La bataille de la Lys de Ferdinand Fontaine

15 avril, 2011

Ferdinand Fontaine à la bataille de la Lys: premier soldat belge prisonnier à gauche, la main étendue sur la jambe droite, ayant gardé sa capote militaire


So secretly, like wrongs hushed-up, they went.

They were not ours :

We never heard which front these were sent.

(Wilfred Owen)

[Ainsi, telles de secrètes injustices, ils s'en allèrent.

Ils n'étaient pas des nôtres :

Jamais nous n'avons su quel front les attendait.]

(Citation de W.Owen par Xavier Hanotte qui sert de titre à son roman De secrètes injustices intrigue policière dont la clé est la bataille de la Lys).

Le 10 mai 1940 à 2h30 du matin, mon père est réveillé par une alerte. Il croit d'abord à un simple exercice. Il est seul avec quelques soldats à Floriffoux, un petit village entre Namur et Floreffe. Il est de ceux qui ont cru que la politique de neutralité nous épargnerait la guerre. Il n'y croit pas (ou veut ne pas y croire). Au matin, un soldat vient confirmer la nouvelle : c'est bien la guerre, il vient de l'entendre à la radio. Mon père se met sur la route devant son poste et interroge les personnes qui passent et qui le lui confirment.

Alors, il exhale sa rage contre les « Teutons », mot étrange et qu'il n'a jamais employé. Ce mot, les Allemands s'en étaient emparés fièrement au début du 20e siècle, leur Empereur en tête, parce que, au 1er siècle après Jésus-Christ le poète latin Lucain avait parlé de la « Furor teutonicus » (la fureur teutonne), de sorte que les mots devenaient prestigieux, comme notre « Fortissimi sunt Belgae ».

Mais le mot avait été retourné contre eux après les exactions d'août 1914. Les « Teutons », dans l'esprit de Ferdinand Fontaine, ce sont les soldats d'un peuple qui ont massacré plus de 5.000 civils en Wallonie en trois petites semaines d'août 14 (du 5 au 26 août), détruit 15.000 maisons. Pour des raisons que l'on comprend mieux aujourd'hui (les Allemands crurent réellement que de nombreux francs-tireurs les assaillaient le fusil à la main), mais qu'on avait bien du mal à cerner alors. De sorte que le sentiment à l'époque, c'était que les Allemands tuaient gratuitement. Le mot « Teutons » fut alors rapproché, identifié à l'autre mot désignant les Germains des premiers siècles après le Christ: les « barbares ».

Mais le 10 mai 1940, que peut penser un soldat wallon ? Que les brutes de 1914 repassent les plats. Le 4 août 1914, le Chancelier Théobald Von Bethman-Holweg l'avait déclaré solennellement devant le Reichstag : l'attaque allemande contre la France envahissant la Belgique neutre pour atteindre Paris et envelopper les armées françaises violait le droit international, mais, par cette manœuvre défensive ou préventive, l'Allemagne ne voulait que rompre l'encerclement mortel de son pays par les Français et les Alliés russes et anglais. Pleine et entière réparation étaient d'ailleurs promises à la Belgique pour les dégâts collatéraux commis par l'armée impériale, dès que la France serait vaincue, ce à quoi l'Etat-major du IIe Reich pensait parvenir en quelques semaines. On sait que les dégâts ne furent pas que collatéraux, que la France ne fut pas vaincue et que l'Allemagne ne répara pratiquement que peu matériellement et pas du tout symboliquement, s'estimant alors quitte de toute responsabilité.

La « Fureur des Teutons » recommence donc ? Mon père et ses compagnons d'armes se sentent à la fois impuissants et enragés. C'est d'une telle injustice qu'ils suffoquent de rage. Un jour de 1989 que je commençais à écouter une émission télévisée sur cette invasion, un imbécile me téléphona. Il avait si longtemps vécu en Allemagne (sans être allemand), qu'il croyait bon d'épouser leur sentiment possible jusqu'à l'odieux. Je lui dis que je le rappellerais, car je regardais l'émission sur mai 1940. Il rit au bout du fil et s'esclaffa « Ah ! ce que les petits Belges en ont pris sur la g... en mai 1940 » Soit , c'était un imbécile! Mais il valait la peine de rappeler pareille remarque au moment où débute quelque chose d'aussi monstrueusement imbécile - justement ! - que la guerre. Et surtout, lorsque, comme ici, elle fait ressurgir la crainte - que le passé justifie - qu'elle ne va pas du tout se limiter aux militaires, mais s'en prendre directement aux civils et pas par inadvertance.

