Jacques Yerna
On découvrira dans ce texte finalement assez bref une série d’éléments tout à fait concrets et précis sur les raisons et les faits qui ont amené à l’engagement du syndicalisme liégeois et wallon dans le mouvement wallon. Plus une série de photos vraiment bien choisies qui sont cohérentes avec le texte et l’homme décrit à qui TOUDI pourrait cependant imaginer de poser des questions qui ne l’ont pas été dans ce volume. Qu’il faut impérativement se procurer (Julien Dohet et Jérôme Jamin La Belgique de Jacques Yerna, IHOES et Labor, Liège , Bruxelles 2003 : le mot « Belgique » est heureusement équilibré par un drapeau wallon en couverture, on aurait été désolé que Jacques Yerna ait été présenté comme « à 100% belge» ...)
Le socialisme et la Wallonie : deux échecs ?
C’est peut-être aussi l’histoire d’un échec car le fédéralisme couplé aux réformes de structures est advenu à une époque où les conditions de fonctionnement du syndicalisme, du capitalisme, du socialisme ont complètement changé avec la mondialisation (disons-le ainsi pour faire bref) (voir pp. 41-49). Cependant Jacques Yerna pense que les réformes institutionnelles ont limité les dégâts économiques pour la Wallonie, ce qui n’est pas souvent dit, que l’on ne peut peut-être pas vraiment prouver mais dont la revue TOUDI a rassemblé plusieurs indices à plusieurs moments et dans plusieurs numéros.
Le fond de l’affaire est cependant expliqué avec une franchise extraordinaire par Jacques Yerna dans la réponse à une question sur la différence entre le communisme et le capitalisme. Jacques Yerna répond de cette façon : « En ce qui concerne le communisme, je pense que ma conclusion aujourd’hui est l’impossibilité réelle pour une société humaine de construire un système politique sur la base d’un parti unique, et donc tout-puissant. J’ai la profonde conviction que le ” pouvoir pour le pouvoir ” favorise inévitablement la corruption et donc la perversion du système dans son ensemble. La soif du pouvoir et la corruption qui l’accompagne mènent le projet communiste vers la destruction du système démocratique.
Concernant le capitalisme, c’est ici l’impossibilité dans une économie de marché d’établir une juste répartition des richesses qui pose problème. Je suis d’un point de vue strictement économique pour un marché régulé, mais je sais également que, du point de vue social, je suis plutôt pour un système collectif de redistribution des richesses. Ce qui est contradictoire dans les faits. Il faudrait idéalement arriver à trouver un système qui permette la coexistence entre d’une part cette économie privée et d’autre part l’économie publique. Mais je suis sceptique, ce qui explique sans doute la faiblesse de ma réponse à votre question. » (pp. 109-110)
La conclusion des deux auteurs
La conclusion des deux auteurs intéressera ceux qui se penchent sur l’identité contemporaine. Nous pensons que les auteurs sont trop pessimistes même si leur constat est loin de manquer de pertinence. La difficulté dont vient de parler Jacques Yerna est d’ailleurs celle qui explique les « échecs» rencontrés. Mais au bout du capitalisme, comme on le voit aujourd’hui, le capitalisme qui nie la Politique, qui nie l’État, qui nie la République, resurgit la guerre et donc justement la politique que ce système prétendait fuir et surplomber. Sans nier que nous vivrons encore des temps difficiles, l’arrogance même du pays du capitalisme et qui s’y est vraiment voué, est aussi l’un des plus formidables démentis sur l’apolitisme du marché qui requiert par conséquent que le combat continue, en Wallonie et ailleurs. Nulle force, nul secteur, nul système n’est à même de maîtriser l’imprévisibilité du social. Le capitalisme ne triomphera pas dans sa volonté de nier le politique.
« À la lecture des propos de Jacques Yerna, nous pouvons facilement deviner l’intensité de sa vie professionnelle et militante, une vie extrêmement active consacrée entièrement à la cause des travailleurs et à la lutte contre l’oppression, contre toutes les oppressions. Une vue qui n’a probablement pas laissé beaucoup de place aux affaires familiales, comme Jacques Yerna en témoigne lui-même à certains moments et comme la rencontre avec des proches et des collaborateurs de ce dernier nous l’ont confirmé. C’est d’ailleurs probablement ce qu’il y a de plus fascinant chez cet individu iconoclaste dont l’histoire personnelle se mêle à l’histoire syndicale de son pays et à son histoire politique en général. Un homme qui dès la fin de son adolescence s’engage pendant plus de cinquante ans dans la lutte pour l’émancipation du travailleur face au ”mur du capitalisme ” Un homme qui se bat pour la liberté de l’individu en Wallonie, en Belgique, et à l’étranger quand c’est possible. Un homme dont l’analyse politique se construira sur plusieurs dizaines d’années, au rythme des luttes sociales, de la libération en 1944, lorsqu’il part pour l’Allemagne, aux manifestations devant le centre de Vottem en 2003.
