère idéologique autoritaire, on tend à renforcer les pouvoirs du roi. Spaak rappelle même ces pouvoirs comme celui de nommer et révoquer les ministres (VVA.82), alors que le même Spaak, en 1950 et en 1951, considérera que le roi constitutionnel n'est qu'une potiche

Drôle de potiche... Le 2 février 1939, le roi Léopold III, en grand uniforme de Lieutenant général, introduit par le Grand Maréchal de la Cour, tient à ses ministres, tout en leur faisant savoir que cette réunion du gouvernement se terminera sans discussion, le langage de la bourgeoisie, francophone belge en particulier avec, entre autres, l'idée de compétitivité. On se croirait aujourd'hui... Léopold III refuse d'être “ une machine à signer ”, ce qui fait penser à l’attitude de son fils en avril 90 lors de la légalisation partielle de l'avortement. Un ministre dira de cette séance de 1939 que lui et ses collègues "se sont comportés comme des gamins" (VVA.88). Toute la guerre d’ailleurs, la crainte du roi habitera les ministres réfugiés à Londres. Ils y poursuivaient une politique à l’antipode de celle du roi, tout en lui réitérant leur fidélité.

L'idée que la neutralité allait empêcher la Belgique d'être entraînée dans une guerre semble peu justifiable puisque cette même neutralité ne lui avait rien épargné en 1914. En outre, alors que Français et Anglais, au plus haut niveau, faisaient savoir qu'ils n'envahiraient pas la Belgique, les Allemands se turent à ce propos, ne se donnant même pas la peine de mentir, ce qui aurait dû inquiéter, ce que note Capelle, important conseiller du roi (VVA.133). Comment a-t-on pu penser que la Belgique allait être hors de l'histoire et que 90% des Belges approuvaient cette politique (VVA. 123)? Sinon dans le cocon de cette représentation idéologique qui exclut le pays du mouvement des choses et des hommes? De graves pressions s'exercèrent sur la presse pour qu'elle taise ses sentiment pro-alliés. Les gouvernements étrangers attribuaient à ce point la politique de neutralité au roi Léopold que, dans les rangs gouvernementaux français, on en arriva à mettre en cause la monarchie, d'autant que des parlementaires wallons et flamands se plaignaient amèrement de cette politique (VVA. 161). Il est étonnant que Jean Stengers se soit étonné que Paul Reynaud ait demandé le 28 mai au Gouvernement belge (qui le refusa, ce qui est normal, bien sûr), d'adopter les principes constitutionnels de la IIIe République. En tant que "Belges" nous ne nous rendons pas toujours compte de l'impression que nous donnons de nous comme citoyens "déclassés", soumis à un roi (avant 1940 surtout), bloqués, figés dans ce refus de l’histoire et de toute identité. Et, en 1940, il s’agissait de se soustraire à la plus terrible épreuve que l’Europe ait jamais subie.

La campagne des 18 jours

Léopold III eut-il l’intention de former un gouvernement après la capitulation de l'armée le 28 mai? Les auteurs finissent par conclure après une longue discussion (VVA. 232-254), que c'eût été un gouvernement “ technique ” charger d’assumer cette capitulation. Au-delà de l'obstacle juridique e du contreseing pour former ce gouvernement, obstacle imaginaire (dont J.Stengers a déjà dit que Léopold le crut réel avec pourtant de bons juristes), puisque le roi peut démissionner un gouvernement et en nommer un autre en se faisant couvrir par le nouveau Premier Ministre qu’il désignera, il semble que Léopold III ait surtout eu peur, en dépit de tout, de se découvrir, malgré cette possibilité de se faire couvrir par un Premier Ministre nommé par lui, mais contre le sentiment du précédent gouvernement (celui de Pierlot en ce cas-ci). En tout cas, du côté gouvernemental, l'attitude de Léopold III fut considérée, même par des politiciens de droite (Van Cauwelaert) comme la fin de la monarchie. Et un autre homme de droite (Carton de Wiart) considéra que la Nation a le pas sur la monarchie qui n'existe que pour elle (VVA. 263).

