Joyeuses-Entrées, simulacres de foules
Les Joyeuses-Entrées sont des événements très construits auxquels la presse donnait jusqu'ici un concours peu déontologique. Depuis Mathilde, un regard plus critique s'est installé. Dans Le Matin mais aussi Le Soir, Le Vif, De Morgen. Même Vers l'Avenir a été, il y déjà six ans de cela, très critique.
Anne Vanderdonckt écrit dans Le Matin du 22 octobre (après la Joyeuse-Entrée à Bastogne): «La liesse populaire n'est pas un phénomène aussi spontané qu'elle le donne à penser. La manière dont les rois les princes arrivent à susciter les enthousiasmes est quelque chose de très construit. Même si la foule n'était pas au rendez-vous, la Joyeuse-Entrée de Bastogne, par exemple, n'a pas été un flop, puisque le ban et l'arrière-ban - ne fût-ce que les plus de deux mille élèves rameutés dans les écoles - avaient été mobilisés..»
Nous allons reprendre des Joyeuses-Entrées déjà observées.
Albert II à Charleroi le 30 septembre 1993
Lorsque Albert II fit sa Joyeuse-Entrée à Charleroi, voici ce que l'on pouvait lire dans la presse le lendemain 1er octobre: «[Visite] réussie à tous points de vue [véritable] marée humaine, moment de liesse populaire comme Charleroi n'en avait plus connu depuis de nombreuses années.[On] fut infiniment surpris par la vague de chaleur qui s'était soudain emparée de la population. [On ne pouvait rester insensible] au radieux bonheur qui éclairait le visage de tous ces enfants au coeur battant, assez grands pour mesurer l'amplitude du moment dans leur longue vie à venir. La fête a été totale, la communion parfaite entre le couple de souverains et son peuple etc.» et ceci dans Le Soir, La Libre Belgique, La Dernière Heure et Le Rappel. [Jean-Pierre Tondu avait cependant pris des photos de la fameuse «marée humaine» que République avait reproduites]
(in République octobre et novembre-décembre 93)
Albert II à Namur le 7 octobre 1993
A Namur , Le Soir, La Libre Belgique virent 30 à 40.000 personnes. Présents sur place, nous pouvons témoigner de ce que 30 ou 40.000 personnes ne pouvaient avoir pris place le long du cortège du couple royal. La Meuse et La Nouvelle Gazette n'hésitèrent pas à porter ces estimations à 50.000 personnes. Certains journaux parlaient d'une foule «incroyable»: ils ne «croyaient» pas si bien dire! Vers l'Avenir, qui ne peut être taxé de républicanisme et d'hostilité à la monarchie, parlait, lui, de «quelques milliers de personnes». Mais comment se fait-il que l'on puisse exagérer? La Province et son Gouverneur, la Commune et son Bourgmestre, les magistrats de Namur et de Dinant, les enfants des écoles, les notabilités diverses sont toutes là. On ferme l'accès de certaines rues. Gendarmes et policiers se dispersent aux quatre coins de la Cité. Tout est dès lors prêt pour faire de ces non-événements que sont les Joyeuses-Entrées de véritables événements. Tout ceci indique bien que le système monarchique procède d'un récit, certes, fabuleux mais d'un récit auquel acquiescent tous ceux qui ont du poids dans nos sociétés: l'Église, l'École, l'État, les Médias. Dès lors, la fable devient officielle.
(in République décembre-novembre 93)
Philippe et Mathilde à Bastogne le 21 octobre 99
[Anne Vanderdonckt, après avoir planté le décor, se contente d'établir une chronologie]
(...)
8 h 20. Les ouvriers communaux disposent les barrières nadar des deux côtés de la rue Vivier, sur les quelque 250 mètres destinés au bain de foule. Les commerçants briquent le sol de leur boutique. Effluves d'eau de Javel.
Chez le libraire, presque plus aucun journal, sinon quelques quotidiens néerlandais et deux piles de La Meuse... Les clients, à toute vitesse, raflent deux, trois, quatre ou cinq journaux qui, tous, ont titré sur la Joyeuse-Entrée et/ou sur la fille illégitime d'Albert II. Les télés se précipitent sur tout ce qui bouge. Une femme qui sort un drapeau, un passant... C'est qu'à part les journalistes, bien deux cents, qui traînent comme des âmes en peine au centre de Bastogne, ce jeudi est apparemment un jour comme un autre. Il y a les gosses lestés de gros sacs qui s'engouffrent dans les bus, des files de voitures aux phares encore allumés qui descendent ou remontent la rue principale, des passants pressés...
9h20. Les enfants des écoles commencent tout doucement à arriver et à se placer à l'endroit qui leur est réservé. Tout excités, ils agitent leurs petits drapeaux et hurlent à qui mieux mieux. Immédiatement assaillis par les journalistes télé, ravis d'avoir enfin des images. (...)
Poulets blêmes et solitaires
10 h 15. Les gosses sont de plus en plus nombreux. De plus en plus excités. Il y a les «grands» , fascinés par les télés qui mettent tout en oeuvre pour attirer l'attention des cameramen. Et des tout petits de maternelles qui avancent deux par deux en, agitant leur drapeau de papier, minuscules et réfrigérés malgré leurs moufles et leurs bonnets. Mais il n'y a toujours qu'une rangée de quidams le long des barrières, des personnes âgées pour la plupart, souriant à tout qui se promène avec un appareil photo ou un carnet de notes, prêts à répondre à toutes les questions, toujours les mêmes.
Et en haut de la rue, tout au bout, personne pour tenir compagnie aux poulets blêmes qui, déjà embrochés, attendent que la rôtissoire se mette en marche. «Une semaine de répétitions... pour ça?» souffle un policier découragé.
10 h 50. Comme prévu, l'hélicoptère princier «traverse» la rue Vivier pour aller se poser sur le stade de foot. La clameur monte. Les gosses hurlent. Un labrador doré, bandana rouge en guise de collier, baille, s'étire, indifférent.
11 heures. Mathilde et Philippe sortent de voiture, tendent la main. On n'entend que «Mathilde! Mathilde!», «Où est-ce qu'elle est?» On a beau se pousser du col, on ne voit pas grand-chose à cause de la meute de cameramen et de photographes qui entourent le couple. On applaudit quand même. On tente de prendre une photo. Clameur. Sifflements. Les gens remontent en même temps que le couple, se groupent pour laisser derrière eux un désert. À la télé, cela donnera l'impression d'une foule immense et compacte.
(in Le Matin du 22 octobre 1999)
Anvers, Bruges pour Albert II (octobre 93)
(Autres comptes rendus observant les mêmes faits in République, novembre-décembre 93, avec d'ailleurs, pour ces villes, des chiffres très médiocres dans les journaux)
Conclusion
N'oublions pas les résultats de l'enquête de la KUL en 1990: 60 % de gens favorables à la monarchie, 20% d'indifférents, 20% d'hostiles 1 . Parmi les hostiles, les jeunes, les actifs en politique, les personnes instruites, les électeurs de gauche, soit les éléments les plus dynamiques d'une société. Pourquoi la RTBF demeure-t-elle le seul média important et sérieux à dire ce qui n'est pas? Même La Libre Belgique ou Vers l'Avenir sont plus circonspects.
- 1. ) Voir R Maddens et l'enquête de la KUL, De monarchie en de publieke opinie in België, in Res Publica, n° 1, 1991, pp. 135-176.