Si nous avons connu un Jacques Yerna amical, indiscutablement séduisant, attentionné et toujours prêt à nous aider, nous savions également qu’en politique les gentils, les ”braves” et les naïfs sont souvent écartés et mis sur le côté par ceux qui ne s’embarrassent d’aucun scrupule. Cela explique pourquoi le Jacques Yerna d’avant les années 90, c’était avant tout et principalement MONSIEUR Yerna. Monsieur Yerna dont la rencontre dans les bureaux de la place Saint-Paul était une épreuve redoutée par les employés de la FGTB qui reconnaissaient ses grandes qualités, mais aussi et surtout la grande rigueur qu’il imposait aux autres et à lui-même. Impeccablement habillé, c’est toujours très tôt qu’il arrivait à son bureau, après un footing de 10 Km sur les hauteurs de Cointe, un jour sur deux.. Personne ne se rappelle avoir vu Jacques Yerna s’absenter. Ses dossiers, il les maîtrisait parfaitement et multipliait sans cesse les notes en marge. Et puis il y a eu ses célèbres cahiers que ses deux successeurs au secrétariat de la régionale FGTB de liège adopteront, les statuts qu’il va décortiquer sans relâche et les nombreux rapports qu’il rédige lui-même lorsqu’ils sont de sa responsabilité politique. Président de l’USC du PS liégeois, rigoureux et cohérent, il occupe son poste pour la stricte période qu’il avait prévue et il tient à rédiger lui-même le rapport que son successeur François Santin présentera. Si cette rigueur pouvait parfois apparaître comme de la froideur, elle n’était en aucun cas une forme de snobisme. Bien qu’universitaire et ayant fait toute sa carrière comme cadre de la FGTB, Jacques Yerna savait parler aux travailleurs, et plus important encore, il savait les écouter, les comprendre, et en définitive relayer et traduire leurs points de vue partout où il le pouvait.
Jacques Yerna fut marqué par le renardisme dès le début. Modeste, il ne s’attribue cependant qu’un rôle secondaire dans l’élaboration de cette doctrine. On ne peut donc que s’interroger sur la réalité de cette affirmation au regard de l’influence que cet intellectuel brillant et fin politique (au sens noble du terme) a eue sur André Renard. On ne peut qu’être perplexe en imaginant cette ”posture” secondaire lorsqu’on prend la mesure du rôle qu’il a véritablement joué et lorsqu’on observe la fidélité et la cohérence qu’il eut par la suite vis-à-vis des principes énoncés. Ainsi, Vers le socialisme par l’action publié en septembre 1958 sous la signature de Renard apparaît comme un condensé de l’ ”idéologie” de Jacques Yerna. Cette cohérence avec les principes renardistes est attestée par des témoignages complémentaires et par de nombreux éléments publiés. Jacques Yerna n’a jamais occupé de mandat politique ou d’administrateur, il s’opposait tellement au népotisme qu’il refusait même de rédiger des lettres de recommandation pour ses propres enfants. Il tenait toujours à faire et à respecter ce à quoi il s’était engagé, même si parfois, lors de certaines discussions, il avait émis un avis contraire. Ainsi lorsque l’USC - où il militait - a décidé d’acheter un café, il a mis tout le monde en garde contre les risques de faillite et votera contre cette acquisition. Minorisé, il n’en assume pas moins la responsabilité collective et paiera, sur son propre patrimoine et pendant des années, sa part dans les remboursements de l’immense dette que l’échec prévisible de l’entreprise avait laissée.