« Fureur des Teutons. » Ces mots devaient figurer sur la Bibliothèque de Louvain incendiée en 1914 par l'armée impériale allemande, reconstruite, grâce à l'aide américaine, à la demande de son architecte Warren et du Cardinal Mercier sous cette forme « Furore teutonico diruta, dono americano restituta » [Détruite par la fureur teutonne, restaurée par le don américain]. Mais ils en avaient été exclus, l'université ne pouvant se permettre une telle stigmatisation à l'égard de ses futurs étudiants allemands et dans le cadre de ses relations avec le monde scientifique allemand. Les Dinantais seuls inaugurèrent le 24 août 1936 un large mur avec le nom des 674 victimes des massacres d'août 1914. Au-dessus de ce large mur les deux premiers mots de Leuven furent inscrits : « Furore teutonico ». Et cela malgré des démarches instantes pour qu'ils n'y figurent pas. Au centre, s'élevait pathétiquement une main de huit mètres de haut, souvenir du serment que Dinant avait fait en 1918 de ne pas oublier 1914. La ville avait été alors transformée en enfer de Bosch, avec 1100 maisons détruites et 674 hommes, femmes et enfants passés par les armes.

Rien n'était venu comme geste de pardon, de regret, de réconciliation du côté allemand. Et les Dinantais en 1936 furent abandonnés par presque tout le monde. L'Eglise et l'Etat ne se mêlèrent pas de leur cérémonie trop en contradiction avec la fameuse politique de neutralité que Paul-Henri Spaak allait inaugurer et sur laquelle mon père comptait pour ne plus revivre la guerre. Lors de l'invasion de mai 1940, la main géante et les mots latins, le grand mur allaient disparaître à jamais : les Allemands firent tout sauter, lieu de mémoire vite disparu, non la mémoire.

Ce n'est qu'en mai 2001 que les Allemands vinrent tendre la main aux Dinantais, sincèrement, je le crois, et que personne ne refusa de prendre. Mais le contexte de la réconciliation n'était pas favorable. Elle semblait imposée d'en-haut, se limiter à la seule Ville de Dinant, n'impliquer que le pouvoir fédéral et deux petites unités militaires. Certaines personnes n'y participèrent pas (parfois par pacifisme), tandis que les autres villages ou villes concernés par cette réconciliation s'abstenaient également de s'y impliquer.

Il y a comme une difficulté pour les victimes innocentes à être reconnues. Les morts d'août 1914 n'étaient pas des combattants. Ils furent tués, sauvagement, mais ils ne pouvaient être transformés en héros, n'étant pas des soldats. En outre, pour la Wallonie seule, les massacres s'égrenèrent sur plus d'une centaine de localités, certes dispersées sur tout son territoire, mais chaque massacre, pris séparément - sauf celui de Dinant, or son souvenir finit par gêner - ne pesait peut-être pas assez lourd.

Ces lignes apparemment désabusées, je les écris sans haine et même avec réserve. Lorsque j'étais enfant et adolescent, l'émotion autour de ce souvenir à Dinant même me lassait, me révoltait. Lorsque de Gaulle prôna dès 1960 la réconciliation avec l'Allemagne, je pris son parti (pour cela et pour beaucoup d'autres choses). Avec mon père, sur ce sujet, on en arrivait presque à l'empoignade. Ma sœur Nadie m'a rappelé qu'il me disait que j'étais bien léger avec le souvenir de la souffrance humaine. Il me représenta que j'oubliais les Allemands enfouissant les mains des enfants qu'ils coupaient dans leurs sacs-à-dos, puis s'en allant en chantant. J'ai le sentiment que mon père n'ignorait pas tout à fait que cela, en tout cas, était une légende, mais qu'il me lançait cette fable dans sa colère pour que sa position et son indignation m'écrasent encore plus.

Cela ne m'ébranla pas. J'oubliais à cet âge (16 ans), que j'avais devant moi, alors, un homme qui avait vécu la première moitié de sa vie dans la hantise du retour de l'invasion allemande, qui l'avait ensuite subie, qui, de ce fait, avait encore dû perdre cinq longues années de son existence. Nos professeurs à l'Athénée, notamment en histoire, considéraient qu'il fallait encore nous mettre en garde contre l'Allemagne. Le ressentiment anti-allemand dura bien longtemps encore après ces disputes avec mon père, pas seulement en Wallonie. Mon père avait cependant conscience que nos rapports avec l'Allemagne avaient changé. Mais sa captivité s'était terminée dans des lieux - Graudenz, Blechhammer - où les Allemands rencontrés étaient des êtres autoritaires et fanatiques qui le brisèrent plus que physiquement.