Rappel élémentaire? Sans doute. Mais rare en Belgique. En attribuant la politique de neutralité surtout à Léopold III, le 28 mai, le Président du Conseil, le Français Paul Reynaud, ne se trompait pas contrairement à ce que disent les auteurs (VVA.265). Ils estiment d’ailleurs que le Parlement belge réuni à Limoges le 31 mai aurait mis à l'écart le roi et même la dynastie s'il n'y avait eu cet obstacle juridique que la Constitution ne prévoit pas la déposition du roi (VVA.279). Comme l'a écrit Philippe Larsimont dans Les faces cachées de la monarchie belge, les dispositions juridiques - quand elles existent, ou pas! - peuvent avoir les plus graves conséquences. On sait que le Cardinal approuva le roi publiquement ce qui, selon les auteurs (VVA.288) était une manière de faire ce que les ministres ne firent pas, pour ce qui concerne la capitulation, c’est-à-dire couvrir le roi (VVA.288). La position de l’évêque de Liège, dans un contexte plus à gauche, est différente dès cette époque: l’évêque de Liège parle du roi et du gouvernement que le Cardinal ignore, position qui sera celle de Léopold III durant tout le reste de l’Occupation.

Léopold III durant toute la guerre

La position du roi Léopold III durant toute la guerre fut de se considérer comme prisonnier et dans l’incapacité de poser quelque geste politique que ce soit. Les auteurs ont eu accès à de nouvelles archives, et quelles archives! Il s’agit des discussions et des actes posés par le roi dans le secret qui couvre ses actes également en temps de paix. On observe la manière dont le roi réagit aux événements au jour le jour, ce qui est rarissime. Mais ce qui nous renseigne aussi de manière précise sur les racines de la philosophie belge de l’immobilisme dont les rois sont, non pas peut-être l’origine ni la cause (ce sont les puissances de 1830), mais qu’ils perpétuent parce que cette philosophie les sert.

On apprend par exemple qu’après sa quasi déposition à Limoges, Léopold III ne tarit pas d’éloges pour la révolution national-socialiste et le pouvoir “ destructif ” d'Hitler (VVA, 301-302, VVA, 305) qui est, selon Paul Struye (un proche du roi sans être pro-allemand), un régime performant en matière économico-sociale. On a songé à une zone non-occupée sur le modèle de Vichy (VVA.381). Toutes sortes de plans ont été faits à cette époque pour s’adapter et modeler le régime belge sur le régime fasciste, sa dimension autoritaire en tout cas, très admirée par Léopold III. A partir du 28 juillet 1940, un holà est cependant mis aux activités et consultations politiques du roi par Hitler. Les ministres réfugiés en France, assistant à la défaite de ce pays, changent d’avis et font mine de se rapprocher du roi qui, dès cette époque, a décidé de les ignorer en raison des paroles de Pierlot le 28 mai (qui estimait que le roi avait rompu le contrat qui l’unissait à son peuple), et des déclarations de Limoges où Léopold III fut quasiment déposé. Le roi ne se départira jamais de cette attitude, jusqu’à la fin de la guerre, pourrait-on dire, mais même jusqu’en 1950, voire après: la mise en quarantaine de Pierlot est significative à cet égard. De même que le geste de Baudouin Ier à l’automne 1950, saluant successivement les personnalités qui lui sont présentées à Arlon, mais s’abstenant ostensiblement de serrer la main de Pierlot au moment où il arrive à sa hauteur! Ainsi était traité cinq ans seulement après la victoire du 8 mai contre la barbarie nazie, le Premier Ministre de la Belgique en guerre aux côtés des Alliés dans le camp de la démocratie! On parle beaucoup des mythes de la mémoire française et de ses exagérations (voyez l’article de François André). Dans notre pays, la résistance a été désavouée à travers des gestes comme l’affront de 1950 à Pierlot et par l’indifférence de l’establishment belge à l’égard d’une Résistance qui n’a pas encore de véritable historiographie malgré des efforts louables (José Gotovitch, M-P Gilsoul etc.).