Si Jacques Yerna est une personne modeste qui ne cherche pas à être mise à l’avant-plan, il n’en est pas moins fier de son parcours et scrupuleusement attentif à ce que l’on pourrait en dire et écrire. Ainsi, ses archives témoignent par leur quantité et leur classement rigoureux d’un souci permanent de conserver la mémoire des actions réalisées, et d’une volonté acharnée d’être toujours en mesure de vérifier l’un ou l’autre détails sur ce qui s’est réellement passé. Jacques Yerna aime dire qu’il s’est souvent trouvé par hasard à des endroits déterminants, car il avait bien fallu y aller ! Il est plus qu’évident que c’est avant tout par sa cohérence et sa fidélité aux principes renardistes qu’il était présent si souvent à des endroits aussi stratégiques, et non par hasard ! Pendant toute sa carrière, il ne pouvait d’ailleurs y avoir aucune interférence entre le travail et la vie familiale ; certains éléments douloureux qui ont rythmé une partie de la vie de Jacques Yerna n’ont jamais été partagés avec ses collaborateurs. Cette attitude fut également de mise pendant tous nos entretiens.
Jacques Yerna, L’enfant terrible titrait l’éditorial d’Urbain Destrée qui ouvre le numéro que Combat lui dédie à son départ à la retraite. Effectivement, on ne peut qualifier autrement une personne qui est capable de tenir tête à Renard, qui se maintint 26 ans à la tête de la régionale Liège-Huy-Waremme sans renier ses convictions, assumant de surcroît la présidence d’un Mouvement populaire wallon moribond.Un enfant terrible qui s’acharne à soutenir et à défendre des syndicalistes courageux mis en difficulté par l’appareil syndical, d’Éric Toussaint à Roberto d’Orazio en passant par Christian Remacle.
Sur le plan de l’analyse politique, lorsque Jacques Yerna nous raconte la tentation totalitaire et la menace de l’extrême droite dans les sociétés démocratiques déstabilisées, lorsqu’il stigmatise encore et toujours l’exploitation des travailleurs, l’arbitraire et la violence de la police, la torture et les violations quotidiennes des droits de l’homme(autant de causes qui ont rythmé son existence depuis cinquante ans), nous ne pouvons que constater la terrible actualité de ces combats malgré leur dimension fondamentalement historique. Nous ne pouvons être que perplexes devant la terrible proximité entre les luttes auxquelles Jacques Yerna a directement participé et les combats gigantesques qu’il reste à mener aujourd’hui pour défendre la dignité de l’homme et lutter contre les inégalités. Dans ce contexte, il convient de revenir sur cette ”médiocrité” de l’homme dont Jacques Yerna nous a parlé à plusieurs reprises, médiocrité qui caractérise l’homme en général, l’homme au quotidien, l’homme soucieux avant tout de ses petits intérêts personnels au détriment de la collectivité et de toutes démarches de solidarité. L’homme médiocre, nous explique Jacques Yerna, est capable de beaucoup de choses mais seulement dans des moments exceptionnels. C’est l’homme qui peut changer le monde et faire preuve d’une grande solidarité avec ses semblables mais seulement dans des contextes sociaux et politiques très particuliers, et surtout très rares. Sous certains aspects, faut-il le reconnaître, cet homme ” personnel ” et ”privé ” semble aujourd’hui plus médiocre que jamais. Est-il pour autant devenu l’homme définitif ? Il y a plusieurs raisons pour le croire et pour s’en inquiéter devant le manque ou l’absence de ces fameux moments exceptionnels. Car, aujourd’hui, et c’est sans doute le constat le plus amer que nous pouvons faire à l’issue de nos entretiens et au regard de l’actualité, il faut entreprendre les mêmes combats qu’hier, mais dans un contexte globalisé où les pôles de pouvoir semblent inaccessibles, hors de portée, difficilement identifiables et, surtout, indifférents à la contestation. La lutte pour la dignité et la liberté de l’homme, la lutte contre les inégalités sociales et économiques (entre individus, pays et continents), doivent s’organiser avec un terrible et lourd sentiment d’impuissance, d’une efficacité individuelle et collective. À l’homme médiocre capable de choses exceptionnelles dans des contextes exceptionnels, s’ajoute aujourd’hui un système politique et économique global où il est permis de s’interroger sur les conditions de possibilité de ces fameux moments historiques. Et sur le temps qui nous sépare de ces futurs grands bouleversements politiques. »
Julien Dohet et Jérôme Jamin Le 1er mars 2003
Deux erreurs
Dire que l’État belge de 1830 « fut une construction artificielle qui convenait aux grandes puissances » (p.135), c’est oublier qu’il y avait quand même réellement un sentiment belge (Stengers n’a pas tort à cet égard). De plus la révolution belge fut largement une révolution plébéienne, à tel point que les révolutionnaires les plus déterminés brandirent à un moment, face aux modérés, la menace « de déchaîner sur Bruxelles les masses ouvrières de la cité ardente et les mineurs borains », sorte d’esquisse de la Wallonie industrielle. Les termes que nous venons d’employer sont repris tels quels par la plupart des historiens de 1830. L’État belge était artificiel peut-être, mais toute nation est artificielle. Construction, oui, jusqu’à un certain point. Mais à condition de ne pas faire de cet État un État fantoche comme l’Empire Mandchou ou les créations de l’Afrique du Sud raciste. En outre, si l’on entend par « artificiel » quelque chose de mal fondé, ne reposant que sur du factice, il y a à discuter. Comment un État si mal fondé continue-t-il à tenir contre vents et marées jusqu’à aujourd’hui ?