Le recours spontané à un mot inhabituel dans le vocabulaire courant - « Teutons » (« boches » n'aurait pas détonné) -, cela fait ressurgir 1914, dans une mémoire qui est bien celle-là en Wallonie alors qu'en Flandre, le souvenir de 1914, c'est celui de l'humiliation des soldats en général dans une guerre affreuse où l'on ne daigne pas parler votre langue. Tous les mots pour le dire reviennent sous la plume de mon père : « Inquiet et ne pouvant accepter l'évidence terrifiante », il questionne les personnes qui passent devant son poste : « toutes me répondent la même chose : notre Belgique est envahie par les Boches ». Par après, surviennent des avions belges, la DTCA (défense terrestre contre aéronefs) entre en action, les trains passent en nombre le long de la Sambre. Chez les hommes qu'il commande, « personne ne parle, personne ne parvient à croire au drame ».

La guerre est la plus cruelle épreuve pour un groupe humain. Car ce groupe réagit alors comme un individu mis en danger de mort, avec un instinct animal. Oui, il faut y revenir puisque ces évidences s'estompent, bien normalement. Même si la guerre frappe sauvagement tant de parties du monde qui vivent en quelque sorte dans la « même vie » que mon père, en pire...

***

Mon père s'imagine que l'on entre dans une guerre de position comme celle de 1914-1918 et que des permissions - certes, plus rares - seront accordées, qu'il pourra épouser sa fiancée. La visite à Nimy relatée au début de ce récit, c'est une sorte de contact que l'on prend avec l' « arrière », dans la conviction que l'armée belge arrêtera les Allemands.

Le 11 mai le Ier Bataillon du 13e de Ligne s'est porté sur Franc-Waret en vue de repousser d'éventuels parachutistes. Le 12 mai , Ferdinand Fontaine rejoint à Cognelée les forts de la 33e Compagnie type « C » qui constitue une des unités des USF (unités spéciales de forteresses, qui occupent les espaces entre les forts proprement dits, non pas ceux-ci), chargées de la défense des forts. La PFN (Position Fortifiée de Namur), ne livre pas réellement combat, mais attend l'ennemi. Un engagement sanglant entre la Lutwaffe et la 1ère Division de chasseurs ardennais eut cependant lieu le 12 mai à Temploux. Même si la PFN ne livre pas directement combat, ce sera quand même le baptême du feu pour tous ces soldats, en raison de multiples escarmouches. Et le 14 mai, les forts de Namur font feu sur des colonnes blindées allemandes en direction de Wierde et de Sart-Bernard. C'est le 14 au soir que ma mère, ses parents et ses sœurs s'enfuient de Nimy. Mons vient d'être bombardée. Eux éprouvent encore plus fort le souvenir de 1914. J'imagine que mon père a déjà oublié les sentiments catastrophés du 10 au matin. De son côté, on a toujours peur, mais on se pénètre de l'idée qu'il faut arrêter l'envahisseur.

Des événements graves se sont produits à un autre endroit du front, un peu à l'est de Liège : le 11 mai, l'armée allemande s'était emparée du fort réputé imprenable d'Eben-Emael. L'ennemi détruit presque complètement la 7e DI (Division d'Infanterie : une DI compte trois régiments de 4000 fantassins, soit 12.000 hommes + un régiment d'artillerie de 4000 soldats et un bataillon du Génie, soit 1000 hommes encore). Du fait de cet échec, qui porta un terrible coup au moral de l'armée, les DI de la Position fortifiée de Liège (sauf les régiments enfermés dans les forts), font retraite vers la PFN de Namur et y arrivent en mauvais état. En outre, dès le 13 mai au soir, un peu plus bas sur la Meuse, les Allemands ont déjà fait passer un blindé au soir, à Leffe. Malgré l'héroïsme des soldats français, notamment à Haut-le-Wastia qui contre-attaquent, les Panzers passent la Meuse. Ils ont calculé leur coup pour se mettre hors de portée des tirs des forts namurois. Plus au sud, à Sedan, ils la traversent aussi. Deux jours après, le Généralissime allié, le Français Gamelin annonce qu'il ne peut plus assurer la sécurité de Paris : la France est vaincue. La victoire incomplète d'Hitler dont les blindés passent la Meuse ne tenait qu'à un fil comme le montre les difficultés rencontrées par les divisons blindées devant Bodange, non loin de la frontière belgo-luxembourgeoise : face aux 50 chasseurs ardennais du commandant Bricart dépourvus de toute artillerie, de toute arme anti-chars et qui sont là parce qu'ils n'ont pas été touchés par l'ordre de repli, les Allemands engagèrent trois mille hommes et un groupe d'artillerie pour en venir à bout... Et furent ensuite très mal à l'aise à l'idée de devoir expliquer à leur haute hiérarchie que de tels moyens avaient été engagés par la puissante Wehrmacht pour briser la résistance de quelques soldats wallons...