Pendant la guerre, les conseillers du roi, Capelle entre autres, vont encourager un journaliste collaborationniste comme Poullet, tout en leur signifiant qu’ils le font à titre privé et pas au nom du roi. Ce que Poullet et d’autres collaborateurs, comme Romsée, prennent comme une précaution purement formelle, persuadés que Capelle parlait réellement au nom du roi - ce que les historiens admettent généralement aujourd’hui. Un fait, parmi d’autres, le prouve. Durant l’été 1941, à l’annonce de la création d’une Légion Wallonie destinée à combattre les Russes sur le front de l’est, Capelle (VVA. 458) se croit obligé d’amener Poullet à être plus nuancé en faveur de cette Légion dans les articles qu’il écrit dans Le Nouveau Journal (presse de collaboration). Si Capelle intervient un jour dans une direction, disons: plutôt collaborationniste, et, un autre jour, dans une direction qui l’est moins, c’est qu’il obéit aux impératifs d’une politique dont Poullet a raison de penser qu’elle ne peut qu’être celle du roi: nuancée, neutre. Nuancée et neutre, mais, dans cette terrible guerre mettant aux prises, pour la première fois à ce point dans l’histoire, l’humain et l’inhumain, rester neutre, rester en dehors de l’histoire, rester immobile, c’était cette fois “ s’engager ”.

D’ailleurs, il n’y a jamais d’interventions de conseillers du roi en faveur de la Résistance ou de conseillers du roi entretenant des rapports avec des résistants sans les désapprouver (ce qui est une manière d’approuver), comme ce fut le cas pour les collaborateurs. On sait, selon une note de Cappelle qui n’est pas datée, que le roi et la reine Elisabeth jugeaient qu’un résistant (et Chef de la Maison militaire du roi) comme le général Tilkens “ compromet la monarchie ” (VVA.726). On possède une autre note, d’un autre conseiller du roi, Van Overstraeten, datant du 12 juillet 1943 (VVA.726), et qui explique l’hostilité de Tilkens à Léopold III. Pour Van Overstraeten, le général Tilkens, en tant que résistant, est en rapport avec les ministres de Londres. A cause de cela Léopold III lui en veut et l’écarte. A son tour, Tilkens en veut au roi...

L’erreur de Velaers et van Goethem

Velaers et van Goethem ont raison de montrer que le roi, pendant toute la guerre, est vraiment resté totalement neutre (comme son père), envisageant froidement la victoire de l’un ou l’autre camp avec une sorte d’indifférence, traitant les Anglo-saxons dans son Testament Politique comme une autre sorte d’occupants, sans plus.

Mais ils ne font jamais remarquer ce qu’une telle neutralité avait de scandaleux dans une telle guerre. Ce n’était pas seulement des puissances qui s’affrontaient. Léopold III avait plus peur du communisme que du nazisme et était, comme son père le fut à l’égard de l’Empire et de l’Ordre allemand, admirateur de ce qui lui avait succédé: Hitler et le nazisme. L’antisémitisme du roi pendant la guerre ne signifie pas qu’il aurait été partisan de la solution finale, bien sûr! Mais c’est choquant. Le 27 novembre 1940, Léopold III déclare (VVA.786) à Capelle: “ Les Juifs sont les grands responsables de nos ennuis ”. En avril 1941 il estime que, à cause de la Juiverie (Joderij), “ nous ne pouvions agir que dans la mesure où Paris et Londres nous le permettaient ” (VVA.786). Et enfin (VVA.786), il déclare, le 17 janvier 1942, après un discours de Gutt (ministre d’origine juive) à la BBC que celui-ci “ est de cette race (de Juifs) ...(qui) veulent garder leur influence et rester les maîtres. ” (Ibidem).

On reproche aujourd’hui aux évêques belges de n’avoir pas protesté contre les déportations des Juifs alors qu’ils l’avaient fait contre les déportations de travailleurs belges. Publiquement Léopold III n’a protesté contre rien, même s’il a dit son désaccord à Hitler et même s’il est intervenu individuellement en faveur de nombreux Juifs.