On ne peut pas dire non plus que la contrainte du français en Flandre opposa un peuple flamand ainsi méprisé dans sa culture à un peuple wallon qui ne l’aurait pas été. Dans la mesure où, comme en France, au 19e siècle, la plupart des Wallons ne parlaient pas le français et n’ont donc pas été « respectés dans leur propre culture », même s’il ne s’agit pas du même phénomène qu’en Flandre. Le français fut également imposé aux Wallons dont ce n’était pas la langue maternelle.
La deuxième erreur, c’est l’idée que les Fourons (4.000 habitants) auraient été échangés contre Mouscron-Comines (70.000 habitants). Il saute aux yeux qu’un tel échange - s’il avait eu lieu mais il n’a pas eu lieu - aurait été vraiment très avantageux pour les Wallons. Il n’y a pas eu d’échange. C’est complètement étranger aux discussions sur cette loi votée en 1962. Les auteurs vont même plus loin en spécifiant que les Fourons « catholiques » auraient été échangés contre Mouscron « socialiste». Or on sait que le parti dominant à Mouscron était le PSC aussi (et qui l’est resté en quelque mesure). La seule idée d’échange en cette affaire vient du fait que la disposition envisagée pour Mouscron-Comines était la réunion au Hainaut et le détachement de la Flandre occidentale. Ces 70.000 habitants francophones nécessitaient en effet toute une administration provinciale francophone en Flandre occidentale même (en raison de la législation de 1932), ce qui gênait la province en cause. Les Fourons devaient simplement changer de statut linguistique et appartenir à la région de langue néerlandaise, région ne recoupant pas nécessairement les limites provinciales.
Dans les discussions, on a considéré à un moment que, de même que Mouscron était rattaché au Hainaut, les Fourons devaient être réunis au Limbourg. Et c’est d’ailleurs cette réciprocité qui a fait penser à un « échange ». Mais que les parlementaires tant wallons que flamands aient été accessibles à l’idée d’échanger des êtres humains contre d’autres (comme les aristocrates russes qui s’échangeaient des serfs et des villages), ne nous semble pas du tout exact. D’autant que la loi sur la frontière linguistique fut rejetée par une majorité de députés et de sénateurs wallons. Ce qui est vrai, c’est que les ministres wallons auraient pu démissionner avant le vote de la loi ce qui aurait suspendu les travaux du Parlement. À l’époque, on ne pensait pas que cela en valait la peine. Sauf à la Fédération liégeoise du PSB, ce qui contraignit le ministre Merlot à la démission.
Il est étonnant que cette légende de l’échange continue à se propager alors que les meilleurs ouvrages spécifient bien qu’il n’a pas eu lieu et le premier d’entre eux, La décision politique en Belgique, CRISP, Bruxelles, 1965. Le journal flamand De Standaard félicita même la revue TOUDI (n° 2 annuel 1988) pour sa présentation honnête du problème des Fourons où nous insistions déjà sur la légende d’un échange qui n’a jamais eu lieu. Il serait intéressant de savoir pourquoi cette légende continue à se propager, y compris dans les milieux cultivés.
Peut-être la population wallonne a-t-elle projeté dans cette mesure les sentiments de rejet qu’elle éprouvait à son encontre au point d’en faire le lieu d’une grave perversité politique. Peut-être aussi y a-t-il là un rejet de l’idée même que l’on s’engage dans l’idée d’une partition de la Belgique... Peut-être y a-t-il aussi le sentiment d’une illégitimité telle de ces questions (aux yeux de certains), d’une absurdité si profonde, qu’on est d’avance acquis à l’idée que tout a dû se passer absurdement.
Dans l’ Encyclopédie du mouvement wallon, Pierre Verjans indique bien par contre les raisons qui ont fait des Fourons un symbole de la Flandre et de la Wallonie aiguisant profondément le conflit.