Si la 1ère Division de Chasseurs ardennais entièrement motorisée, avec son artillerie, ses armes anti-chars, sa connaissance supérieure du terrain, à l'abri de la forêt, était demeurée là avec 17.000 hommes au lieu de 50, ces troupes wallonnes auraient fait mieux que rééditer le long de la frontière avec le Luxembourg la résistance de Liège en août 1914 qui surprit les Allemands et leur fit perdre quelques jours. Ni Sedan, ni Houx, ni Abbeville n'auraient été atteints aussi vite et peut-être ne l'auraient-ils pas été... Ce n'est pas ce qui s'est passé évidemment, mais cela permet de sentir fortement la fragilité de toutes les armées européennes engagées dans une guerre déclenchée par des nations si épuisées déjà par le conflit précédent.

Les contre-attaques françaises, notamment de divisions blindées, s'enlisent dans de multiples difficultés. Leurs chars sont redoutables, plus puissants même (sauf qu'ils ne possèdent pas la radio et communiquent entre eux par signaux optiques), que ceux des Allemands (à Gembloux, les Allemands seront écrasés), mais ils ne sont pas utilisés dans une stratégie d'ensemble : ils ne sont conçus que pour servir d'appoint à l'infanterie alors que les divisions de chars allemands sont chargées de percer le front allié. Le 21 mai, ce front sera coupé en deux quand les Allemands débouchant à Abbeville sur la Manche sépareront définitivement les troupes alliées du Nord et celles du Sud.

Quand cette percée se produisit, ma mère et ses parents étaient déjà presque arrivés dans le Midi sur les côtes de la Méditerranée.

Le 15 mai au soir, mon père évacue donc Namur avec la Compagnie d'USF (ces unités spéciales de défense de forteresses, à ne pas confondre avec les régiments des forts qui résisteront même au-delà de la capitulation du 28 mai comme à Tancrémont), qui bénéficie de camions, alors que le gros du 13e de Ligne et de la 8e Division dont il fait partie, fait retraite à pied. Le 16 mai au matin, il est à Thuilies dont il part vers 11h. Après un arrêt de quelques heures à Marbaix, il arrive à Mons dont il doit rencontrer le commandant militaire. C'est à ce moment qu'il envoie le soldat-messager vers Nimy et que lui-même, après l'entrevue avec le commandant de la place, se rend à Jemappes. Le lendemain, 17 mai, on repart vers Beclers, Audenarde, Deinze. Le 18 il arrive à Vinkt (où le 27 les chasseurs ardennais infligeront une sévère défaite aux envahisseurs), et y rejoint le VIe Bataillon de forteresse. Le 19, il quitte ce Bataillon et rejoint le Ier Bataillon du 13e de Ligne et sa 4e Compagnie à St Eloïs Vijve. Le 20 au soir, il « monte sur l'Escaut » qui est l'une des coupures sur laquelle l'armée belge fait retraite après que la position de défense Anvers-Wavre ait dû être abandonnée. Il note dans son agenda qu'il est à Kruishoutem le 21. Le 22 au matin à 4h il part de Kruishoutem pour s'installer à Wielsbeke, sur la Lys un peu à l'est de Coutrai. Le 23, jour de la Fête-Dieu, il note dans son agenda « premiers bombardements ».