Les auteurs, à notre sens, commettent l'erreur de ne pas voir combien il est difficile de porter un jugement historique sur un roi constitutionnel à la belge. Léopold III, tenu à la discrétion dans l'exercice du pouvoir d'influence très grand qui est le sien, hostile à l’idée de lutter avec les Alliés des pays démocratiques, coupé, par ailleurs, de ces ministres (exilés en France puis à Londres), à qui on fait endosser les politiques en vue desquelles le monarque les influence, mais sans devoir en porter la responsabilité explicite en cas d'ennuis, habitué à agir dans ce secret que lui impose la Constitution et qui est à la fois avantage et handicap (voir le Chapitre III de mon livre Le citoyen déclassé), ne pouvait qu'adopter une attitude attentiste dans la guerre. Cela se renforçait encore du fait qu’il estimait ne pouvoir plus avoir de vrais rapports avec des ministres qu’il estimait l’avoir insulté.

En faisant ce qu’il a fait, et même s’il y a à cela des raisons historiques contingentes, Léopold III était fidèle à l’essence même de la monarchie, de la monarchie en général, mais en particulier de la monarchie belge. Le roi est considéré (illusoirement) comme au-dessus des conflits intérieurs, mais - et c’est ici que se dévoile l’exception monarchique belge - dans un pays qui lui-même a été forcé de se situer après 1830 au-dessus des mêmes conflits. Cette situation de surplomb, de refus de l’Histoire, c’est en outre les rois des Belges qui, s’accaparant la politique extérieure, la symbolisent et la rendent effective. “ Tel qu’en lui-même en sa suite obstinée ”, Léopold III a été, en 1940-1944, non seulement l’essence, mais la quintessence de l’idée belge: immobilisme, retrait de l’Histoire, négation de la vie des sociétés humaines, par définition toujours en mouvement.

En raison du rôle avantageux que lui donne la Constitution qui le préserve de s'exposer publiquement, le roi, même après tout ce qui se fut passé de 1940 à 1944, put tenter, non seulement de se disculper, mais, même, d'apparaître comme le premier des résistants! Et non seulement, il put se positionner comme cela, mais, en outre, il trouva des gens pour le croire et il le crut peut-être bien lui-même. La difficulté qu'il y a trancher en la matière ne relève pas d'une complexité d'ordre seulement historiographique, mais de ce manque total de transparence de la plus haute fonction politique et symbolique en Belgique, celle de chef de l'Etat. Ce manque de transparence a pu jouer, même en des circonstances comme celle de la défaite et de l'occupation, dans une guerre qui, partout ailleurs, clarifia tout. On comprend que les rois donnent l'impression de toujours vouloir respecter l'esprit de la Constitution belge et même de la monarchie constitutionnelle en général, c’est-à-dire l'irresponsabilité. En effet l'irresponsabilité est un formidable avantage et en tablant sur cette rationalisation moderne des monarchies anciennes, on en revient tout simplement à la monarchie classique, celle de Saint-Louis, voire absolue, le régime qui s’infléchit en France à partir d'Henri IV. Ce manque de transparence joue à fond en faveur d’une idéologie de la déshistoire.

Le démenti wallon à la Belgique immobile

Quand il y aura un cinéma wallon, il faudra qu’il montre cette scène fondamentale pour la compréhension de notre histoire et que racontent bien Velaers et Van Goethem. Nous sommes à Strobl, le 9 mai 1945 au soir. Une délégation gouvernementale belge se rend dans la localité où le roi vient d’être libéré par les troupes américaines. Léopold III la voit arriver sur la route qui mène à sa demeure puis, profondément surpris, il la voit contourner le lac de Sankt Wolfang pour gagner l’hôtel où elle a décidé de passer la nuit avant de commencer des discussions avec le roi dont elle sait - mais non le roi lui-même, libéré, mais toujours captif de sa “ suite obstinée ” - qu’elles seront pénibles. On doit lui faire comprendre que son retour en Belgique est difficile, voire impossible. Le roi s’attendait à ce que la délégation vienne à lui directement, la main sur le coeur, à la rencontre d’un prisonnier libéré qu’on aurait reconduit au pays dans l’allégresse! Comme si ce gouvernement Van Acker, successeur et continuateur du gouvernement Pierlot engagé - après quelles péripéties et difficultés! - aux côtés des Alliés, dans la plus terrible guerre, pouvait oublier que le roi “ n’ayant rien appris ni rien oublié ”, exigeait, dans son Testament politique, exempt de tout remerciement aux libérateurs ou à la Résistance, que les ministres ayant combattu le fascisme lui présentent, d’abord, des excuses. Comme si ce gouvernement pouvait accepter, en ces circonstances, que l’on tienne surtout compte des revendications d’une certaine Flandre ayant collaboré! Comme si ce gouvernement pouvait accepter que le roi délivré considère les Alliés comme des occupants et mette en doute tout le travail, notamment diplomatique, effectué à Londres. En, fait, au-delà de cette scène qui ne met en présence que des officiels et leurs contradictions, un acteur plus discret, porteur d’une contradiction plus profonde, est présent: le peuple wallon.