Il fait alors partie de la 1ère Compagnie du III Bataillon du 13e de Ligne sous les ordres du Lieutenant Fontaine (un homonyme sans lien de famille). Il est dans le peloton Lambert, un peu à l'est du centre de Wielsbeke sur les lisières d'un grand parc, le long d'une courbe de la Lys. Le 24, aucun bombardements. Le 25, une attaque allemande est repoussée : il y a de très nombreux morts côté allemand. Le lendemain, le 26, son agenda indique un « bombardement intensif du matin » : le centre du 13e de Ligne qui défend Wielsbeke est fortement attaqué. Les sous-lieutenants Ruhwedel, Laperches et Maquestiau sont assaillis par le IIe Bataillon du 475e Régiment allemand d'infanterie. Les combats sont violents. A 11h15 les unités belges sont submergées. La plupart des 60 soldats du 13e de Ligne tués le 26 mai, l'ont été là. Il y a toujours à Wielsbeke, en cet endroit, une « rue du 13e de Ligne ». Le IIe Bataillon allemand poursuit sa progression vers le centre de Wielsbekke puis, en un mouvement tournant, revient sur la Lys et le peloton commandé par l'adjudant Lambert, où mon père assure le commandement d'un des cinq groupes de combat (un peloton compte 50 hommes, un groupe de combat 10). Les rangs de ce peloton sont disloqués et la compagnie est en partie capturée. Certains hommes, pris à revers, situés derrière l'endroit où combat mon père, ont été tués. Un témoin retrouve leurs cadavres le lendemain dans un des premiers coudes de la Waterstraat. Ces hommes postés en direction de l'est de la Lys, ont été pris à revers par les Allemands du IIe Bataillon retraversant le parc en direction de la Lys. C'est en s'apercevant de ces centaines d'Allemands surgissant dans son dos que mon père, chef du groupe de combat des dix hommes qu'il commandait, s'est rendu. Il s'agit là de la « situation malheureuse » qu'il décrit dans sa lettre du 31 mai 1940 dont la lecture inaugure ce livre : « Je pense que j'ai fait mon devoir, j'aurais peut-être pu résister un peu plus longtemps aux Boches, mais je me suis trouvé dans une situation malheureuse et j'ai dû me rendre avec tous mes hommes. » L'officier allemand qui le capture lui dit: « Cochon, vous avez répandu inutilement du sang allemand ! » Les Allemands, exactement comme en 1914, ont de la peine à considérer la résistance militaire belge comme légitime, estimant qu'elle ne sert que la France. C'est d'ailleurs l'un des éléments qui contribuent à construire la vision qu'ils ont des territoires envahis en 1914 : tout les conduit à penser que les populations résistent tout aussi illégitimement et qu'elles leur tirent dans le dos. La propagande flamande incivique de 1940 ne dit pas quelque chose de différent : elle dissuade les soldats flamands de se battre en arguant du fait qu'ils n'agiraient alors que dans l'intérêt des grandes puissances, la France et l'Angleterre. D'ailleurs, la politique de neutralité de Léopold III avait eu elle aussi comme finalité de mettre la Belgique à l'écart de la guerre, estimant qu'il n'y avait pas d'intérêt national à s'y engager . Mon père approuva cette politique en quelque sorte égoïste, jusqu'à ce que l'invasion allemande en démente l'utilité sinon la moralité.

Une photo de lui et de ses compagnons de combat entourés d'Allemands fut prise à Oeselgem dans le milieu de l'après-midi: le village est à trois ou quatre Km de Wielsbeke. Mon père, qui a gardé sa capote militaire et son casque est manifestement effondré, furieux d'avoir été obligé de se rendre, furieux d'avoir été pris. L'expression de son visage est celle d'une violente bouderie. Pour lui, l'armée belge n'est pas encore vaincue. Cette capture met en cause ses projets de vie. Sa fiancée, au même moment, dans la lumière du Midi, cherche une maison avec sa famille du côté d'Agde. Le 13e de Ligne a été jugé s'être comporté courageusement. Il est cité le lendemain à l'ordre de l'armée. D'ailleurs, si la compagnie de mon père a été capturée, partiellement, d'autres éléments de celle-ci se retranchent en combattant derrière la Mandel. Plusieurs contre-attaques courageuses ont encore lieu ce jour-là avec le 13e de Ligne et des éléments d'autres régiments de la 8e Division.

Sur la droite du 13e de Ligne une compagnie du 16e de Ligne flamand (9e DI) s'est rendue sans combattre le 25 au soir. Le 25 au matin, c'est la 4e Division flamande qui s'effondrait en se rendant en masse. D'autres divisions de l'infanterie flamande avaient déjà de fait abandonné: la 14e Division s'avérant inapte au combat dès le début (la 13e le 23 mai), la moitié de la 16e DI se rendant à Gand, le 24, notamment sous la pression des habitants. Le 26 et le 27, les Allemands précédés de drapeaux blancs marchent sur la 9e DI flamande qui ne tire plus. Quant à la 12e DI, elle a déserté dans la nuit du 26 au 27. Cela fait 6 DI flamandes sur les 9 que comportaient l'armée belge, un petit tiers de l'infanterie ou encore plus de septante mille d'hommes. Ces effondrements ont compté dans la défaite de la Lys et dans la hâte avec laquelle Léopold III décide - le 27 mai dans l'après-midi -, d'entrer en pourparlers avec les Allemands. Le soir même, la décision de capituler est prise et exécutée le lendemain 28 mai à 4h. du matin.

Le roi avait peur que les défections flamandes ne se poursuivent et que les Allemands n'en prennent prétexte pour mener à nouveau la même politique séparatiste qu'en 1914. De cela, mon père n'eut jamais conscience. Emmené en Allemagne parce que soldat wallon, il n'eut jamais la moindre expression d'envie à l'égard des Flamands, le moindre sentiment d'injustice. Au contraire, il riait du bon tour que jouaient aux Allemands, ceux des Wallons qui se firent passer pour des Flamands. Sur la Lys, il est entouré de défections flamandes : les plus proches sont celles de la 4e Division et celles de la 9e Division. Mon père même s'il doit devenir officier, n'est encore officiellement qu'adjudant au moment de sa capture et, à ce titre, il passera sa captivité dans les stalags où la Convention de Genève prévoit que les soldats et les sous-officiers peuvent travailler (non les officiers, internés dans des oflags). Les officiers s'occuperont autrement : à travers des discussions, des lectures etc.

Certains officiers wallons étaient au courant de ces défections flamandes. Il est avéré qu'au moins l'un ou l'autre officier wallon de la 4e Division d'infanterie fut tué par les partisans de la reddition. Voyant leurs hommes se rendre, ils continuèrent à tirer vers les lignes allemandes espérant que la reprise des combats empêcherait les partisans de la reddition d'entraîner le reste de la troupe. Ceux qui veulent se rendre devaient éliminer les officiers désireux d'entraîner à la poursuite du combat.

Mon père ne porta jamais aucun jugement contre Léopold III, exprimant plusieurs fois sa loyauté à son égard pendant la captivité. Mon père se sentait wallon, mais était avant tout un patriote belge.

Notre instituteur qui avait fait aussi la campagne des 18 jours nous parlaient des deux guerres mondiales sur un ton qui n'était pas pacifiste. Mon père n'en parlait pas, évoquant, seulement, comme pour sa captivité, des détail secondaires. Lors des distributions de prix, en raison de sa voix qui portait au loin, c'est lui qui était désigné pour lire la liste des morts de 1914 et de 1940, professeurs, élèves ou anciens élèves de l'Athénée. Mais il avait été sans doute choisi aussi à cause de la passion avec laquelle il prononçait le nom de ces victimes. Un groupe d'élèves de l'Athénée, rassemblés autour du drapeau belge, lançaient après chaque nom ou série de noms, comme un refrain ou comme le répons de cette liturgie solennelle: MORT(S) POUR LA PATRIE.

Lorsque je fis part à mon père des sentiments hostiles à la Belgique que je nourrissais déjà alors, nos discussions tournèrent à l'aigre. Je dois dire que, vers quinze ans, j'avais lu les Mémoires de Guerre du général de Gaulle et en refermant ce récit où de Gaulle se traite comme un héros de roman, un moment triomphant du Destin, puis à nouveau terrassé par lui, je fus saisi du sentiment de la grandeur de la France, une grandeur qui, à mon sens, n'existait pas chez nous, peut-être (peut-être !), à cause de tous ces non-dits sur le « roman national ». En 1961, 1962 et 1963 - époque de ces discussions parfois orageuses, sinon même violentes - il était quand même possible de voir que les Flamands ne marchaient pas dans le même type de sentiment national belge que le nôtre. Et, à ce moment-là, je reniai la Belgique, ne m'estimant même plus belge, pensant que seule la France était une véritable Nation, insatisfait de ce qu'était la Belgique dont je ne sentais rien vibrer. À cela, mon père répondit un jour, les larmes dans les yeux et avec fermeté, qu'au cas où la Belgique serait à nouveau menacée, il se mettrait à nouveau « au service de mon pays et de mon roi ». Sur ce rattachisme, je suis revenu, estimant qu'il y avait à faire la Wallonie...

J'admirais de Gaulle ce qui mettait mon père en rage. Lorsque avait lieu une allocution radiodiffusée du général, je montais dans ma chambre l'écouter. Mais un jour de l'automne 1962 cette allocution devait avoir lieu à 13h., pendant le repas de midi. C'était exceptionnel : l'après-midi, le Parlement français devait débattre de la motion de censure contre le Gouvernement de Pompidou, motion de censure motivée par le dépôt par le général de Gaulle d'une proposition de loi référendaire prescrivant l'élection du Président de la République au suffrage universel. Dès lors, je demandai qu'on écoute la radio en plein repas familial. Je me souviens très bien que mon père prit son journal en vue de dissimuler l'émotion qui l'étreignait : il ne pouvait être indifférent à la voix de cet homme, engendré par la guerre mondiale, qui parlait pour la France sur le même ton de patriote dont usait mon père à l'égard de son propre pays.

***

La guerre faite par mon père déclencha en moi la première expérience de la Mort ou de son angoisse. Tout fasciné que j'étais par les récits de mon instituteur sur la gloire de ceux qui risquent leur vie pour la Patrie, je n'en éprouvais pas moins avec accablement la possibilité pour moi d'y périr. Cela me faisait peur parce que, avec le sens historique propre aux petits enfants, j'estimais que j'allais fatalement aussi devenir un soldat et que j'allais aussi risquer ma vie quelque jour, la guerre faisant partie de l'ordinaire des êtres humains, comme le mariage ou la nécessité de travailler et se loger.