Dès le 9 mai, le gouvernement fait donc savoir au roi ses réticences. Le 25 juin 1945 (VVA.955), le recteur de l'ULB annonce à Léopold III qu'il devra affronter une grève générale en Wallonie. Le 12 juillet, le président libéral du Sénat, Gillon, lui demande: "Comment ferez-vous lorsque vous aurez 5 morts, puis 10 morts etc?" (VVA.968). Le roi désira former un gouvernement, mais tous les Premiers ministres pressentis se dérobèrent sachant qu’ils ne devraient maintenir l’ordre en faisant couler le sang. A cause de ces dérobades - plus qu’en raison des menaces de troubles qu’il ne semble pas admettre - le roi renonce à former un gouvernement. On votera alors, dès 1945, une loi sur la fin de l'impossibilité de régner: les chambres réunies doivent en constater la fin à la majorité absolue. Or le PSC, seul parti soutenant le roi inconditionnellement, n’a pas cette majorité. Le roi ne peut donc plus revenir. C ‘est ici la classe politique qui l’en empêche, mis à cause de l’épée de Damoclès de l’insurrection ouvrière qui menace.

En mars 1950, une Consultation populaire donne au roi une majorité favorable à son retour, avec des résultats toujours majoritairement négatifs en Wallonie. En juin, le PSC obtient la majorité absolue. Dès lors, le roi peut rentrer, fort de cette majorité parlementaire doublée de la majorité de la Consultation populaire. Avant même que son avion n’atterrisse à Bruxelles, le 22 juillet 1950, ce que l'on avait prévu dès juin 1945 se déclenche. Les premiers attentats à la bombe ont lieu le 20 juillet 12950. La Wallonie dit non à Léopold III. Les déclarations des leaders ouvriers wallons - comme celle d’André Renard appelant à l’abandon de l’outil et à la révolution - ne sont pas exagérées: elles correspondent à la violence déchaînée, aux actes terribles qui sont posés comme celui d’amener les couleurs nationales sur maints édifices publics pour y substituer le drapeau wallon et le drapeau rouge.

Il faut y voir la manière dont la Wallonie exerce sa souveraineté et une sorte de droit de veto confédéral sur l'avenir du pays à propos d’un sujet capital. C’est la première fois en Belgique que “ le peuple ” ou une “ partie du peuple ”, pour reprendre le célèbre article 35 du préambule à la Constitution de l’An I, exerce son droit souverain: «l’insurrection», sur un problème, en somme, de politique étrangère, de souveraineté à l’extérieur. Le peuple wallon resté pourtant cinq ans dans l’attente, posa ce geste immédiatement. Etonnante constance: en cinq ans, souvent, on oublie! A notre époque de l’éphémère, nous n’avons plus bien conscience de cette possibilité du souvenir qui déboulonne les statues. En 1950, l’histoire, pour la première fois à ce degré d’intensité, mouvait la Belgique autrement qu’au pied du trône.

L’extraordinaire de la réaction du peuple wallon en 1950 - dont il n’a peut-être pas eu bien conscience, qu’on s’est efforcée de lui faire oublier - c’est qu’elle est en rupture totale avec l’immobilisme belge: c’est le retour du refoulé de la Résistance, mais, plus essentiel encore, le retour du refoulé de la souveraineté. N’oublions pas que la principale organisation de la Résistance s’intitulait Front pour l’indépendance du pays. Des gens sont morts pour cette cause, librement, sans avoir été “ appelé sous les drapeaux ” et comme au mépris de cet esprit des Traités de 1831 que Léopold III avait rétabli en 1936. Des gens sont morts, pendant la guerre sans doute, mais aussi après et nous songeons ici aux trois résistants parmi les ouvriers tués à Grâce-Berleur.2

Cette quête de souveraineté de la Wallonie s’était d’abord esquissée sur le plan intérieur. Philippe Destatte le montre: la fameuse Lettre au Roi sur la séparation de la Flandre et de la Wallonie n'est pas l'acte d'un individu certes brillant, d'un grand poids dans le POB, mais qui resterait isolé par rapport au monde politique ou à la population. La "Lettre au Roi" est la suite d'une tentative manquée, lors des élections de juin 1912, de briser la majorité catholique belge (et surtout flamande), par un cartel général des Libéraux et des Socialistes (POB). Des grèves violentes éclatèrent à l'annonce de l’échec de ce cartel qui signifiait la poursuite d'une politique conservatrice refusant l'octroi du Suffrage universel pur et simple. Notamment au Borinage. Des propositions de scission du POB circulèrent. L'année suivante, un Congrès wallon réunissant une majorité de parlementaires wallons se constitue en "Assemblée", choisit un drapeau. Celui-ci, à peine créé, sera agité sous le nez du jeune Souverain lors de ses Joyeuses-Entrées de Mons (7 septembre 1913) et surtout de Liège (13 juillet 1913). Des manifestations de masse ont accompagné ces initiatives politiques et les discours autonomistes de Destrée. C'est à ce moment qu'éclate la guerre européenne et que les militaires allemands décident de violer la neutralité belge en vue d’atteindre Paris le plus rapidement possible et d’y porter à la France le coup mortel et décisif.

L’élan du mouvement wallon est brisé. Cette guerre est vécue par la population comme un vrai exercice de la souveraineté, en contradiction totale avec le roi, comme l’explique Robert Devleeshouwer. Le roi, estime R.Devleeshouwer, considère seulement qu’il a à “s’acquitter de ses devoirs envers ses garants, devoirs considérés comme limités à la défense militaire de son territoire, dans le sens le plus étroit du terme (...) dans les deux cas, cette interprétation limitée de l’indépendance nationale ne concordait pas avec les réactions d’une partie importante de l’opinion publique. En 1918, la majorité de la population voyait dans les Alliés des mais liés par une même cause, alors qu’Albert ne pensait jamais qu’en termes de co-combattants du même adversaire. ”3 Très vite, dès 1932, comme on l’a vu, avec encore Albert Ier, les deux conceptions de la souveraineté nationale vont se heurter à nouveau. En 1936, Léopold III, sous les applaudissements de la Flandre - qui joue son propre jeu en cette affaire - choisit la politique dite des “ mains libres ”, mais surtout libres de ne rien faire, de ne pas s’engager. Alors que le sentiment de la population n’est pas celui-là partout. Devleeshouwer écrit à propos de 1940: “ L’adversaire véhicule une idéologie destructrice de la Belgique considérée comme nation indépendante et même destructrice de tout respect humain. Là aussi l’écart est considérable avec une partie non négligeable de l’opinion (opinion trop systématiquement méconnue par les historiens, trop portés à surévaluer le ralliement à la défaite en 1940), opinion de gauche (je ne parle pas ici des notables politiques de la gauche) surtout, qui se sentait liée à une idéologie d’indépendance nationale indépendante du sort strict de l’armée. ”4. Velaers et Van Goethem ont le mérite de montrer que la popularité considérable du roi dans les premiers jours de juin, ne s’étendait pas nécessairement à tout le pays et ne demeura pas longtemps à ce niveau.