Je me représentais la guerre des fantassins comme une guerre où le corps est exposé nécessairement au feu adverse. Je m'étonnais de ce que l'on n'avait prévu qu'un casque pour les en protéger. Cela m'inquiétait tellement que je m'en ouvris même à ma mère qui me raconta qu'elle connaissait un soldat qui s'était mis une plaque de fer sur le cœur. Pourtant, ce n'est pas avec ces appréhensions que mon père combattit en 1940 : chargés d'entraîner leurs hommes au feu, les officiers et sous-officiers - qui partagent cependant tous les risques avec eux -, leur font valoir que les probabilités établissent que relativement peu d'entre eux seront gravement blessés ou tués.

Dans le régiment de mon père, de fait affreusement touché aux combats de la Lys, on atteint 3% de pertes environ (les morts et ceux qui moururent de leurs blessures), ce qui demeure un chiffre énorme, mais signifie que chacun des soldats avait 95 chances sur 100 de s'en tirer. C'est sur cette base que les officiers fondent le courage qu'ils désirent insuffler aux soldats : lorsqu'un obus siffle mortellement dans le ciel, comme se le redit Marc Bloch, dans L'étrange défaite, il y a beaucoup d'espace autour de soi sur lequel il peut tomber.

Peut-on, cependant, ne pas voir les membres arrachés, les corps tronçonnés, les plaies affreuses des camarades, ne pas entendre les cris de ces jeunes hommes qui meurent dans les pires souffrances en appelant leur mère ? La plupart des récits de soldats wallons de mai 1940 sont tous bien plus pleins de la haine de la guerre et de sa stupidité que de la haine des Allemands. Il leur fallait en même temps vomir les horreurs et résister, car c'était la seule issue morale à l'invasion. Marc Bloch, dans cet esprit, au moment d'être fusillé comme résistant, dit à l'adolescent à ses côtés devant le peloton d'exécution : « Ne t'en fais pas, petit, cela ne fait pas mal. »

D'ailleurs, mon père lui-même, jamais, n'envisagea de mourir à la guerre. Ni durant sa captivité. C'est seulement à la fin, en avril 1945, qu'il confie au journal qu'il rédigea qu'il pouvait peut-être bien y passer. Toutes les autres lettres ne disent rien de cette possibilité et c'est bien pourquoi, lorsqu'il l'évoque dans ce journal, mon père, s'adressant à ma mère par le biais de ces pages que sa fiancée ne peut lire directement (de toute façon, à cette période de la guerre, plus aucune lettre ne pouvait partir d'Allemagne ni y parvenir), dit bien : « nous n'avons jamais envisagé cette éventualité ». Mon père était alors très déprimé et le contexte apparemment banal de tout ce qu'il écrit et décrit respire la violence qui demeure, même dans les derniers mois de l'effondrement allemand. Lui-même écartait donc au moins en principe l'idée de sa propre mort. Mais, moi, le destin de soldat (auquel je me croyais condamné comme garçon), me faisait peur. J'enviais les filles de ne pas être exposées à ces risques. À vrai dire, la perspective de la guerre me torturait d'angoisse. Je me disais que j'essayerais d'être versé dans une unité qui défendrait des forts, leurs murs épais me mettant au moins à l'abri d'une balle directe venant me frapper, hypothèse que je considérais comme plus que plausible. La peur de la mort fut d'abord pour moi la peur d'être tué au combat.

Le soir du 26 mai, mon père est emmené à la prison d'Audenarde. Il vient de passer trois à quatre jours dans les tranchées creusées entre le parc de Wielsbeke et la Lys. Il n'a guère dormi. Ce jour est un dimanche et il n'a pas pu assister à la messe. Il va gagner Saint-Trond puis l'Allemagne en camion