On peut se demander si, à partir de 1936, le mouvement wallon n’a pas redémarré, très profondément et très essentiellement, sur la base d’une opposition à la politique léopoldiste. Et, au-delà même du mouvement wallon, la Wallonie toute entière comme société. On, sait que, pendant la campagne des 18 jours, les soldats les plus combatifs se situaient dans les régiments wallons et francophones (plus de 60% des victimes - tués ou blessés - pendant les combats)5. La Résistance est encore plus écrasamment wallonne et francophone.6 Le Congrès de Liège en octobre 1945, l’opposition à Léopold III en Wallonie, perceptible par les plus lucides dès juin 1945, la formidable révolte de 1950 qui constitue aux yeux des auteurs la période la plus grave de toute notre histoire, tout cela démontre la pulsion souverainiste du peuple wallon qui ne peut plus accepter un Léopold III perçu, à la fois comme un danger réactionnaire et comme un roi qui ne s’est pas vraiment battu pour le pays. Quand on sait que les événements de 1950 sont gros de ceux de 1960 qui déboucheront sur la revendication de réformes de structures et sur l’autonomie de la Wallonie, au moment où celle-ci sent sont destin économique et industriel lui échapper, on peut conclure que le mouvement wallon a rompu avec l’immobilisme belge érigé en principe suprême de la nation, la belgification dont parle Trotsky.

Celle-ci continue. Commentant l’enquête récemment effectuée auprès de “ Belges francophones ”, le correspondant français du journal Le Monde écrit que la différence des Belges avec la France c’est “ ce noyau dur de la belgitude qui demeure en dépit des facteurs d’homogénéisation qui sont à l’oeuvre. Et tout d’abord cette persistante absence de conscience nationale, ce refus d’une identité nationale qui caractérise le Belge francophone. ”7 Curieuse différence que cette différence qui consiste à refuser d’être... différent! La différence entre les Wallons et les autres pays, y compris la Flandre, serait donc que vivre et travailler ici consisterait à n’être et ne se sentir rien? N’est-ce pas là le dernier avatar du léopoldisme? Et la belgitude n’est-elle pas le reflet d’un Etat qui, en 1831, puis sous la pression des rois, a choisi d’abdiquer? “ Il ne faut donc pas attendre de cette nation qu’elle nous étonne, en bien ou en mal. Comme toujours, le Belge apportera à l’humanité une contribution à la mesure de son pays: modeste mais sympathique. ”8poursuit Luc Rosenzweig.

Ces événements sont “ anciens ”? Ce sont les mêmes à propos desquels la France d’aujourd’hui s’interroge!9 Cette question du génocide des Juifs, de la barbarie nazie est au coeur du questionnement sur la souveraineté de l’Etat et des peuples. La Belgique n’aurait-elle eu aucune part de responsabilité dans le génocide des Juifs hier comme aujourd’hui dans celui des Tutsis? Au moment où les évêques français reconnaissent leurs responsabilités face au massacre des Juifs, nous nous taisons “ Tels qu’en nous-mêmes en notre belgitude obstinée ”. En Belgique et, particulièrement, en Wallonie et Belgique francophone, nous préférons, à travers le plus grand journal de cette partie du pays, reproduire cette “ belgitude ” dont parle L.Rosenzweig. Ecoutons-le et voyons ceux qui, d’ici ou d’ailleurs, se laissent le plus influencer par les a priori idéologiques: “ La vertu principale d’une enquête sociologique est de rassurer. De confirmer que la connaissance intuitive que l’on a pu acquérir empiriquement de son environnement humain en fréquentant les bistrots (sic), les cocktails mondains (sic), les stades de football (sic), le Cercle Gaulois (sic), la salle de rédaction du Soir ou de La Libre Belgique (re-sic) n’est pas totalement erronée. ” Luc Rosenzweig, ibidem. En somme, un petit monde francophone pas si différent - sociologiquement, pas idéologiquement - de celui dans lequel évoluèrent Léopold III et ses conseillers.

Il y a 32 ans déjà, un livre rédigé sous la direction de J.Ladrière, J.Meynaud et F.Perin, La décision politique en Belgique, ouvrage auquel toutes les meilleurs compétences de toutes les Universités avaient collaboré, écrivait ceci qui pourra nous servir de conclusion et d’ultime confirmation: “ L’immobilisme gouvernemental a généralement mauvaise presse et, en première analyse, il semble difficile de ne pas condamner cette tendance à différer les choix ou à ne prendre les décisions que sous la contrainte directe de l’événement. Il ne suffit pas pour absoudre les autorités responsables de déclarer que cette propension correspond au voeu implicite (et parfois explicite) des citoyens. Après tout, la mission de gouverner comporte des charges et obligations dont les intéressés ne sont pas fondés à se dégager d’eux-mêmes. Il convient au minimum que les gouvernements s’efforcent d’agir, l’initiative étant susceptible d’engendrer le soutien populaire qui paraît faire défaut. ”10. Mais juste après l’ouvrage ajoute: “ Il n’est pas sûr toutefois que ces observations conviennent parfaitement au cas de la Belgique, l’affrontement des communautés semblant assez fort dans ce pays pour mettre en question l’existence même de l’Etat. Dans une situation de cet ordre, on peut se demander si l’immobilisme traduit, comme c’est souvent le cas, une simple sclérose ou n’exprime pas une modération vitale. Ainsi posée la question se ramène à savoir si la conservation de la Belgique n’est pas en une large mesure fonction de l’immobilisme gouvernemental ou, ce qui revient au même, si la survivance de l’Etat belge n’est pas liée à une volonté de temporisation. La fixation de la frontière linguistique a certes sorti la législation de l’immobilisme, mais il est possible qu’elle ait en même temps constitué un premier pas vers la destruction de l’Etat belge. ”11

La Belgique n’est nullement le terrain d’affrontements ethniques: les nations qui en constituent la vraie assise, la Flandre et la Wallonie, parce qu’elles ont cherché, modestement, parfois aussi héroïquement, cette souveraineté dont le Royaume a été amputé, amputation dont il fait une sorte de nature. Ces nations vont très logiquement détruire la Belgique et sa “ nature ” sociale amputée. Le cri “ België barst ” a beau être poussé par des fascistes flamands, il est meilleur que ceux qui le hurlent. Il faut que la Belgique meure pour que la démocratie se réinstalle. Il faut qu’éclate son moment larvaire et qu’elle devienne la Flandre et la Wallonie, l’une en face de l’autre.12 Les problèmes communautaires ne sont pas que communautaires. Ils nous invitent à reconquérir le sens de l’histoire et cette République à laquelle la Volksunie se rallie - à la Volksunie, Salut et Fraternité! - et dont Claude Nicolet dit qu’elle est pour les Français, “ l’expression même de leur temporalité historique ”.

PS: La place manque pour parler (sans complaisance parce qu’il me cite beaucoup), du dernier livre de Guy Denis France, Wallonie, l’impossible mariage?, essai, moins littéraire, plus pensé que Wallonie Rapsodie, sur lequel on doit se précipiter. Guy Denis, fait mieux ressentir ce caractère d’immobilisme typique de la Belgique. Nous y reviendrons.

 

Voir aussi un résumé des collaborations de Léopold III Quelques exemples concrets des collaborations de Léopold III

  1. 1. ed Tielt-Lannoo, 1994, 1003 pages.
  2. 2. Voir TOUDI n° 1 et n° 2: Comment sont morts les morts de Grâce-Berleur?
  3. 3. Robert Devleeshouwer, Quelques questions sur l’histoire et la Belgique in Critique politique, mai 1979, p. 24
  4. 4.  Ibidem, pP 24-25.
  5. 5. Hervé Hasquin, Historiographie et politique en Belgique, Ed de l’ULB et Institut Destrée, Bruxelles, Charleroi, 1996.
  6. 6. Voir République n° 30, juin 1995, p.8.
  7. 7. Luc Rosenzweig, Belge, mon frère, mon semblable, in Le Soir du 14 novembre 1997, p.14.
  8. 8. Ibidem
  9. 9. Voir dans ce numéro l’article de François André.
  10. 10. La décision politique en Belgique, p.386.
  11. 11. Ibidem, p.386
  12. 12. On tient compte dans ce raisonnement du cas particulier de Bruxelles et de la Région germanophone qui ont une place à trouver et à prendre dans ce dialogue entre les deux composantes du pays.