Annexe : Lettre de Ferdinand Fontaine à Marie-José Delferrière

Floriffoux, Le 11 mai 1940

Ma bien chère petite femme Jo, Je t'aime [...] Entre 2h et 2h30 du matin, le 10 mai, l'ordonnance Barlier vient nous faire réveiller. Alerte ! Nous sommes tellement habitués à ces choses (nous en avons eues presque une dizaine depuis la mobilisation), que nous nous apprêtons en vitesse sans penser que là-bas à l'est les Teutons allaient encore violer notre sol. C'est Raymond qui vint m'annoncer l'horrible nouvelle vers 8h, car je suis seul avec 6 soldats et des caporaux en plein bled, assez loin de toute habitation. J'ai d'abord cru au canard, on lance tellement de fausses nouvelles. Inquiet et ne pouvant accepter l'évidence terrifiante, je me place sur la route et je questionne les rares personnes qui peuvent passer, toutes répondent la même chose : notre Belgique est envahie par les Boches ! Malgré tout, je ne parviens pas à m'assimiler cette douloureuse réalité, tout autour de moi la justifie : trafic intense du chemin de fer vers l'arrière (je suis le long d'une voie ferrée), mouvement continuel des autos vers Charleroi, activité de l'aviation et de la DTCA (*). La poignée d'hommes que j'ai à commander est consternée, personne ne parle, personne ne peut croire au drame. Le silence est complet, rompu parfois par une réflexion de l'un ou l'autre, réflexion qui fait deviner à quoi ils pensent. Mon cœur bat fort et je songe aux êtres qui me sont particulièrement chers, surtout à Toi, ma petite Femme, à Toi d'abord et par-dessus tous. Quand Raymond revient un peu plus tard et me dit les scènes déchirantes qu'il a vues au village, les femmes en pleurs, les mères éplorées ma douleur est immense, je sais que les écoles sont licenciées et je vous vois tous, Père qui a déjà vécu l'autre, Mère qui souffre déjà physiquement, Drée [Andrée] dont le mari est aussi en campagne, mes petites sœurs si gentilles et Toi, je vous vois réunis autour du poste de TSF écoutant avec une anxiété toujours accrue les communiqués initiaux du terrible fléau qui nous atteint. L'épreuve s'est centuplée, la mobilisation a fait place à cette chose dont j'ai peine à me rendre à l'évidence : la guerre ! Et pourtant, nous ne pouvons tomber dans le pessimisme. La parole du poète me revient instinctivement, parole profondément humaine : « Le blasphème nous monte aux lèvres, Seigneur ! mais en fils soumis nous adorons votre éternelle volonté. » Non, mon Petit, malgré notre douleur immense, nous ne pouvons cesser d'espérer. Espérer contre toute espérance ! rappelons-nous mon Petit comme la Providence nous a placés sur la route l'un de l'autre, tout avait été si merveilleusement arrangé par Elle pour que nous nous aimions. Remettons entre les mains du Bon Dieu notre avenir et redoublons de confiance. Souviens-toi que notre amour pur, saint, fort ne fera jamais qu'augmenter, rien, ni l'épreuve, ni la séparation même longue ne peut diminuer en rien l'amour véritable. L'amour est plus fort que la mort, sois en intimement convaincue.J'aurais menti effrontément, si je ne t'avais dit mon émoi et ma douleur profonde. Cependant au plus profond de notre épreuve crucifiante donnons-nous la main bien fort, unissons nos énergies, à « nous deux » nous pouvons et nous devons soutenir ce coup si dur. Comment puis-je t'écrire si longuement malgré la gravité de l'heure ? C'est que je suis détaché pour 48 heures au plus de ma Compagnie, j'attends d'être relevé pour rejoindre. Je n'ai absolument rien à faire.Parlons maintenant un peu de nous. Depuis près de 12 heures, je songe très sérieusement à une chose. Tu l'as deviné : notre mariage. Je voudrais qu'il se fasse le plus tôt possible. Je te livre ma pensée, je ne suis pas seul juge et je te demande ce que tu en penses. Qu'allons-nous faire ? Attendre la fin des hostilités, ou profiter d'une permission (car il y aura encore des permissions, plus rares d'accord, mais il y en aura encore). Quel est ton avis ?Je l'ai encore échappé belle avec mon congé. Je suis content d'avoir pu décrocher pour cette date car quelques jours plus tard il était dans le lac ce qui faisait bien plus de 6 semaines sans nous voir. Tu as certainement plus de nouvelles que moi, car comme je te le disais en commençant, je suis seul au milieu des champs, au bord de la Sambre dans un joli coin, la nature est merveilleuse et je ne puis faire que comme un de mes caporaux : quel contraste entre ce beau jour de mai et la triste et pénible situation dans laquelle se trouve notre chère Belgique. Cet après-midi un nombre assez grand de convois se dirigeaient vers l'arrière, nous assistons aussi à l'évacuation de tous les wagons des gares de formation des villes de l'avant. Je ne sais rien, rien que ce que Raymond vient de temps à autre m'annoncer comme provenant de la TSF.Je viens de quitter mon bled car un caporal envoyé en corvée m'a annoncé que les Français n'étaient pas loin de nous. J'ai enfourché mon vieux clou et j'ai été saluer nos amis de France. Cette arrivée de troupes amies est un puissant réconfort pour nos hommes.Au revoir, ma bien-aimée, sois courageuse malgré la lourde épreuve. Répète-toi que je t'aime, que je t'aime de plus en plus [...]

Ferdinand Fontaine

(*) Défense Terrestre Contre Aéronefs.

Les sources historiques et critiques du comportement des troupes flamandes (ni jugées, ni condamnées mais comprises):

Régiments flamands et wallons en mai 1940